Chapitre 42 - Mercredi 22 avril

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Boîte de Jazz

Nous sommes tous les trois attablés dans la cuisine. La bonne humeur est dans les tasses, Éva est particulièrement en forme. Elle a fait un tour au vivarium sur la terrasse. D’après elle, tout le monde va bien sauf le lézard qui semble un peu triste.

- Peut-être faudrait-il le relâcher, tu ne crois pas ? lui dis-je.

- Non, c’est juste qu’ils ne se connaissent pas depuis longtemps. Il faut leur donner un peu de temps. Et vous, comment vous vous êtes connus ?

On se regarde avec Nora. Elle affiche un grand sourire qu’on peut traduire par « eh oui, c’est ça les enfants. »

- Qu’est-ce qu’on fait ? Tu racontes ?

- Non, vas-y toi. Je suis curieuse d’entendre ton histoire. Après tout, c’est un peu ton boulot, me dit-elle malicieuse.

Je prends la pause. En vérité, je me rappelle de presque chaque seconde.

- Je fais court ?

- Non, je veux tout savoir.

- Alors voilà. C’était un concert de jazz. Gainsbourg et le Jazz pour être plus précis. Le jeudi 30 janvier. C’est un bon début, je me souviens de la date.

- C’est pas vieux dis-donc.

- Chut !

- Ce jeudi, je ne travaille pas. J’emmène les enfants à l’école puis je vais au Monop. J’ai envie de me faire beau. J’achète un tee-shirt et une écharpe d’un bleu-ciel clair. Ensuite, je vais dans le magasin de fringues qui est en haut de la rue. J’essaye plusieurs jeans et je choisis un 501. Je me souviens que la propriétaire ne m’a pas reconnu. Trop maigre, trop vide, trop transparent. Mais je m’en fous pas mal, j’ai un joli jean, un nuage autour du cou et un rendez-vous avec ta maman.

En fin d’après-midi, direction Opéra. J’ai prévu large. Paris est gentil avec moi ce soir. Ça roule. Waze me conduit au parking.

Il est dix-huit heures je crois, et je suis en avance. Quelques gouttes de pluie. Rien de méchant. Paris est charmant.

J’attends ta mère devant son travail. Un peu péteux, mais ça va, je n’ai pas pris de fleurs. C’est mieux. Dix-huit heures quarante-cinq. Elle sort en retard.

- Elle est toujours en retard, me dit Éva.

Nora sourit encore et veut connaître la suite.

- Et après ?

- Après tu sors. Premier regard.

Je me tourne vers Éva.

- Et là, je vois de la déception dans les yeux de ta mère. Mais je ne suis pas vexé, à sa place j’aurais pensé la même chose. Je n’en prends pas ombrage. Il fait nuit.

On va au parking. Mon ticket est péteux comme moi. Il ne marche pas. Je me dis ça commence bien.

Nora rigole.

- Ah oui, le ticket. J’avais oublié.

- Dans la voiture, il y a un parfum. Léger. Il flotte. Je ne le connais pas, j’aime bien. Et puis on discute un peu. Ta mère me parle de son boulot, de toi et de ton frère, des trucs de grands.

C’est une histoire pour une petite fille. Dans les contes de fées, il y a souvent des monstres qui rôdent, je n’en parle pas. Je ne dis pas ce que je vois dans les yeux de sa mère, je n’évoque pas sa petite voix à peine audible. Dans la voiture, elle effleure son histoire. Pas de détails. Pas besoin. La vie l’a cassée, fracturée, assommée. Elle est forte. Des épaules en chêne. Elle est fragile. Sa peau doit être lisse. Elle est belle et ça je peux lui dire.

- Bref, au bout de trente minutes à peine, on arrive dans le quinzième. Paris est sympa je te dis. Dehors il y a déjà la queue. Vite fait, j’ai le temps de la regarder.

Juste assez pour profiter un peu des lumières des néons. Son visage ne prend pas complètement la lumière . Trop d’ombre dans sa vie. Mais ça non plus je ne lui dis pas.

- On descend les marches du Bal Blomet. Je lui ouvre la porte. Le visage de ta mère s’illumine. La salle est jolie, l’atmosphère jazzy envoie quelques notes apaisantes. On s’assoit. Deux chaises, une petite table. Je vais commander des assiettes de charcuterie, un verre de Chablis et une bière. Ça va bientôt commencer, on discute encore un peu. Juste devant nous, un type se prend un verre de vin tombé du balcon. Pas le verre, juste le liquide. En temps normal, il était pour ma gueule. La roue tourne, ta mère me porte chance.

Fille et mère rigolent.

- Ah oui ! Ça je me souviens, me glisse Nora.

- Le groupe s’installe, la chanteuse est pétillante. Jolie voix. Le pianiste a des rivières au bout des doigts. Ça coule, ça glisse, ça tourne, ça tombe. Magnifique. Ta mère a l’air d’être bien, moi aussi. Je vais lui chercher un deuxième verre de Chablis. J’opte pour un verre de rouge. Elle boit plus vite que moi. Je prends mon temps.

- Bravo Maman !

- Tu vas me faire passer pour une alcoolique. Ne l’écoute pas !

- Les morceaux s’enchaînent, émouvants, envoûtants, drôles et entraînants. Je me dis que j’aurai dû venir ici plus tôt. C’est beau le jazz. Pas de mécanique, pas d’effets de manche, juste des chemins à prendre parmi des milliers d’autres.

Ils font monter sur scène un type censé être un sosie de Gainsbourg. Il ne fait rien. Il est juste accoudé au piano, il ressemble à Jean-Paul Rouve. Le fils de Gainsbourg et Jean-Paul Rouve.

- C’est qui ? me demande Éva.

Nora étouffe un petit rire, la main à la bouche. Son sourire est précieux chez elle. Elle ne l’offre pas souvent.

- Dernier morceau, dernier rappel. Je l’aide à mettre son manteau. Classe. On sort. Je lui propose un dernier verre, mais elle me dit que tu es malade, que tu as de la fièvre. Elle préfère rentrer.

- Je ne m’en souviens pas, me dit Éva.

- Alors je la raccompagne et on discute encore un peu dans la voiture. C’est elle qui me guide. Je coupe le moteur au pied de l’immeuble et on se dit au revoir tout simplement. Je retourne à la maison. Périphérique fluide, zéro problème. Merci Paris, j’ai passé une excellente soirée. Je rentre dans la chambre. J’enlève mon nuage autour du cou et je me couche, je me dis juste que je ne suis pas sûr de revoir ta mère et tu vois je me suis bien gouré. Voilà, c’est tout pour aujourd’hui.

- Elle est bien votre histoire nous dit Éva. Mais je ne comprends pas un truc. Si tu l’as invitée, c’est que tu la connaissais déjà ?

On se regarde perplexes avec Nora. À elle de dire ou de ne pas dire. Les sites de rencontre ça sonne moyennement conte de fées.

- On te racontera le début du film plus tard. Tu as tes devoirs à faire et moi j’ai du travail. En tous les cas, moi aussi j’ai passé une excellente soirée, me dit Nora, en m’offrant quelques notes de jazz humides.

Et pour le reste, rien de spécial. La petite musique de Bal Blomet nous accompagne. J’appelle les enfants. Ça swingue encore à Paris. Ils vont bien. Roulement de tambour. Madame a bien reçu mon courrier, elle me remercie. Quelques notes de piano. Bonsoir le monde. Mais pas de rappel.

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