Chapitre 71 – Jeudi 21 mai

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Les chemins de halage

Elles devraient être ici vers midi, ça me laisse amplement le temps de préparer la maison. L’évier ressemble à celui d’un étudiant, heureusement que je ne suis là que depuis deux jours. Mes affaires traînent de la cuisine jusqu’aux marches de l’escalier, le canapé est un amas de coussins difformes. Il me faut deux heures pour remettre ordre et prospérité dans toutes les pièces. Je sors la table de jardin, quelques chaises et des transats. Il va faire très beau. Encore une salade et une tarte aux fruits, je suis prêt.

Elles arrivent à l’heure dite dans une tenue d’un printemps sans fausses notes. Un bisou, un baiser et des retrouvailles. Je fais rapidement le tour du propriétaire et nous passons à l’arrière du jardin, notre salon pour la journée. Dommage que Hugo ne soit pas avec moi, le jardin est trop grand pour Éva, c’était le moment de faire connaissance. Elle s’en va vers la balançoire, à mon tour de me coller à Nora. J’accroche mon écharpe bleue autour de son cou.

- Garde-la pour la journée.

- Ça va toi ?

- Tu es là, donc ça va.

- Tu m’as manqué.

- C’est une excellente nouvelle.

- Égoïste. Allez, embrasse-moi ou je pars !

Elle reste. J’essaye de ressentir le moindre mouvement de ses lèvres, chacune de ses respirations est un petit fragment d’espoir, chacun de ses gestes prend tout l’espace entre mes yeux et le jardin. Comme ça, l’air de rien, je lui demande si elle reste dormir, histoire de croire que cet endroit peut quand même ressembler à autre chose que l’ennui. Elle me regarde comme si je venais de naître.

- Bien sûr que je reste.

À force de la voir belle devant moi, je commence à me dire qu’il n’y a pas que la chance qui nous a réunis dans cette assiette ébréchée. Il y a sûrement quelqu’un qui nous fait une jolie blague, reste à trouver qui ? Mais en mystère, je ne suis pas du genre à me casser la tête, j’en profite avant qu’il ne change les règles. Je masse sa nuque, plus que de raison, la tarte va cramer. Éva le sent mieux que personne et regagne sa mère. Effectivement, ça sent un peu l’échec dans le four, nous passons à table.

Le soleil cogne fort, il met dans le mille à chaque coup, les murs sont brûlants. Nous déplaçons la table sous le noyer majestueux. C’est le seul capable de lui résister, il nous accueille sous ses bras de feuillage. Nous mangeons avec appétit, je la contemple autant qu’elle boit. Éva parle pour nous deux, et c’est tant mieux, il fait trop chaud pour refaire le monde, c’est la nuit venue que tout peut se reconstruire. Les trottoirs de la tarte sont effectivement trop macadamisés, à grand renfort de glace, nous cachons la misère.

Après le déjeuner, nous regagnons la fraîcheur du salon. Le canapé d’angle allonge nos jambes, tête-à-tête et corps perpendiculaires, nous abandonnons totalement tout instinct de marche. Le téléphone me sort de la torpeur, je déteste déjà celui qui m’appelle. Il recharge sur le plan de travail, je me dépêche de décrocher pour ne plus l’entendre hurler. C’est Caro ! Je me ravise sur-le-champ, hors de question de lui parler, je tente de baisser le volume, mais ces boutons de portable sont vraiment inaccessibles. Je sors dans le jardin pour étouffer le son. Nora est réveillée, je vois bien que ce n’est pas assez, pour moi non plus du reste. Je bafouille un mensonge maladroitement, je dis que c’est Stéphane, que je n’ai pas envie de lui parler tout de suite, que ça peut attendre. Bref, je parle trop pour que cela sonne crédible. Nora me sourit et bâille. Ouf.

Dehors, le soleil a tourné ses potards du rouge à l’orange, nous partons à Sancerre. Le village a pris des couleurs, les badauds sont de retour, il faut bien se résoudre à entrer dans la danse. La petite citadelle a quelques jolis moments à nous offrir, mais ses murs sont trop chauds pour s’y éterniser. Nous partons chercher fraîcheur à Ménétréol sur les bords du canal latéral. Les chemins de halage sont de meilleurs alliés pour notre escapade. Je sors un vélo pour Éva qui se découvre des jambes de péniche accrochées aux eaux calmes. Elle fait des allers-retours entre ici et ailleurs. Nora a le pas léger, je m’accroche à sa taille avec l’idée de jeter les clés à la baille. Après vingt minutes de marche, nous posons nos fesses sur des végétaux. On pourrait presque toucher la photo tellement tout est calme, j’ai bien envie de mourir d’ennui si elle reste près de moi. Nous faisons ce que font les gens qui s’aiment sous l’œil indifférent des vététistes professionnels. Le soleil est bien bas, il est temps d’inventer notre chemin retour. Je suis heureux d’être à nouveau un vaurien sur ce bout de langue de terre qui lèche le canal.

Arrivés à la maison, nous nous débarrassons chacun à notre tour de la sueur estivale. Rien de mieux que de se sentir propre pour déguster un verre de Sancerre. On lui doit bien ça. Nous regagnons la table sous le noyer dans un jardin qui n’est plus tout à fait le même. Il ne faudrait vivre ici que quand le soleil vous parle d’horizontales. J’allume le barbecue, passe un coup de fil à Stéphane, le début de la conversation à l’écart de Nora.

- Elle commence à me saouler la Caro.

- T’aurais pas dû jouer, me dit-il en rigolant.

- Arrête !

- Tout va bien sinon ?

Nous continuons de bavarder, je peux me rapprocher du vignoble et des épices. J’aimerais bien que tous passent de l’autre côté du téléphone, amour, amis, enfants. C’est définitivement la meilleure heure pour y croire.

Après le dîner, alors que la nuit s’envoie en l’air, nous construisons des morceaux de notre cabane. On parle de trucs débiles et de causes qui nous dépassent, on ne parle de pas grand-chose en vérité, et puis parfois on se tait dans d’autres choses plus essentielles.

Au moment de se coucher, elle entre dans la chambre avec le foulard bleu autour du cou, le dénoue délicatement, tout en me regardant droit dans les yeux version féline. Elle le repose sur la chaise, éteint la lumière et me crie « bonne nuit » en éclatant de rire.

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