Chapitre 46 - Dimanche 26 avril

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Pique-nique

Nora a envie de faire un tour. Toujours cet insatiable besoin de bouger. À croire que les murs se rapprochent à mesure que les heures passent. Moi j’ai un peu la flemme. Je l’ai toujours eue, on me l’a assez répété. Je n’ai pas envie de l’entendre de sa bouche. Pas aujourd’hui, alors j’accepte. La ville est morte et les plages sont zones militaires. Quant à la Grotte aux Pirates, c’est notre confessionnal, on ne va pas y passer la journée.

On opte pour un pique-nique dans l’arrière-pays. Le paradis des braconniers et des gardes-chasses. C’était à l’époque de Pagnol, depuis il y a eu les Gendarmes à Saint-Tropez, ça nous rassure un peu et abaisse notre vigilance. Robin lui aussi a la flemme et il n’en éprouve aucune honte. Il restera ici et laissera sa vaisselle sale dans l’évier.

On se prépare gentiment. Nous sommes dimanche, rien ne presse. Nous prenons la route de Grimaud puis nous montons vers la Garde Freinet. On aperçoit encore le golf de Saint-Tropez au loin sous une belle lumière de printemps. Évidemment, ça tourne et les couleurs du visage d’Éva tournent sur le même rythme. Rouge, rose, rose-pâle, blanc puis gris. Là, il faut vraiment s’arrêter. Elle évacue avec beaucoup de dignité un mélange douteux et calme sa trachée brûlante par petites gorgées d’eau. On repart les fenêtres ouvertes et à vitesse réduite. Autant dire qu’on n’avance pas. Les locaux, eux, ne sont jamais malades et encore moins en week-end. Ils me surprennent à chaque fois, ils attendent toujours l’endroit le plus dangereux pour vous doubler. Un tournant, une voie plus étroite, un véhicule arrivant dans l’autre sens. Avec une grosse cylindrée, c’est facile, mais avec un Kangoo blanc-maçon ça confine au grand art. Bref, on se fait copieusement klaxonner et dépasser. Un petit « connard » s’échappe parfois de la bouche policée de Nora. Éva, la tête à la fenêtre, n’entend rien.

- Maman, j’ai avalé un moustique. Beurk.

- Bois de l’eau, ma chérie.

C’est toujours moins infâme que ce qu’elle a rejeté, mais le petit œuf noir qu’elle a gobé ne lui plaît pas du tout. Elle pleure un peu, le temps de digérer.

Après la Garde Freinet, nous atteignons un plateau charmant. Je gare la voiture sur un petit chemin de terre, nous ne sommes plus à la vue du macadam départemental. Nous partons à pied étudier la topographie. On ramasse du rouge sur nos chaussures blanches, un grand terrain de tennis. Madame ne porte pas de jupe courte plissée, juste une robe rouge de fleurs. J’aime tout autant ça que les jambes de Maria Sharapova. Le soi- disant érotisme des jeunes tenniswomen m’a toujours laissé indifférent. Ça pue la pisse, ça gueule comme un goret qu’on écorche et accessoirement ça se gratte le cul entre chaque échange. Faut être dérangé ou pervers pour aimer ce spectacle. Les deux peuvent aller de pair.

Éva joue les ramasseuses de balles, un coup derrière nous, un autre devant et souvent elle revient donner une fleur dérisoire à maman. Il n’y en a pas beaucoup et de toute façon j’en ignore le nom. Alors disons qu’elles sont jaunes, violettes et parfois piquantes. Assez pour en faire un bouquet chétif.

Ce qu’il n’y a pas en bas se trouve en haut. De magnifiques pins parasols qui vous offrent leur ombre séculaire. Des chênes-lièges qui vous donnent envie de déboucher un vin aussi frais que le vent, et des châtaigniers sages et robustes. Il y a aussi des arbustes à foison dont j’ignore tout de leurs noms. Sans doute parce qu’ils sont trop sauvages et épineux. Ils vous regardent de loin, ils sont là pour séparer l’homme du reste des vivants et ils ont bien raison.

C’est sur ces constatations naturalistes que nous décidons de retourner à la voiture chercher pitance. Une petite clairière fera l’affaire, inutile de marcher pendant des heures.

On étend une nappe blanche, on jette assiettes, verres et couverts. Ils retombent parfaitement placés. Mary Poppins déjeune avec nous. On a de l’eau, un peu de vin et « una cerveza muy fresca por favor ». Parfait. Un peu de charcuterie, cornichons et fromage. On aurait pu prendre quelques Mariachi mais il y a bien assez d’intermittents du spectacle ici. L’enceinte nous suggère de la musique, mais pas trop forte. Juste pour souligner le léger bruit du vent. Mary Poppins nous sert un peu de salade qu’on se dépêche de coller sur nos dents. Elle débarrasse et engueule vertement la brigade en cuisine. Ça vient ces desserts ! Un fruit, un yaourt. Ils ne sont pas foulés. Pour le café, on peut se brosser. Allez pas grave, un peu de nicotine fera l’affaire.

Après, on connaît. On s’étend sauf que nous sommes déjà étendus. On ne s’étend plus, on se répand. On cherche les étoiles qui ne sont pas là. À part cette grosse lune qui se pose maladroitement sur les cheveux noirs de Nora. Un gros bourdon, bien balourd. Je chasse l’importun d’un coup de main, je lui sauve la vie. À jamais reconnaissante, elle m’invite à coller mon front contre son ventre. Ma tête tournée vers le Grand Sud, je guette le prochain malotru qui osera poser ses trop nombreuses pattes sur ses trop nombreux cheveux. Je baisse la garde sous l’effet de sa main dans mes cheveux orphelins. Mon armure se liquéfie inexorablement. À l’ouest.

Et bien là, je vous le dis tout net. On peut tout arrêter. Coupez le son, l’image, les arbres, la course des étoiles, la distribution des masques. Coupez ce que vous voulez, je m’en fous. Appuyez sur Pause, sur Stop. C’est ici et maintenant qu’il faut figer la scène de crime. Moi je veux mourir un 26 avril à quatorze heures quarante-sept.

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