Petit Beurre
L'air était humide et froid. L'odeur nauséabonde. Des gouttes de liquide à la couleur douteuse venaient s'éclater au sol provoquant des échos contre les parois moites. Petit Beurre avait réussi à descendre l'échelle qui menait sous terre, semant Couteau à Beurre et Cuillère à Confiture. Son corps frêle grelottait davantage de peur que de froid, perdant de précieuses miettes au passage au niveau d'un de ses coins violemment entamé.
L'image des corps effrités de ses amis restait imprimée sur sa rétine. Les sons terribles du craquèlement de leurs gaufrettes se répétaient sans cesse dans ses oreilles traumatisées. Petit Beurre était seul, désemparé et blessé. Mais reconnaissant et incrédule d'avoir réussi à échapper à la pâtisserie.
Après s'être assuré que personne ne l'avait suivi, il s'arrêta quelques instants pour reprendre son souffle. Sa blessure le faisait souffrir, mais ce n'était rien en comparaison de la souffrance mentale qui le submergeait. Il prit malgré tout le temps de soigner sa plaie pour éviter qu'elle ne s'agrandisse. Il attrapa du bout des doigts un fond de farine moisie qui lui restait, la mélangea à un peu d'eau dégoulinante et la pansa aussi bien qu'il le put. Des larmes sucrées coulaient de ses yeux formant des creux verticaux dans son biscuit, mais il les essuya d'un revers de la main et se remit debout. Mieux valait ne pas trop traîner dans le coin.
Les tunnels étaient très sombres. De faibles lumières souterraines guidaient ses pas incertains.
Petit Beurre a toujours eu peur du noir. La lumière du four lui manquait.
Il entreprit de marcher des heures durant à la recherche d'une solution, d'un espoir. Parfois, il tombait sur des échelles qui remontaient à la surface, projetant un petit puits de lumière au sol. Mais il n'avait pas le courage de les monter de peur de se faire repérer. Au croisement de la douzième échelle, il prit le courage de monter quelques paliers et tendre l'oreille. Rien. Il ne percevait aucun son venant de là-haut. Il escalada quelques paliers supplémentaires. Toujours rien. Il continua alors sa progression jusqu'à arriver au dernier niveau avant la bouche d'égout. Il aurait voulu jeter un œil par le trou creusé dans la plaque en fer mais cela aurait été trop risqué. Il colla alors l'oreille à la surface qui le séparait de l'extérieur. Quelque chose se mit à tomber sur son biscuit depuis le trou. Léger et doux comme des flocons et croustillant comme une cracotte. Il comprit immédiatement de quoi il s'agissait. Il réussit à contenir un terrible cri de terreur, tenant les barres en fer de toutes ses forces pour éviter de tomber. La force quittait ses petites mains tremblotantes et il respirait de manière saccadée mais il tint bon.
Une pluie de miettes continuait à lui tomber dessus. Il resta ainsi longtemps, incapable de bouger.
Pas à pas, dans un état second, il finit par redescendre l'échelle. Cela sembla lui prendre une existence toute entière. Quand il arriva en bas, il épousseta son corps comme un fou, projetant des miettes autour de lui. Il alla jusqu'à se gratter la croûte pour être sûr qu'aucune ne resterait.
Sans vraiment s'en souvenir, il se retrouva à déambuler à nouveau dans les galeries interminables des heures puis des jours durant. Sa route croisait parfois celle de vieux rats sales qui essayaient de lui mordre la biscotte. Jusque là, il s'était bien défendu. Mais la fatigue le gagnait de plus en plus. Traînant les pieds dans l'eau stagnante, il continuait de prier pour que quelqu'un, quelque chose vienne le sauver.
Il avait perdu beaucoup de sucre et l'eau croupie qu'il buvait sur sa route rendait sa pâte molle.
La farine qu'il avait utilisé pour colmater sa plaie ne voulait pas prendre. Des mites alimentaires commençaient déjà à grouiller à sa surface.
Petit Beurre commençait à voir trouble.
Il sentait l'humidité gagner de plus en plus ses coins jadis joliment dorés.
Il aurait voulu quitter cet endroit horrible. Retourner à la surface et revoir ses amis.
Alors qu'il suivait naturellement un cours d'eau, il parvint au bout d'un des longs couloirs. La lumière était très faible mais ces yeux s'étaient habitués. Se tenait devant lui une grande salle où se croisaient plusieurs chemins d'eaux usées pour se regrouper et former une rivière compacte crasseuse. Elle continuait sur une distance importante d'après ses estimations mais elle devait bien s'arrêter quelque part en aval. Il tâtonna la paroi, cependant il ne trouva aucun moyen de marcher sur son long et aucune aspérité suffisamment solide à laquelle s'accrocher. La seule possibilité était d'entrer dans l'eau. Sa maman lui avait bien dit et redit alors qu'il n'était encore qu'une pâte sucrée à l'époque, de ne surtout pas essayer de nager dans l'eau une fois devenu biscuit. Tout le monde le savait. Mais il n'y avait aucune autre échappatoire. C'était la seule solution qui lui restait. Il était beaucoup trop épuisé pour faire demi-tour et il ne pouvait attendre là que les rats viennent le dévorer.
Il resta un long moment immobile, au-dessus des courants. Il pouvait apercevoir son reflet dans l'eau noire et malodorante. Il était en piteux état. Il savait qu'il n'avait pas d'autre choix que celui d'entrer dans l'eau dans l'espoir que la sortie soit proche. Il le savait mais une fois dedans, il ne pourra plus rebrousser chemin.
Il serra ses petits poings et inspira d'un coup un grand bol d'air enfermé et se jeta à l'eau. Les premiers mètres, il se débattit dans l'eau mouvementée, tentant de nager, buvant la tasse à plusieurs reprises. Le courant était trop fort. Avec un effort sur-beurré, il finit par accepter que le débit était plus fort que lui et lâcha prise. Il se mit sur le dos et se laissa doucement emporter.
Il pensa à Petite Beurette. Son croquant et son cœur fondant. Il aurait voulu lui dire ce qu'il avait sur le sucre.
Il sentait sa pâte se désagréger alors qu'il flottait dans l'eau turbulente.
Il pensa à ses amis et les nombreux bons moments qu'ils avaient passé ensemble.
Des morceaux de biscuits se détachaient les uns des autres formant une carte incertaine au-dessus de l'eau.
Il pensa à Beurre Salé et ses blagues grasses.
L'eau continuait à l'emporter vers une destination inconnue. Et Petit Beurre se fondit dans la masse.
Annotations