Chapitre 56 - Mercredi 6 mai

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Saint-Tropez

La nuit tape dur. Nora bouge, elle tangue. Nora gémit, elle se réveille en sueur. Apeurée. Des démons l’ont attrapée par la main, broyée avec leurs crocs de coton. Elle se lève. Elle boit un verre dans la salle de bain. Entre sans faire de bruit. Je ne suis pas magicien, juste un fantôme aux doigts de docteur. Elle me parle d’une voix à peine audible pour ne pas réveiller les harpies qui rôdent au-dessus du lit. Tout ça ne sortira pas de cette chambre. Je dois juste écouter, ne pas retranscrire. Je caresse ses cheveux liquides. Je lui dis que je suis là, qu’elle peut se rendormir, que je vais monter la garde. Elle se rendort dans un sanglot étouffé. Je veille. Trois heures. Ma vie est une petite vague. Ça vaut le coup de la regarder dormir. Voyez comme elle est belle mon éléphant aux pieds d’argent. Vendre mon âme au diable pour la protéger ne vaut pas grand-chose, autant faire le boulot soi-même. Quatre heures. Elle dort paisiblement. Elle a lâché ma main. J’abandonne mon tour de garde. Doucement. Je la rejoins dans des contrées plus accueillantes. Nous dormons.

Au petit matin, Nora dort paisiblement. Je descends en silence, les murs ne tremblent plus. Je bois mon café religieusement face à l’ordinateur. La boîte mail est vidée, je peux me concentrer sur le clavier. La barre espace est à nouveau fonctionnelle. Une mouche se pose sur ma main. Je la chasse d’un simple geste. Elle reprend son envol et atterrit sur l’éponge. Je retourne à l’écran, elle décolle à nouveau et tourne autour de moi. Je n’aime pas ce bruit. Je lui dis, elle ne m’écoute pas. Son bourdonnement par intermittence m’empêche d’écrire le moindre mot. Il faut régler ce problème une bonne fois pour toutes. Elle se pose sur la table. Je l’aplatis d’un coup sec. Il n’y a qu’une miette de pain collée à ma paume. Quinze secondes après, elle vient me narguer à nouveau. Nouvelle tentative, nouvel échec. Après tout, ce n’est qu’une vulgaire mouche. Je retourne à l’ordinateur. Un mot, deux mots. Rien à faire, elle hurle, ses ailes sont du papier de verre. Aux grands maux, les grands remèdes. Ce sera elle ou moi. J’attrape un torchon et j’attends. Je crois qu’elle m’a vu. Elle se planque et subitement viens faire un vol piqué au plus près de mon oreille. Trop près pour pouvoir dégager ma main et la frapper en plein vol. Silence, elle a disparu. Elle me défie. Tant pis, j’ouvre la porte, elle finira bien par sortir. Je retourne à ma chaise en essayant une nouvelle fois de l’oublier à jamais. Bien sûr, elle rigole dans son coin et ce petit manège reprend de plus belle. À chaque fois, je donne des coups d’épée dans l’eau, à chaque fois elle revient inexorablement. Je referme définitivement l’écran de l’ordinateur pour me faire un café. Au moins, le bruit couvrira son vol obsédant.

Nora arrive les traits un peu tirés, mais souriante. Il lui faut aussi sa boisson chaude. Je fais bouillir l’eau. J’entends un petit bruit sec dans mon dos. Je me retourne la tasse brûlante à la main. Nora retire la mouche écrasée de la table et la jette comme si de rien n’était dans la poubelle. Elle se lave les mains et m’embrasse en passant.

- J’irais bien à Saint-Tropez, me dit-elle.

- Tu crois que c’est prudent ?

- Vous êtes bien allés à Port-Grimaud.

- C’est pas faux.

L’argument fait mouche.

- Tu veux y aller aujourd’hui ?

- Cet après-midi, ce serait bien.

Je n’ai plus qu’à chercher une supérette sur Google et cocher la case « achats de première nécessité ».

À dix-sept heures, nous sommes tous les quatre dans la voiture. Nora a réussi à convaincre son fils de monter avec nous. Va-t-il en redescendre ? C’est une autre question. Trente minutes plus tard, la réponse est oui.

Le village pittoresque des pêcheurs de fixes, de variables et d’actions a perdu ses touristes en tongs, mais pas ses yachts. Peu de monde pour faire du lèche-vitrine, il n’y a que nous que ça amuse. Moi je ne fais pas de distinguo entre petits et gros bateaux. Du moment que ça flotte, ça me va. Et ceux-là flottent drôlement. C’est pour ça qu’on les astique si fort à grandes eaux, du matin au soir, eux qui ne connaîtront jamais l’ivresse des eaux profondes. Il y en a de la discipline et du vice à les voir frotter sans cesse ces pauvres ponts en bois exotiques. De la misère mal ordonnée tous ces garçons bien habillés. Nous continuons tranquillement notre visite. Un peu plus loin, une famille de « v’la que j’fais la gueule » toute de blond vêtue prend une pause sur le pont arrière. Ils sont comme nous, ils picolent, mais plus tôt. Confinés dans un appartement-témoin, madame évite de sourire, monsieur évite d’en rire, et l’ado évite de partir. À vous dégoûter à jamais de la Française Des Jeux.

Nous abandonnons les malheureux, et trouvons refuge chez un glacier de première nécessité qui tient boutique sur le port. La glace tourbillonne dans des « cornets maison s’il vous plaît madame ». Nous poussons notre pérégrination sur la Place des Lices aussi déserte que La Madrague. C’est la Saint-Barthélemy des limonadiers cette histoire. Nos doigts collent, c’est signe qu’il faut rentrer. Je sors du tabac sans masque supplémentaire, mais avec un paquet de cigarettes dans une poche et un ticket d’EuroMillions dans l’autre. Il faut dire que c’est plus rapide de rentrer en bateau qu‘en voiture. On rentre quand même en voiture, aussi nombreux qu’à l’aller. C’était une chouette balade.

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