Chapitre 75 – Lundi 25 mai

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La table du salon

C’est le quatrième lit que je partage avec Nora, je prends goût à cette vie sans domicile fixe. Tous ces kilomètres parcourus en deux mois nous ramènent inexorablement l’un vers l’autre. Il y a deux grands oreillers aimantés dans nos sacs à dos. Je ramasse mon pantalon discrètement et sors vers la cuisine. Pour ne pas réveiller la famille qui dort dans cet appartement trop matinal, j’enveloppe la machine expresso de torchons, d’essuie-mains et du pantalon. L’ordinateur sur le plan de travail, je dépoussière les actualités du monde sur des sites d’information. C’est amusant de voir à quel point j’ai perdu cette habitude. Il n’y a qu’un sujet en Une, mais il y en aurait vingt que ça ne changerait rien à l’affaire, j’ai délaissé la ville pour un chemin de terre. À la fenêtre, il y en a de la ville, de la proprette qui se réveille à son tour. Je regarde où elle vit, sa rue, son environnement et les façades où son regard se perd parfois. Si j’en avais le talent et l’audace, je pourrais faire un beau graffiti en face de la fenêtre, il y a de la place, bien plus que dans la Grotte des Pirates. L’idée semble plaire au piaf, il gazouille dans la boîte du chat.

- D’accord, tu as faim. Je m’en occupe.

Je sors du frigo la pâtée pour chat qui restait dans le garage de Stéphane, et nourris l’oiseau à l’aile brisée. J’ai un nouvel ami tout cabossé, ma vie ressemble de plus en plus à une arche de Noé. Moi qui rêvais de naviguer ! Nora entre en traînant la jambe.

- Vous êtes mignons tous les deux, nous lance-t-elle.

- Chante à maman !

- Il ne t’écoute pas.

- Sale gosse.

Je lui présente une cuillère de pâtée.

- Toi aussi, il faut que je te nourrisse ?

- Beurk !

- Le docteur t’a dit de manger.

- En attendant, ce serait bien que le docteur enlève son pantalon de ma cafetière.

- Oups ! C’était pour ne pas faire de bruit.

- T’es perché, me dit-elle un peu dépitée.

Nous nous asseyons tous les deux à la petite table de la cuisine.

- Tu rentres quand ?

- Ce matin. Je vais aller chez Stéphane et voir si elle est partie. J’improviserai en fonction.

- Tu peux rester un peu si tu veux.

- Non merci, tu vas travailler et puis il y a ta voiture à récupérer, c’est bien que j’aille voir Stéphane.

- J’ai le temps pour la voiture.

- Plus tôt tu la récupères, plus tôt tu pourras venir me voir.

- Il y a les transports en commun.

- Non, je veux que tu viennes avec des valises plein le coffre.

Elle se contente de sourire, elle a très bien compris. Après quelques secondes, elle relève la tête de son bol.

- Avant de remplir, il faut vider.

- C’est ce qu’elle a fait ce week-end.

- Maintenant, c’est à ton tour.

- D’accord. On en reparlera.

Une heure plus tard, je suis dans la voiture avec un piaf à l’arrière. Je l’ai pris en otage pour être certain de voir Éva à la maison, et puis c’est vrai, ça arrange bien Nora que je m'en occupe. Pourvu qu’il tienne le coup !

Je dépose la cage de fortune dans la cour de Nathalie et Stéphane et entre dans la maison. Je leur rends les clés de la maison où sont encore accrochés quelques fragments de bonheur. Visiblement, je vais mieux, ils me le disent et ils ont raison. Avant de manger, j’appelle celle qui part. Son déménagement est terminé, elle mange à la maison ce midi et dormira ce soir à l’appartement, les enfants resteront avec moi cette semaine. La garde alternée commence aujourd’hui. Elle aussi laissera des clés sur une table. Elle me dit au revoir, je lui dis un adieu pathétique. Bien sûr, je la reverrai, parce qu’il y a les enfants, que la ville est petite et que les routes se croisent, mais jamais plus nous ne nous retrouverons. Fin de la conversation.

Nous passons à table, c’est un lundi presque ordinaire. Nathalie travaille cet après-midi à l’hôpital et nous laisse prendre le café seuls avec Stéphane. Je laisse tourner les aiguilles, il est temps de rentrer.

Rien n’a vraiment changé. Hugo est dans le salon, Clément et Manon dans leur chambre. On s’embrasse, tout semble couler. Papa est revenu, maman est partie, voilà tout. Le piaf s’impatiente dans la cage, je leur confie leur nouvel ami. Manon dirige les opérations, l’oiseau a trouvé sa mère adoptive. Hugo sautille comme l’oisillon tout autour de la cage. Clément est plus circonspect sur la question de la survie du volatile et balance des répliques qui font mouche. Il faut sauver Willy. Ce sera son nom. Ce piaf ridicule et claudicant est le trait d’union invisible entre Puteaux et ici. J’envoie une photo à Nora pour rassurer Éva.

Nous sortons dans le jardin, à la recherche de vers de terre. Les enfants creusent un trou, les lombrics ont déserté le sous-sol. Ils mettent de l’eau à l’intérieur, le chien prend le relais, se couvre de boue en deux minutes et ressemble à une vache. Il court après nous et nous badigeonne d’eau sale. C’est un retour en fanfare, un charmant bordel comme je l’aime.

Et nous dînons. La table basse redevient un simple meuble pour y poser des magazines, des verres et parfois quelques orteils. La table du salon est à nouveau ce rectangle où nous mangions ensemble. La télévision n’est plus notre hôte.

J’ai le cœur qui se balance de gauche à droite. Un étrange moment où le passé est une chaise vide et c’est la mienne. J’ai pris sa place pour me rapprocher des enfants, personne ne mangera en bout de table. Il y a un fantôme qui plane, mais ce n’est plus moi. Il s’accroche dans les yeux un peu tristes d’Hugo. On s’essaye à faire semblant, finalement on y arrive avec l’aide du chien fou qui tourne autour de nous. Heureusement, il fait ça dans le sens des aiguilles d’une montre. Pas besoin de remonter le temps.

Les grands montent dans leur chambre. Bisous mes chéris. Bisous papa. Je reste avec Hugo. Voici trois mois qu’il vivait chaque soirée avec sa mère, trois mois qu’elle dormait dans sa chambre. Il faut réapprendre, évoquer avant, imaginer demain. Je m’assois sur le canapé, il pose simplement sa tête contre moi. Désolé mon amour, tu n’auras pas son parfum sur tes cheveux. Ce soir il s’endort dans mon lit, une nuit seulement.

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