Chapitre 80 – Samedi 30 mai

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Papier peint

C'est vrai, où que j’aille, je suis toujours en voyage. Je finirais presque par m’habituer à cette caravane si je pouvais dormir un peu plus. Le bonheur, il faut aller le chercher là où il pousse, et quand il n’y a plus rien, faut se barrer fissa, parce que le temps qu’il repousse, on est déjà mort de mille façons. J’ai assez de place pour voyager avec la belle aux cheveux de nuit, et des enfants en veux-tu en voilà. Je recule un peu le siège, je redresse le rétroviseur, dernier signe de la main à Stéphane et me voici parti en direction de Puteaux.

Je trace la route sur des paysages d’horizons verts à la monotonie soporifique. Mon esprit vagabond et mes distractions louvoyantes ne sont pas compatibles avec la conduite locale. Le danger est partout, même ici. Je m’arrête boire un café à la première station-service. J’en profite pour faire le plein et envoyer un message à Nora lui annonçant mon heure d’arrivée. L’esprit régénéré, je reprends la route, de moins en moins seul à mesure que Paris avance. Deux heures plus tard, mon cerveau a fini de faire des ronds dans l’eau et je n’ai plus qu’une image en tête. Elle se superpose parfaitement avec ce visage qui me regarde dans l’embrasure de la porte.

Elle m’accueille comme un dimanche. Une paire de basquets blanche, un jean délavé, un simple tee-shirt échancré, un rouge à lèvres apéritif, des yeux de pain frais et des cheveux en liberté. Tout porte à croire qu’elle s’apprête à aller cueillir des fraises, et comme elle n’a pas de jardin, j’aime à croire que la fraise c’est moi. On s’embrasse gourmand.

Éva sort de sa chambre et me donne un bonjour lumineux. Je dépose les clés de la voiture sur la table du salon et nous discutons de ce week-end ensoleillé.

- Vous avez prévu quelque chose ?

- Rien de spécial.

- Tu veux venir à la maison avec les enfants ?

- Bien sûr. Et toi Éva ?

- Il sera là Hugo ?

- Ah non, ma chérie. Il est avec sa mère pour la semaine. Je croyais que tu n’aimais pas les garçons ?

- Non, c’est juste pour savoir. Je veux bien venir, mais cet après-midi je dois voir ma copine Lola.

- Là, je ne peux pas lutter. Venez demain. Et puis lundi est férié, vous pouvez dormir à la maison.

- Entendu pour demain me répond Nora. On verra pour dormir, Robin est chez des amis, je ne sais pas encore s’il rentre demain ou lundi.

- Génial.

Éva nous abandonne, elle a des choses sérieuses à faire dans sa chambre. Je reste quelque temps encore dans des bras de plaisir. Suffisamment longtemps pour ne plus avoir du tout envie de me lever. Le canapé, c’est nous. Temporairement, parce qu’il y a toujours un sale moment qui vous oblige à vous bouger. La contingence du quotidien, le mouvement perpétuel, mon Dieu, que d’emmerdements !

Nora descend avec moi au bas de l’immeuble et me donne un dernier baiser. Me voici à pied, mon petit sac sur le dos. J’ai l’âme pédestre sous ce joli soleil, je pars vers la Défense plutôt que faire au plus court. Les tours sont si grandes, que ça donne une impression de proximité. C’est faux. À mesure que j’avance, le ciel se fait tour et croque des morceaux de bleu pour ne laisser que des parois de verre et de béton ennuyeux. C’en est fini de la promenade, j’emprunte des escaliers plus inutiles les uns que les autres. Il y a du vice partout chez ces urbanistes, un vrai concours d’esprits retors. Je ne sais par quel hasard j’atteins mon but une fois mes pieds sur l’esplanade. Ici, le vent fait des affaires sept jours sur sept, il pousse les cols blancs dans le dos ou les empêche d’avancer. C’est selon. Je m’engouffre dans le métro, pas mécontent de retrouver des entrailles plus familières. Une gentille ribambelle d’hommes et de femmes sans visage voyage en somnolant. C’est un peu Tokyo, ce métro de masques. Arrivé à Saint-Lazare, dernier dédale de couloirs pisseux. L’œil précis, je lis au passage le numéro du quai pour ma destination. Après, il n’y a plus qu’à monter dans le train qui n’en finit plus d’attendre, le bon sens vous guide toujours vers une fenêtre. Le RER démarre un peu poussif et m’entraîne vers des banlieues d’économies. Je passe à l’Est incognito.

Devant la boulangerie, j’hésite quelques secondes à acheter une baguette de pain. Idée saugrenue, quand on est seul, on n’a jamais faim, ou alors pas longtemps, juste le temps d’ouvrir le frigo. Dix minutes plus tard, je m’affale sur le canapé d’une maison vide avec un plat jadis surgelé et maintenant fumant de puanteurs asiatiques. Picard croit avoir tout prévu pour les célibataires, mais en vérité, c’est à vous dégoûter à tout jamais de la solitude. Le chien est moins regardant. C’est bien pratique, mais quand même étonnant qu’un animal doué d’une intelligence olfactive bien plus évoluée que la nôtre puisse avaler ce genre de plat sans sourciller. Après un dessert lacté, nous entamons tous les deux une sieste bien méritée sous l’œil indifférent de la télévision.

À mon réveil, le chien n’a pas bougé. Nous sortons tous les deux dans le jardin silencieux, la poussière du chantier voisin recouvre à nouveau la table et les chaises. Je passe le jet d’eau et un coup d’éponge, demain nous mangerons dehors m’a dit la météo.

Vient ensuite l’heure des courses en vue de ce barbecue dominical. Je commence à connaître les goûts des belles demoiselles, cela fait mon affaire dans ce samedi vieillissant. Je mets au frais le vin blanc de Nora, et monte le volume de la musique avant de passer l’aspirateur pour enlever les poils du chien. Oxane est interdit d’intérieur le temps du week-end.

Ce soir, c’est l’impatience du lendemain qui m’active encore. J’appelle Lucas pour prendre de ses nouvelles. Il connaît mieux que moi la vie de solitude, et dans dix mètres carrés on en fait plus vite le tour. Je ne sais pas comment il tient, ça reste un grand mystère pour moi qui étouffe déjà dans cette trop grande maison. Il a l’âge des virées entre amis, ça compense la superficie de son studio. Il bénit le déconfinement et attend l’ouverture des bars un couteau entre les dents. La libération est pour mardi, en attendant il reste quelques refuges ici ou là. Il passera voir sa mère, ses frères et sa sœur demain, j’attendrai le week-end prochain pour l’embrasser. La grande alternance a vite fait de s’installer.

En raccrochant, une idée un peu conne agite mes mains. Je déchire le papier peint de l’entrée. Il a l’âge de mes ennuis et l’ennui, j’en ai à revendre ce soir.

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