Chapitre 3

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Dès le lendemain, Tehya m’autorisa à me lever, et me soutint jusqu’à la cheminée où je m’assis sur un coffre. Rose s’installa près de moi, et à la lumière du feu nous avons raccommodé bas, mitaines, châles et vêtements. J’étais heureuse d’avoir à m’occuper et de pouvoir gagner un peu la nourriture et l’abri qu’on m’offrait depuis la veille. De son frère, point de trace. J’en venais à me demander si je ne l’avais pas rêvé. Il ne rentra pas à la mi-journée, mais seulement le soir, pour le souper. J’étais penchée sur l’âtre pour surveiller notre repas, et je me retournai en tentant de faire abstraction du fait que j’allais me trouver face à un Sauvage. Il me salua fort courtoisement, et je lui répondis d’un murmure poli.

« Mojag ! Ton bonnet dans la maison. » gronda Tehya.

« Il espérait ainsi faire moins peur à Léonie ! » le défendit mon amie. « Mais tu peux l’ôter, à présent. » continua-t-elle à l’adresse de son frère de lait. Du coin de l’œil, je le vis prendre place à table après avoir ôté la toque de fourrure qui lui couvrait la tête.

Je profitai du repas pour l’observer à la dérobée. Assis à côté de Rose qui se tenait en face de moi, il était vêtu d’une veste de peau, avec des franges le long des manches et des épaules, et je supposai d’un pantalon de même facture. Et sa coiffure était vraiment étrange. Son crâne était rasé, excepté une bande large comme la main, courant du front à la nuque. Ses cheveux étaient assez courts pour se dresser vers le ciel, et une plume grise et noire y était coincée, à l’arrière du crâne. Il avait, sur la pommette gauche, une fine cicatrice, presque invisible. Comment avait-il été blessé à cet endroit ? A un moment il releva les yeux, et je baissai les miens avant de croiser son regard. Cela n’échappa point à Rose cependant, et elle ne manque pas de me taquiner une fois couchées.

« Je t’ai vue regarder mon frère. Il n’est pas si effrayant, finalement ? Et il est joli garçon, n’est-ce pas ?

_ Mais… je ne sais pas, que vas-tu chercher là ?

_ Alors pourquoi as-tu passé le repas à le regarder ?

_ Ce n’est pas lui que je regardais, mais sa coiffure. » corrigeai-je.

Elle rit : « Sa coiffure, seulement ?

_ Rose ! Silence ! » Elle fut coupée par l’ordre de Tehya, qu’elle venait manifestement de déranger. Sans se démonter, elle reprit dans un murmure audible de moi seule :

« Lui aussi, a passé le repas à te regarder.

_ Moi ?

_ Oh, ne prends pas cet air choqué, Léonie ! »

Je préférai ne pas répondre, je ne voulais pas qu’on nous surprenne à nous chicaner. En réalité, je ne voulais pas me chicaner avec elle. Bientôt elle s’endormit, me laissant seule à mes pensées. Ce trouble qui s’était emparé de moi durant le souper, quel était-il ? Pourquoi donc Mojag me regardait-il ?

Je dormis peu et mal, et mes questions me revinrent dès le matin, lorsqu’il descendit de la soupente où il dormait. Je me détournai vivement pour cacher le rouge qui me montait aux joues, et décidai de ne pas lever les yeux vers lui de tout le déjeuner. J’eus bien du mal à me tenir à cette résolution, cependant, et j’avais l’impression de sentir son regard peser sur moi et me bruler.

Il quitta l’habitation dès la fin du repas en compagnie de sa mère, et je restai seule avec Rose qui m’expliqua qu’ils allaient s’occuper de la vache, du cochon et des poules. Tandis que nous rangions la maison, elle bavardait de tout et de rien, me parlant de son fiancé, de son enfance… Puis nous nous sommes installées près de la cheminée avec des travaux d’aiguilles, et avons continué à parler. Nous n’avons été interrompues que par Tehya et son fils, de retour de l’étable. Un courant d’air froid entra en même temps qu’eux, mais une fois la porte refermée, il ne fallut que quelques instants pour sentir à nouveau la chaleur bienfaisante du feu. Quelle différence avec la maison que j’avais quittée deux jours plus tôt !

Durant le dîner, j’osai poser la question qui me taraudait depuis mon réveil :

« Pensez-vous que mon époux a atteint le village ? »

C’est un silence lourd de sens qui me répondit, et je baissai les yeux en comprenant.

« Ne me dis pas que tu vas pleurer ce rustre ? » s’indigna Rose.

« Je n’ai que lui. » répondis-je simplement.

Elle soupira, avant de reprendre :

« Rien n’est moins sûr que ton époux ait atteint le village. De plus, je ne sais où il aurait trouvé à acheter des vivres. Chaque famille prévoit ses réserves pour l’hiver, mais il n’y a jamais trop…

_ Mais alors, en restant avec vous, je…

_ N’aie crainte. » Intervint Mojag : « Le père de Rose est prévoyant et dispose de vivres en suffisance. Et au besoin, je chasserai d’avantage… »

Je le remerciai d’un sourire timide, et me replongeai dans mes pensées.

Si mon époux avait trouvé la mort en tentant de rejoindre le village, ou sur le chemin du retour, je me retrouverais seule… Seule, femme, dans un pays rude et sauvage dont je ne connaissais rien. A part retourner à la ville qui m’avait vue accoster, et demander asile au couvent, je ne voyais pas d’issue pour moi.

Il fut décidé que je resterais avec eux jusqu’au printemps, jusqu’à ce que le chemin soit plus facile pour se rendre au village. Alors, on pourrait s’enquérir de mon époux, s’il n’était pas revenu entre temps. Ce dont tous semblaient douter.

Je participais à la préparation des repas, au ménage et aux travaux de couture, et j’accompagnais Rose à l’étable quand la journée était assez ensoleillée pour que Tehya nous laisse sortir un peu.

Nous étions plus proches chaque jour, partageant nos secrets, nos pensées. Je me sentais revivre, j’avais l’impression d’avoir à nouveau une famille, dont j’avais été privée trop tôt. J’avais l’impression d’être, non pas une femme mariée attendant le retour de son époux chez ses voisins, mais une jeune fille vivant dans sa famille, avec sa sœur. Pour moi qui n’avais, depuis une dizaine d’années, rien connu d’autre que le couvent, c’était agréable et presque étonnant.

Les jours passant, Rose s’impatientait de plus en plus, et ne m’en cacha pas longtemps la cause : elle attendait le retour de son père, qui avait promis d’être là pour la Noël. Cependant, ce jour arriva sans qu’il paraisse. Déçue, elle ne s’inquiéta pas pour autant. Quand je m’en étonnai, elle répondit en riant : « Père sait lire la lune et connait ainsi la date, mais il est peut-être trop loin pour rentrer à temps, ou bien la chasse est tellement fructueuse qu’il préfère rester encore un peu. »

Ce fut mon premier Noël sans église.

Comme je le regrettais, mon amie se moqua de moi, et me désigna la porte :

« Veux-tu rejoindre ton époux ? Ici, on prie à la maison et c’est pareil… Le curé le comprend bien, va ! »

Nous avons récité ensemble quelques prières, sans Mojag et Tehya qui nous laissèrent le temps d’aller s’occuper des bêtes. Puis Rose entreprit de préparer le repas, et après la soupe, cuisinée avec un peu plus de viande que d’habitude, elle proposa de faire des crêpes.

Je me chargeai de mélanger la pâte, avec de la farine de blé, luxe rare qu’on gardait pour les grandes occasions. L’ordinaire était fait de farine d’un grain d’ici, que Tehya nommait maïs, un grain que je n’avais jamais vu dans le garde-manger du sieur Grandjean. Rose avait échangé avec sa nourrice un regard lourd de sous-entendus, lorsque je m’en étais étonnée.

Après nous être régalés de la soupe et des crêpes accompagnées d’un sirop sucré, à la belle couleur de caramel, qu’ils appelaient sirop d’érable, nous nous sommes installés tous les quatre autour de l’âtre, comme à l’accoutumée, mais sans ouvrage pour nous occuper les mains.

Rose avait sorti d’un coffre la poêle trouée, et nous avons fait griller des châtaignes tout en chantant.

J’étais scandalisée par ce mélange de cantiques latins, d’airs profanes et de chants païens que Mojag et sa mère chantaient à mi-voix et auxquels je ne comprenais rien. Cela dût se voir sur mon visage, car Rose me prit par les épaules, et me dit :

« L’important n’est-il pas que nous passions une bonne soirée, Léonie ? Dieu ne sait-il pas qu’en notre cœur nous pensons à lui aujourd’hui, quoi que nous fassions ?

_ Si fait, mais…

_ Alors amuse-toi, et cesse de penser aux convenances du Vieux Pays, ici tout est différent. Les châtaignes sont-elles cuites ?

_ Pas encore. »

Un chant – sacré, pour me faire plaisir – plus tard, elles l’étaient. Rose les retira du feu, remit quelques bûches dans la cheminée, et s’installa ensuite près de Tehya, laissant son frère entre nous.

Je me régalais des châtaignes qui me brulaient la langue et les doigts. Ce n’est pas au couvent que nous aurions organisé de telles veillées, Noël ou pas ! Je n’avais pas mangé de marrons grillés depuis la mort de mes parents, et ce souvenir me rendit mélancolique.

Une châtaigne apparut soudain dans mon champ de vision, déjà décortiquée, posée sur une main large et forte, à la peau bronzée. Levant les yeux, je me noyai dans le regard noir comme la nuit de Mojag. Sans le vouloir, j’effleurai la paume de sa main en m’emparant de la châtaigne, ce qui n’arrangea pas mon état. Je murmurai un remerciement, sans songer à détourner le regard ni à goûter le marron qu’il m’offrait. C’est la voix de Rose qui me sortit de cette pétrification, et je baissai les yeux en rougissant. Mojag continua à décortiquer mes châtaignes et celles de sa sœur de lait. Mais surtout les miennes.

« Quelle délicate attention, que de t’éviter de te noircir et te bruler les doigts ! » me taquina Rose une fois dans notre lit-clos. Je ne savais que répondre, que penser, même, et préférai me taire.

Le lendemain matin, en me levant, je trouvai à la place de mes sabots une paire de souliers en cuir souple comme ils portaient tous. Rose, à qui je demandai s’ils venaient d’elle, nia. Tehya, qu’elle interrogea, se contenta de dire qu’elle ne savait pas de quoi nous parlions.

« Alors, c’est Mojag. » souffla Rose.

Je tournais et retournais les chaussures entre mes mains, sans me décider à les enfiler.

« Ne vas-tu point les essayer ?

_ Mais… ce n’est guère convenable de recevoir un présent d’un homme qui n’est pas mon…

_ Et laisser son épouse mourir de faim parce qu’on n’a pas été fichu d’être assez prévoyant, c’est convenable, peut-être ? » Je levai les yeux, surprise. Mojag était descendu sans bruit de sa soupente, et venait de prononcer cette phrase, avec dans la voix un frémissement que je ne m’expliquais pas. Je restai à le regarder, interdite. Il soupira et quitta la maison.

Rose leva les yeux au ciel en pinçant les lèvres.

« Le déjeuner est prêt. » annonça Tehya. Elle semblait ne rien avoir vu ni entendu, son visage était inexpressif, comme souvent, et je me demandai ce qu’elle pensait de tout cela. Elle soupira seulement en contemplant la place de son fils, vide. Il ne reparut pas de tout le repas, et nous supposâmes qu’il était allé soigner les bêtes, sans se nourrir avant.

Une fois la table débarrassée, Rose me secoua :

« Vas-tu les essayer, ces mocassins, oui ou non ? Et ne me dis pas que ce n’est pas convenable ! Tu ne peux continuer à sortir dans la neige dans tes sabots de bois, c’est juste bon à attraper la mort ou à glisser… »

Comme je ne répondais pas, elle renchérit. « Et je suis d’accord avec mon frère. »

Je hochai la tête, et m’assis sur le banc pour ôter mes sabots afin d’enfiler les mocassins offerts par Mojag. Ils étaient faits de cuir clair, l’intérieur était fourré, et quelques perles et de petites franges décoraient le dessus. Ils étaient beaucoup plus sobres que ceux de Rose et de Tehya, dont les décorations étaient plus riches, plus colorées. Je glissai mes pieds à l’intérieur.

« Je gage que tu seras mieux que dans tes sabots, hein ? » se moqua Rose.

Hochant les épaules, je marmonnai que ce n’était qu’une question d’habitude, et que je n’avais jamais eu mal aux pieds.

« Eh ben moi je les ai essayés, tes sabots, pour voir, et je n’ai pas pu faire trois pas ! Alors, c’est comment ?

_ Doux. Confortable. »

Un sourire triomphal aux lèvres, elle posa ma cape sur mes épaules et me poussa vers la porte :

« Tu caresseras le veau pour moi ? »

Je suivis le chemin tracé dans la neige par les passages répétés, et arrivai à l’étable dont la porte était ouverte. Je fis trois pas à l’intérieur et appelai : « Mojag ? » Puis plus fort. « Mojag ? »

Et tout à coup il fut devant moi, sans que je l’aie entendu arriver. Il n’était pas beaucoup plus grand que moi, mais semblait me dominer de toute sa taille. Son visage n’affichait aucune expression.

« Merci » murmurai-je en baissant les yeux sur mes mocassins. « Ils sont confortables. »

Il me répondit d’un sourire fugace, avant de remonter dans le fenil d’où il était descendu à mon appel. Armé de la fourche, il lançait vers le bas le foin nécessaire à l’alimentation de la vache et du veau pour la journée. Quant à moi, je prenais le foin par brassées pour aller le placer dans leur râtelier. Je ne l’entendis pas redescendre, et sursautai de frayeur quand, me retournant, je le trouvai derrière moi.

« Les mocassins sont silencieux. » me dit-il simplement. Il tendit la main pour ôter quelques brins d’herbe sèche qui s’étaient pris dans mes vêtements. Je le laissai faire, frémissante. Je n’osai lever les yeux vers son visage, et regardai nos pieds. Il était chaussé de mocassins qui montaient haut sur ses chevilles, et dans lesquels disparaissait le bas de son pantalon de peau. Sa veste de même matière, dont les manches et les épaules étaient ornées de franges, soulignait sa silhouette athlétique.

Il avait suspendu son geste, sentait-il que je me trouvais gênée ou n’y avait-il plus de foin sur mes manches ?

« Léonie. » Un souffle, doux, frais, me caressa le visage. Surprise de le sentir si proche, je fis un pas en arrière en relevant le regard, et tombai une fois de plus dans ses yeux noirs.

Sa coiffure Sauvage me fascinait autant qu’au premier jour.

Nous sommes rentrés à la maison, et après avoir fermé la porte il me dit que je devrais prendre soin de mes mocassins, les graisser régulièrement pour qu’ils ne laissent pas passer l’eau et restent souples longtemps. Rose promit de me montrer comment faire.

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