Chapitre 12

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La vie me parut bien rude dans les premiers temps, d’autant que nous étions au plus profond de l’hiver. Nous marchions le jour, nous arrêtant à peine pour nous reposer : Mojag voulait profiter de la lumière du soleil, qui perçait à travers les branches des résineux. Quand le jour commençait à décliner, nous cherchions un endroit où nous arrêter pour la nuit. Il fallait alors installer notre campement : monter la tente sur un lit de feuilles et d’aiguilles de pins, dans laquelle j’installais nos fourrures de couchage. Mojag allumait un petit feu sur lequel je faisais fondre de la neige pour avoir de l’eau, nous réchauffions aussi notre repas, composé des galettes de maïs que nous transportions, de la viande des petits animaux qu’il parvenait à chasser, ou de viande séchée. Comme je regrettais nos réserves, patiemment récoltées et conditionnées, puis enterrées dans des caches introuvables dans la crainte d’une attaque ! Un soir que je me lamentais ainsi, soupirant sur ma viande séchée, Mojag me dit :

« Je comprends ce que tu ressens, Léotie, et crois-moi je regrette aussi les pois et les fruits séchés que nous avons laissés derrière nous. Mais nous ne pourrions pas porter tout cela. »

Nous avions pu récupérer certaines choses au passage, mais il est vrai que nous étions déjà bien chargés. De plus, s’il aurait été aisé de construire un petit traineau pour transporter d’avantage de provisions, Mojag voulait absolument que nous soyons les plus discrets possible. Il tenait à ce qu’on ne puisse nous suivre à la trace. Les empreintes de nos raquettes dans la neige étaient déjà assez visibles, il nous les faisait ôter dès que possible pour marcher sur des rocher, dans les amas de feuilles mortes et d’aiguilles de pins, bien que cela n’arrêterait sans doute pas un bon pisteur. Il m’avait montré comment effacer réellement toute trace de notre passage, mais c’était long et fastidieux, et il voulait surtout mettre le plus de distance possible entre nous et toute civilisation. C’est pour cela que nous nous éloignâmes d’abord de la rivière : tous les colons s’étaient installés à proximité de cette voie navigable qui leur apportait aussi de quoi boire pour eux et leurs animaux. Loin de la rivière, nous avions moins de risque de croiser des Blancs, moins de risque aussi d’être découverts par des Sauvages sur le sentier de la guerre.

Après plusieurs jours à cette allure, je commençais à fatiguer, d’autant que le terrain relativement plat jusque-là devenait de plus en plus abrupt, les pas de Mojag nous menaient sur des pentes accidentées que nous devions gravir en prenant garde aux éboulements des cailloux qui roulaient sous nos pieds. Je souffrais en silence, suivant Mojag qui semblait savoir où nous étions, où nous allions. S’il ne disait rien, il voyait que j’avais du mal à suivre le rythme qu’il nous imposait, et plusieurs fois il décida de s’arrêter tôt, bien avant que le jour décline. Nous installions alors notre camp pour la nuit, et il partait chasser, jamais bien loin, ou poser des pièges qu’il relèverait le lendemain matin sur notre chemin. Pendant ce temps, je restais à cuisiner et reposer mes jambes endolories. Je ne me plaignais pas, mais j’appréciais qu’il prenne soin de moi, quoi que sa façon de le faire puisse sembler un peu rude.

Après notre repas, nous étouffions le feu et nous réfugiions dans nos fourrures. Il nous fallait dormir tout habillés, d’abord pour ne pas souffrir du froid, et aussi pour être plus rapidement prêts au matin – ou en cas de danger. Mais sentir le corps ferme de Mojag contre moi, même à travers nos épais vêtements, me réconfortait bien davantage que tout ce que j’aurais pu imaginer. Serrés l’un contre l’autre, nous parlions doucement, il m’apprenait de nouveaux mots dans sa langue qui m’était de plus en plus familière. Je n’avais pas le choix, du reste, puisqu’il m’avait interdit de parler ma langue maternelle, et que lui n’en avait plus prononcé un seul mot depuis notre départ. Ces moments volés à la nuit m’étaient précieux, la complicité qui nous liait se consolidait, et notre amour s’en trouvait renforcé.

Au fur et à mesure que les jours passaient, si je ne pouvais pas réellement lutter contre ma fatigue je sentis que je faisais des progrès : nous marchions un peu plus vite, et je commençais à voir certaines choses en même temps que Mojag. Je n’avais plus besoin qu’il me dise où nous allions nous arrêter, je suggérais moi-même des endroits, et si parfois il refusait – en m’expliquant pourquoi il n’était pas opportun de dormir là – certains soirs il était d’accord avec moi. Je reconnaissais de mieux en mieux les empreintes d’animaux, les traces de leur passage, et il entreprit de m’enseigner où et comment poser des collets pour les piéger. Le premier lapin que je pris dans mon lacet me parut délicieux, bien qu’il ne soit guère gros. J’avais gardé sa peau, dans l’idée d’en faire quelque chose même si je ne savais pas encore quoi.

Nous montions toujours, et finalement un soir alors que je suggérais une place où bivouaquer, Mojag me regarda gravement : « C’est un bon endroit, Léotie. Mais j’aimerais que nous marchions encore ce soir. Nous allons sortir de la forêt très bientôt, et nous serons au sommet de la montagne. »

Cela me fit frémir : je n’avais pas oublié qu’il m’avait parlé de belvédères d’où on pouvait voir au loin, et je craignais un peu ce que nous pourrions découvrir de là-haut. Nous avions, au cours des premiers jours de notre fuite, parfois entendu des coups de feu assourdis par la distance, toujours dans notre dos. Cela nous avait rassurés : nous nous éloignions des endroits où l’on se battait.

Finalement, Mojag avait un peu sous-estimé la distance qu’il nous restait à parcourir, et nous avons dormi dans les sous-bois. Depuis que nous avions quitté la maison et que nous dormions dehors, je ne craignais plus la nuit. Elle n’était jamais totalement obscure, la lune perçait à travers les branches nues des arbres pour veiller sur nous. Lorsque nos corps se retrouvaient sous les couvertures, nos vêtements d’hiver écartés, je ne tremblais plus de peur et Mojag n’avait plus besoin de me rassurer comme il devait le faire auparavant. Léotie, la petite Sauvage qui découvrait la vie dans la forêt, découvrait aussi qu’il pouvait être terriblement bon d’être possédée par son guerrier aimant et attentif.

Au petit matin, après avoir avalé un bol d’infusion bien chaude et un morceau de galette de maïs, nous avons repris notre chemin, et bientôt quitté l’abri de la forêt. Me retrouver à découvert me rendit un peu vulnérable, et je hâtai le pas pour rattraper Mojag et saisir sa main. Il s’arrêta pour me regarder, m’enlacer malgré nos sacs.

« Tout va bien, Léotie ?

_ Je n’ai plus l’habitude d’être au soleil… »

Il sourit : « Tu vas t’y faire très vite. Cela nous fera du bien, le soleil est nécessaire à notre santé, il nous donne de sa force. Profite de sa chaleur. »

Chaleur me semblait un bien grand mot pour qualifier les pâles rayons qui peinaient à tempérer l’air glacé qui nous entourait. Après une courte étreinte, Mojag reprit sa marche sans lâcher ma main. Je le suivis sur l’étendue pelée qui couronnait la montagne. Nous devions éviter trous et crevasses entre les rochers, d’autant plus traitres que la neige s’y était accumulée et les dissimilait à nos yeux. Mojag semblait savoir où nous allions, et je le laissai me guider jusqu’au bord du plateau rocheux. Nous restâmes longtemps à contempler le spectacle qui s’offrait à nous. A nos pieds s’étendait une plaine immense, sillonnée de rivières, pour le moment figées dans la glace, qui allaient se jeter à la mer. On devinait çà et là des villages, de petites fermes isolées aussi. La plupart n’étaient que des formes indistinctes à nos yeux éblouis par la neige, mais ce que nous voyions bien, c’étaient les colonnes de fumée qui s’élevaient un peu partout. Des incendies. La main de Mojag serra la mienne un peu plus fort, dans le silence grave que nous ne perturbions pas même par notre respiration. Je regardais ces volutes grises, noires, imaginant sans peine l’odeur de brulé, les cris de terreur, les appels à l’aide.

« Les humains sont-ils devenus fous ? » murmurai-je. Mojag me répondit par un profond soupir, puis se détourna. : « Viens, Léotie. Inutile de rester là. »

Il me guida, sur l’étendue rocailleuse qui nous entourait, jusqu’à la lisière de la forêt. Pas là d’où nous venions, mais de l’autre côté du sommet. Arrivés à l’orée du bois, il marqua une pause, hésita un instant et se défit de son chargement avant de m’aider à poser le mien.

« Nous allons nous arrêter un moment ici. » dit-il simplement. Je m’assis à croupetons sur mes talons, comme il m’avait appris à le faire depuis le début de notre voyage. Au début, j’avais eu beaucoup de mal à ne serait-ce que me tenir dans cette position. Puis, petit à petit, l’habitude venant, j’y avais pris goût, et à présent il ne me serait plus venu à l’esprit de m’asseoir à terre comme je l’aurais fait avant. S’accroupir permettait de rester à l’écart du sol gelé – mon postérieur appréciait grandement – mais cela reposait également les jambes, en sollicitant d’autres muscles que ceux utilisés pour la marche. Si j’étais sceptique au début, j’avais bien dû me rendre à l’évidence : mes jambes appréciaient bien plus le repos de cette position que lorsque je m’asseyais, et repartir me semblait moins difficile aussi.

Mojag s’accroupit également, tout près de moi, mais resta silencieux un long moment. Je ne le dérangeai pas : il semblait plongé dans une intense réflexion. Il soupira finalement et me dit :

« La situation évolue vraiment rapidement, Léotie. Je pense que les miens gagnent du terrain, très vite. Au vu des concessions et des villages incendiés, je pense qu’ils ont chassé une bonne partie des wenuj jusqu’à la mer. Jusqu’aux ports. Là-bas, ça ne brulait pas. J’ignore si les guerriers ne sont pas encore arrivés jusque-là, ou si les Blancs se sont suffisamment organisés pour défendre leurs villes… Dans tous les cas, cela confirme ce que je pensais : il vaut mieux pour nous de rester cachés dans la forêt.

_ D’accord. » acceptai-je. Si je donnais de plus en plus souvent mon avis, faisais des propositions pour notre vie de tous les jours – j’aurais pu dire notre survie – la tactique guerrière, la stratégie à long terme était pour moi un mystère que je lui laissais bien volontiers.

Après cette pause, pendant laquelle Mojag me conseilla de boire et de manger un morceau de la viande qui nous restait du repas de la veille, nous avons repris nos sacs et notre route. A nouveau, nous nous sommes enfoncés dans la forêt. Et la si la montée m’avait paru difficile, j’allais bien vite découvrir que la descente était dangereuse. Plus d’une fois, je glissai sur des cailloux et me retrouvai sur les fesses un peu plus bas, sans mal heureusement. Trois jours durant, nous avons descendu cette montagne que nous avions eu tant de mal à gravir. Et si ce n’était pour les précieux renseignements que nous avions glanés là-haut, cela m'aurait paru bien inutile ! Mojag me guidait toujours, sans hésiter quant à la direction à prendre. Il prenait seulement garde à notre chemin, à l’endroit où nous marchions, pour éviter les places les plus traitres et dangereuses. Un soir, j’osai lui demander : « Es-tu déjà venu par ici, Mojag ?

_ Jamais aussi loin. Le village de mon oncle était bien plus loin, en direction du soleil couchant. Et lorsque je chassais avec Jean ou François, nous n’allions pas au-delà des premières pentes de la montagne.

_ Alors, comment sais-tu où nous allons ?

_ Nous n’allons nulle part, Léotie. » J’avais du mal à comprendre cela : nous avions forcément un objectif.

« Notre objectif est de rester en vie. Cette région est inhabitée, les Blancs n’y sont jamais venus : il n’y a pas de rivières, seulement de petits ruisseaux, et la forêt est plus qu’inhospitalière. Le gibier est si nombreux dans la plaine que les Visages-Pâles n’ont jamais eu besoin de venir si loin, si haut. Les miens ne font par ici que de courtes incursions, de petites expéditions de chasse, et pour le moment ils sont plus concentrés sur leur lutte contre les colons. Je sais que personne ne nous trouvera. »

Nous étions seuls au monde, ou du moins c’est l’impression que j’avais : plus aucun bruit humain, pas même les coups de feu, ne parvenait jusqu’à nous. Les seuls bruits que nous entendions étaient ceux que nous faisions, et parfois le cri d’un animal. Et puis le bruit du vent dans les branches des arbres.

« Jusqu’où allons-nous marcher, Mojag ? » m’enquis-je encore.

« Es-tu fatiguée ? Veux-tu que nous restions ici demain, pour te reposer ?

_ Non, je puis marcher demain, je t’assure ! Je sens que je me suis endurcie, je peux marcher plus longtemps, plus loin, que les premiers jours. Je n’ai plus mal le soir lorsque nous nous arrêtons. Ni le lendemain matin au réveil.

_ Je le vois aussi. Je suis fier de toi, Petite Fleur. »

Je rosis dans l’obscurité, sous ce compliment et le petit nom qu’il venait de me donner.

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