Chapitre 35 - Mercredi 15 avril

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Paréo

Aujourd’hui, plus question de remonter sur ce toit. Je laisse le souffleur souffler et Nora travailler. Elle en a des paquets de choses à faire. Des pas commodes visiblement. Et puis maintenant que Miss Pangolin a récupéré une tenue de baignade un peu plus chatoyante, il faut bien nourrir l’hippopotame informe qui s’ennuie au soleil. On patauge plus qu'on ne se baigne. Des ronds dans l’eau, pas moyen d’aller plus loin. Éva est contente de ne pas être seule dans cette grosse baignoire. Je collabore plus que je ne participe, et c’est déjà pas mal vu la température de l’eau. Vingt-quatre degrés, ça pique encore. Ensuite, je me sèche au soleil dans un transat aussi bleu que la piscine, mais beaucoup plus chaud. Je préfère ce bain de soleil, Éva moins. Il faut se résoudre à sortir le Mölky. Tout pareil, on avance, il recule. Comme ça, pendant une bonne demi-heure.

C’est Nora qui nous sort de cette forêt de troncs d’arbres scandinaves. Elle en a assez des mails, des mémos et de tout ça. Elle passe en mode messagerie avec un chapeau de paille sur la tête.

- On va faire un tour à la mer ?

Je la prends au mot, elle me prend au bras. Nous descendons tous les trois vers la plage. Notre rond de serviette est toujours là à nous attendre. Personne. On enlève nos chaussures, on pose les serviettes. Complet. Nora dénoue son paréo lentement, se retourne au ralenti et me le jette au visage. Elle m’aguiche là ? Non ? Si, elle m’aguiche et sourit dans le vent. Il lui reste ce maillot une pièce. Noir. De l’élasthanne ou du spandex ? Que sais-je moi ? Ça épouse joliment ses formes, mes compétences stylistiques s’arrêtent là.

Re-demi-tour. Face à la mer. Elle s’approche du rivage plus rocher que sable. Éva l’accompagne. Cette fois, il y a quatre pieds dans l’eau. Puis les mollets. Elles marquent une pause. Logiquement, tout le monde s’arrête là définitivement. Mais non, elles continuent. Main dans la main. Cette fois les fesses. Nouvelle pause. Éva se met sur la pointe des pieds à chaque vague. Heureusement, la mer est calme. Bien plus que la mère et la fille. Elles repartent et Éva pousse des petits cris. La douleur sûrement. Et puis soudain, deux têtes et plus rien d’autre que les hurlements d’Éva qui s’estompent progressivement. Elles sortent d’où les deux pingouins ?

- Allez viens Gabriel me crie Nora.

Il fallait que ça tombe sur moi. Je fais quoi ? Je remonte à Paris ?

- Vous êtes pas bien ?

- Allez viens.

- Même pas cap, me défie Éva.

Tout en moi me dit de ne pas y aller, excepté ce prénom qu’elles ne cessent de répéter.

- Gabriel, Gabriel !

Marin, ce n’est vraiment pas un métier pour moi. J’aurai tenu deux mois, pas plus et à la première sirène. Bim. Je me jette à l’eau.

Ce n’est pas froid. C’est au-delà. Je me transforme aussi sec en poulet sans plumes. Il faut nager ou mourir. Elles sont encore à dix mètres de moi. Plus du tout poulet, beaucoup plus nugget congelé. Cette fois, je peux presque les toucher.

- Bravo papi.

Dans l’échelle de la gratification, je suis très mal noté.

- Même pas mal. Et ne dites pas quand on y est, elle est bonne.

Éva se marre, mais commence à grelotter. Excellente idée. Nous regagnons le rivage, Éva plus rapidement que nous. Arrivée à hauteur d’homme, Nora marque la pause et m’invite quelques instants dans ses bras. Un baiser salé et des pieds accrochés autour de ma taille sont ma juste récompense. Et puis après, je rentre vibrant de toute part. Dieu qu’elle est froide.

Ce soir Éva est cuite. Robin est mort. Soixante-douze fois dans Call of Duty. Et Nora a les traits tirés. Les enfants regagnent leurs pénates rapidement et nous voici seuls au rez-de-chaussée.

Vingt-trois heures. J’adore cette cuisine. Elle n’est pas belle, même plutôt moche, ou disons d’un autre âge. Elle n’est pas grande. Encore moins luxueuse. Mais je l’aime. C’est ici que les langues chuchotent, se délient, que les corps se frôlent, que les bouches goûtent et s’entrouvrent. C’est une cuisine où l’on se regarde dans les yeux.

Les siens se ferment un peu, elle étire doucement ses bras jusqu’à y attraper la lune, elle bâille. Pardon, me dit-elle en rigolant. Puis elle retourne à son orange posée devant elle. Elle la caresse plus qu’elle ne la découpe.

Elle a les yeux caramel mou ce soir. Pas de papier pour les emballer, juste d’autres yeux pour les savourer. Même fatigués, même épuisés, ils ont toujours quelque chose à vous raconter. Pas de grands discours qui s’agitent sans cesse, pour la forme, histoire de noircir la pupille. Pas de roues qui tournent à vous décrocher la mâchoire façon Vegas. Il y a juste des lueurs qui scintillent à peine. Comme ces étoiles qu’on ne voit jamais de face. Question de cônes et de bâtonnets qu’ils nous disent. Pas du tout. Elle a des yeux pour les marins, voilà tout. Des étoiles ou des petits cailloux, appelez ça comme vous voulez. Mais bien pratiques pour retrouver son chemin, et ma foi, pas vilains. Pour un vaurien, c’est l’endroit parfait pour y casser la croûte. Et c’est précisément ce que je fais. Un caramel mou sur un bout de pain.

Et puis, il y a ce silence qui pourrait nous emmener jusqu’au bout de la semaine si on n’y faisait pas attention. Il y a bien ce frigo qui ronronne, mais à force on l’a digéré depuis bien longtemps le miaou. Nous sommes trois dans cette pièce, elle, moi et le silence. Et ça nous va. Les coups de claques, parfois, il faut les laisser là où ils sont. Pas besoin de les remettre sur la table comme ces miettes de pain. On en parlera plus tard de nos crevasses.

L’orange, maintenant, elle est toute nue. Plus un poil sur le caillou. Ce serait dommage de la croquer tellement elle s’est donné de la peine pour la rendre si ronde. Mais le temps n’est pas aux états d’âme ce soir. Juste de la fatigue et de la soif. On l’entend se déchirer. Comme du papier. Elle n’a pas l’air de souffrir, elle soupire tout au plus. Elle me tend un quartier directement dans la bouche. Comme du velours avec du sucre autour. Ses yeux de chat vous feraient avaler n’importe quoi, on a toujours soif avec eux.

Et puis il arrive un moment où la nuit n’en a plus grand-chose à faire des oranges, des miettes et des caramels. Elle n’a plus faim du tout la nuit. On la laisse faire sa besogne et nous montons dans la chambre rose.

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