Chapitre 65 – Vendredi 15 mai

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PCV

La nuit a été une petite blague faite d’insomnies, de rêves caoutchoucs et de réveils brutaux. Je mets fin au massacre à quatre heures trente. Je reprends vite mes habitudes et pourtant cette maison me semble moins familière, j’ai laissé des bouts de moi dans la chambre rose. La cafetière claironne mon retour, les capsules tombent comme des jetons de machines à sous. Il n’y a que cette putain d’horloge qui n’est pas de la fête, les secondes sont mollassonnes, et les minutes sont des heures. Il est trop tard pour la chimie, bien trop tôt pour la douche, j’erre impassible sur la toile et me recouche sans y croire. 

J’ai tort, cette deuxième nuit est jolie comme un chat sur Facebook. « Aimer c’est mieux que la haine ». « Crop crop mignon ». Un simple rêve me caresse l’oreiller. Nous sommes entassés à l’arrière d’une voiture. Ce doit être une grande personne qui conduit. Visiblement, cette collégienne assise à mes côtés me plaît, j’ai bien envie de sortir avec elle. Elle me colle, j’ose à peine la regarder. Je me rends compte qu’elle a pris deux doigts dans sa main et en plus ce sont les miens. Mon cœur bat la chamade. Elle se penche sur moi, si près que son petit nez vient caresser mon cou. Il est froid et j’ai chaud. Est-ce le courant d’air frais qui entre dans ma chambre et vient me caresser la nuque ? C’est possible. Je crois que le vent m’embrasse aussi. Je me réveille et laisse la voiture s’en aller poster sur d’autres fils d’actualité. Même la cafetière ronronne, il est neuf heures quarante-cinq et Madame est partie travailler. 

Je WhatsApp à Nora, aussitôt elle m’appelle. Elle doit être descendue de cette voiture. Elle aussi a mal dormi, le retour à cette drôle de vie est fastidieux. On est idem. Un double appel chez elle sonne le glas de notre conversation. On se rappellera. 

Le frigo est vide d’envie, je m’équipe et pars remplir le monstre froid. Il n’y a que la cuisine qui justifie mon statut d’homme marié, je tiens à être à la hauteur de cette tâche. Le caddie gonfle, levure et plomb tout à la fois. Le tapis est trop court et les courses s’entassent en bout de ligne, la caissière marque la pause. Je pose les derniers paquets sur le macadam souple, les plus fragiles, puis je passe la frontière, et rebelote dans l’autre sens avec cette fois les bouteilles en tête de gondole. Toujours le même ordre, le même protocole indolore et insignifiant. 

Maintenant, tout est bien rangé et les sacs vides regagnent la cave. Le midi ressemble plus à un snack, c’est le soir que nous communions sur la table basse. Je prépare des croque-monsieur. Elle rentre en coup de vent, un vague bonjour siffle entre ses dents. Si je pouvais toucher le mépris de mes mains, il aurait ce visage gris, c’est certain. Elle parle aux enfants, s’amuse d’un rien. Je redeviens le fantôme qu’elle a si bien habillé. Je débarrasse, aujourd’hui c’est le tour des garçons. Je prépare deux cafés, un merci pour récompense, un sucre, trois petits tours et puis s’en vont. Elle se rassoit sur le canapé et couve Hugo de ses mains maternelles. Sa journée d’école commence, ma place n’est pas ici, je remonte dans ma chambre. Que pourrais-je y faire ? La sieste est une valeur sûre quand plus rien ne tient dans les mains. J’entends la porte qui claque à quinze heures, je peux sortir me faire un café. 

À dix-sept heures, je tire Hugo du canapé, nous tapons dans un ballon dreadlocks. Si j’y pense, j’irai en acheter un nouveau. En deux mois, il a perdu un peu de précision dans ses coups de pied, il s’énerve et finit peu à peu par ajuster les tirs. Oxan, le chien ours, aboie d’impatience de l’autre côté de la palissade en bois. Le match terminé, il déboule avec ses soixante kilos de viande, droit sur Hugo. Mieux vaut se planquer, la terre tremble à chaque coup de pattes sur le sol. Lui aussi manque d’exercice et siffle la fin de la récréation au bout de vingt minutes, l’endurance n’est pas son point fort. Il avale quatre pintes et s’affale à nos pieds, sa langue fait la taille d’un Chihuahua bien nourri. Nous rentrons sans le chien. 

L’enceinte est posée sur le plan de travail, je commence mon service. Une blanquette de veau et des patates feront l’affaire. Éva n’est pas là pour m’aider, et Hugo a retrouvé sa place sur le canapé. Je pousse le volume à mesure que la cocotte se remplit. Elle rentre, je n’ai pas faim, j’ai laissé mon appétit sur les lèvres de Nora ou plus bas. Difficile à dire, seulement je vois bien que le déconfinement va gâcher mon grossissement. Je me cale dans le fauteuil, m’attache du mieux que je peux, j’ai une furieuse envie de partir. Ça sent le drame à chaque coup de fourchette, la blanquette est bonne, paraît-il. Le dessert est fade et les assiettes pèsent des tonnes. 

Il n’y a que la voix douce de Nora qui peut apaiser ce feu qui me brûle l’estomac. J’appelle Puteaux en PCV. La communication est acceptée. L’effet est immédiat, le son me transporte bien plus loin que la banlieue ouest, plus loin encore que la colline ou la Grotte des Pirates. Je ne sais pas trop où cet endroit se situe, mais je suis bien décidé à étudier la carte. Je sens quelques hésitations au son de sa voix. Dis-moi s’il te plaît ces trois mots qui nous brûlent les lèvres. Elle reprend son souffle et s’aventure sur des terrains moins glissants. Éva me fait un petit coucou et attend avec impatience l’ouverture de Disneyland. Moi aussi. Je raccroche avec des poussières d’étoiles dans la chambre. J’éteins vite la lumière. 

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