Chapitre 53 - Dimanche 3 mai

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Tartines

Le jour d’après c’est souvent comme le jour d’avant, mais avec des regrets. Eh bien, pas chez Caro ! Ni honte ni petites génuflexions de bas étage. Elle a pris une sacrée cuite, mais rien n’y paraît. Je ne lui connaissais pas ce don et j’en suis stupéfait, voire un brin jaloux. Son pouvoir est tellement rayonnant qu’il efface illico mon propre mal de tête. La thaumaturge des bistrots se beurre une biscotte toute guillerette.

- J’avais oublié à quel point on dormait bien ici, me dit-elle.

Franchement, qui peut se souvenir comment il a dormi il y a plus de trente ans ? Elle me tend une biscotte confiturée.

- Merci. Tu veux un autre café ?

- Grave.

Un fruit, un yaourt, une tartine, un bout de fromage, un reste de tarte. Elle mange tout ce qui passe. C’est l’Intercontinental. Le client mystère. Et moi je n’arrête pas de faire des cafés. Je suis médusé par le spectacle. Et puis d’un coup d’un seul, elle repose son bol, elle étire longuement ses bras et respire bruyamment.

- Ça fait du bien, me dit-elle.

Elle me regarde droit dans les yeux et m’invite clairement à faire le tour de la table. Mon œil gauche lui répond timidement non, l’autre est parti se cacher sous la paupière. Elle se lève, vient à mes côtés et me fait une bise sur la joue.

- Tant pis, chante-t-elle en s’éloignant.

Elle disparaît dans la salle de bain. Dix secondes après, j’entends l’eau couler. J’en reste bouche bée. Du côté de l’œil gauche, c’est Disneyland. Il ne quitte pas la porte de la salle de bain. L’œil droit qui s’était carapaté la queue entre les jambes revient paniqué. Il cherche les caméras cachées dans tous les angles de la pièce. Faire un coup comme ça, même au dernier des romantiques, ce n’est vraiment pas sympa.

Vingt minutes plus tard, Caro sort les cheveux mouillés dans sa belle robe blanche. Toujours jolie malgré une toute petite tache de vin. Soucis du détail sans importance qui n’a pas échappé à l’autre obsédé d’œil gauche.

- Tu m’appelleras maintenant qu’on a repris le contact, me dit-elle toujours souriante.

- Promis.

- Menteur.

- Mais non. Ne t’inquiète pas.

- Embrasse bien Nora de ma part. Et je compte sur toi pour les photos.

On s’embrasse et elle disparaît en laissant un nuage de poussière derrière elle. Une bonne demi-heure plus tard, Nora entre dans la cuisine.

- Ça va Gabriel, pas trop fatigué ?

- Un peu et toi ?

- Pareil, mais j’ai bien dormi. Elle est partie ? J’ai entendu la voiture.

- Oui.

- Elle ne devait pas être belle à voir.

- Grave. Tu veux un thé ?

- Oh oui. J’ai faim.

C’est une manie ce matin, tout le monde est affamé. Nora s’éternise et j’en profite pour filer prendre une douche. Je nettoie bien mes yeux et ressors à peu près d’équerre.

Je m’installe sur la terrasse et déplie mon dimanche, ordinateur sur les genoux. Un peu plus bas, les filles étendent le linge. Ici, il a le droit de sécher dehors. Éva veut absolument aider sa mère. Le fil est trop haut, Nora la porte. Ce n’est pas très productif, cependant elle le fait de bonne grâce. En vérité, je ne sais pas qui porte l’autre. Plus haut, sur ma gauche, le voisin reluque les filles à la fenêtre de sa villa. Dix minutes plus tard, je l’entends gueuler sur sa femme. L’été, elle est plus tranquille, il gueule sur ses petits-enfants. Ma seule petite satisfaction c’est de l’entendre tousser régulièrement. Ils devraient sortir une série limitée « spécial cons » pour la Covid-19. Je sais, ce n’est pas très chrétien de penser ça, mais ça aurait l’avantage de réduire le trou de la sécu. Je monte le volume de la musique pour couvrir le son de ses cris.

Cet après-midi, nous retournons tous les trois à la Grotte des Pirates. Nora peut enfin admirer de visu l’œuvre d’Éva. Elle l’imaginait un peu plus grande. On imagine toujours la Joconde plus grande qu’elle n’est, et puis tout compte fait, à bien y regarder de près, c’est le format idéal. Ce petit cœur pourrait tenir dans sa poche. À son tour de prendre un cliché. Elle le poste sur Instagram. Sur le retour, nous nous arrêtons quelques instants sur la plage. Éva arrache des cailloux à la mer et nous rentrons de notre promenade digestive. Ce magnifique ennui, propre à cette multitude de dimanche, nous donne la main jusqu’au transat de la terrasse. Nora s’endort, elle m’inspire.

À mon réveil, je suis seul. Elles sont autour du puzzle. La probabilité qu’il soit terminé avant notre départ est quasi nulle. Ça évitera de s’apercevoir qu’il manque des pièces, depuis le temps qu’il traîne en bout de table. Mais ça n’a aucune importance, elles continuent leur travail de fourmis. Je les laisse à leur complicité et pars fumer une cigarette avec le chien. Où est-il encore passé celui-là ?

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