Chapitre 50 - Jeudi 30 avril

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Combien ça pèse ?

Et voici qu’avril se meurt. Un mois de confinement délicieusement égoïste. Chaque jour m’a apporté son petit fagot de bonheur et deux kilos de bidoche supplémentaires. J’ai grossi. Un peu. Je peux donc encore tenir quelques mois, ça nous emmène autour du soixante-deux kilos. Juillet, août environ. Le gouvernement pense le contraire, selon lui j’aurais atteint mon point d’équilibre. Dans onze jours précisément. Il y a peut-être moyen de négocier. Si je ne mange qu’une cacahouète sur deux, combien de jours pourrais-je gratter ? Une pomme au dessert. Deux jours ? Un baiser, une bouchée. Dix jours ? Je doute que cela fonctionne, cependant je suis bien décidé à tenter le coup. Les repas seront plus longs, voilà tout. Il faut allonger au maximum les jours comme des élastiques, les rendre merveilleusement ennuyeux, marcher sur la plage et oublier Paris. 

Ça toque à la porte. Une demi-heure dans la salle de bain, les filles s’impatientent. Je descends de la balance et me sèche philosophe. Combien ça pèse l’eau ? 

Je sors nonchalamment dans le couloir en ayant pris grand soin de m’essuyer les pieds pour ne pas glisser sur le carrelage. Nora me croise TGV. Assis sur le rebord du lit, je m’accroche aux petits détails qui m’entourent. Les vêtements de Nora sont bien rangés et les miens sont dans la chambre du bas, donc ça va. Je décolle légèrement le lit du mur. Une chaussette s’y était glissée. Merveilleuse chaussette volante. Pour bien faire, il faudrait passer un coup de peinture sur les murs et le plafond. Malgré tout, c’est étonnant à quel point la maison a bien vieilli. Le carrelage aussi a tenu le choc, mais quand même la journée va être longue. Je descends au café. 

J’ai le temps de déguster ma capsule d’aluminium et ma première cigarette sur la terrasse. Le temps est habilement nuageux, sa mélancolie vous invite à faire quelques pas dans le jardin. Tout est calme, c’est le moment parfait pour sortir l’ordinateur de sa housse. J’écris un peu rêveur, un peu ailleurs, un peu ici. Nora vient s’asseoir à côté de moi. Juste le temps de prendre froid. Elle boit son thé, le mug bien chaud calé dans ses mains. Elle regarde l’écran furtivement. Je n’aime pas ça, trop de fautes, trop de mots. 

- Tu liras plus tard. File prendre ton train, tu vas le louper. 

- Je prendrai le suivant. Embrasse-moi. 

J’aime bien les quais de gare. J’ai toujours aimé les trains. Sauf un. Le Paris- Berlin du 2 août 2018. Nous sommes montés dans ce wagon, je n’en suis jamais descendu. À compter de ce jour, je n’existais plus aux yeux de ma femme. Un joli petit train fantôme traversant l’Europe de part en part. J’ai déposé mes valises sur cette terrasse à côté de Nora. À jamais. C’est donc avec un certain plaisir que je laisse partir ce train sans mon éléphant. Le téléphone retentit dans le hall. 

- La France t’appelle.

- Je reviendrai.

- Tu sais où me trouver. 

Je reste encore un peu sur mon clavier. La barre espace fait des siennes pourtant le MacBook n’est pas vieux. Les touches papillon sont agréables et fragiles. Pourvu qu’elles tiennent. Cen’estpaslemomentqu’ellesmelachent.J’enregistre, jereferme. 

Éva a l’air rêveuse. Elle aussi étire le temps au maximum de ses capacités. Heureusement demain c’est week-end. Il y a tellement mieux à faire que de rester sur cette table de multiplication, tellement plus à apprendre de la vie à travers les parois transparentes de son aquarium. À voir ses yeux et son crayon en l’air, elle s’imagine galopante, un sabre à la main, au dos de sa fourmi. Je vais t’en faire bouffer moi des six fois sept, sale misérable cloporte. Cinq fois deux ? Dis qui es-tu pour oser me défier ? Six fois dix ? Soit sans peur, preux chevalier, je viens te délivrer des griffes maléfiques de la sorcière aux huit pattes. C’est pas gagné. Encore une heure et Éva repart au combat dans le jardin. 

L’après-midi est également monotone. La sieste est délicieusement reposante et m’accompagne encore deux heures. Nous sortons tous les trois faire un tour à la plage. Il n’y a que nous. Le gris a fait fuir les humains, mais pas les mouettes. Elles sont plus nombreuses qu’à l’ordinaire et nous regardent de travers. Pas moyen d’être tranquilles se disent-elles. Il y a quand même assez de place pour tout le monde. En tous cas, c’est ce que je pense. Je tape dans le ballon avec Éva. Nora essaye trente secondes. Femme de footballeur ce n’est pas son truc. Ça tombe bien, c’est fatigant de courir dans le sable. La mi-temps dure plus longtemps que le match. Largement. Je récupère mes poumons, appuyé au dos de Nora. Les mouettes font des ronds autour de nos têtes. Je n’aime pas beaucoup ça et déclare forfait sur-le-champ. Éva considère donc qu’elle a gagné malgré le score nettement en ma faveur. Elle part sur la digue, épuisette à la main, pêcher des cailloux. 

- Tes enfants te manquent, me demande Nora. 

- Un peu... Oui, bien sûr. Éva m’a dit qu’elle n’aimait pas beaucoup les garçons. Mais je crois qu’elle pourrait quand même pêcher avec Hugo. 

- Et avec Robin ? 

- Clément et Robin ? Ils ont le même âge. Mais Clément est Xbox et Robin Playstation. Pas évident. 

Le ciel est dans ses yeux. Trop de gris. Nous repartons avec trois kilos de galets dans le seau. Largement de quoi changer la litière du vivarium. 

Nous passons une soirée là encore monocorde. J’ai dû prendre quarante-sept grammes. C’est magnifique, mais au bout de l’élastique, c’est déjà mai.

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