Chapitre 15 - 1/2

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A mon retour, les guerriers avaient monté de petites tentes, un peu à l’écart de notre terrasse, mais les fillettes se tenaient serrées les unes contre les autres, les trois valides ne quittant pas des yeux leurs camarades blessées. Mojag vint à ma rencontre en me voyant arriver avec mes prises, et m’aida à les vider, à plumer la poule faisane et dépecer les deux lapins.

« Voilà deux peaux qui seront bien vite utilisées. » nota-t-il en les retournant pour les nettoyer : « Ces gamines ont besoin de mocassins.

_ Bien sûr. Et de robes. Et de capes. »

Le regard qu’il me lança ne m’échappa pas, quoiqu’il fut plus bref qu’un éclair, mais je ne parvins pas le décrypter.

« Les pauvres petites… » soupirai-je, avant d’oser lui demander : « Est-ce qu’ils t’ont dit…

_ Non, rien. Et elles non plus, pas un mot. Elles semblent terrorisées.

_ Elles ne comprennent peut-être plus la langue de leurs parents… Peut-être que je pourrais…

_ Non Léotie ! Je te l’interdis ! » Il murmurait furieusement, ses yeux lançant des éclairs : « Nous n’avons pas fait tout ce chemin, vécu dans la forêt depuis tout ce temps, pour prendre des risques maintenant ! Il n’est pas question que qui que ce soit t’entende parler la langue des Visages-Pâles.

_ Mais si nous pouvons les aider, Mojag… Je comprends ce qu’elles ressentent, ce qu’elles vivent… »

Il me regardait, un air impénétrable sur son visage qu’habituellement je parvenais à lire sans mal.

« C’est non. »

Je hochai la tête, comprenant ses craintes et ses raisons, mais tout de même déçue de ne pas pouvoir aider les fillettes. Je pouvais au moins les vêtir mieux qu’elles ne l’étaient, cela était en mon pouvoir.

Pendant que Mojag préparait mes prises, je retournai dans la caverne pour faire l’inventaire des vêtements dont nous disposions, et qui pourraient être aisément modifiés. Ma nouvelle robe en peau d’élan, pas encore terminée, je la donnerais à l’aînée des fillettes. Elle lui serait un peu longue, mais cela ferait l’affaire, et en attendant qu’on lui couse des jambières elle aurait chaud aux jambes. J’avais des peaux pour faire des mocassins aux plus jeunes, mais il faudrait chasser pour avoir de quoi les habiller toutes…

Aigle et Tétras avaient disparu peu après mon retour, leurs armes à la main, après avoir glissé quelques mots à leur compagnon qui demeura près des enfants. Ils ne reparurent pas, et en fin de journée lorsque vint l’heure du repas, ils n’étaient toujours pas là. J’hésitais à demander à Polatouche s’il fallait les attendre, quand il prit la parole : « Merci pour votre accueil. Mes compagnons sont partis chasser, ils ne rentreront que lorsqu’ils auront trouvé leurs proies.

_ Je t’en prie. » répondis-je. « Les enfants ont-elles faim ? La viande sera bientôt cuite. » Je vérifiais, en même temps, que la fièvre avait baissé pour les deux petites qui étaient toujours alitées. Leurs joues étaient moins rouges déjà.

« Les enfants ont toujours faim. » répondit-il. « Je ne crois pas que les Visages-Pâles les aient beaucoup nourries là où elles étaient. » ajouta-t-il sombrement. « La plus âgée est la fille de ma sœur, qui avait épousé un colon. Ses parents sont morts et elle était dans cet endroit avec d’autres fillettes volées à leurs familles.

_ Qui sont les quatre autres ? » demanda Mojag.

« Nous ignorons qui sont leurs parents. Nous avons passé plus d’une lune dans cet endroit où elles vivaient, après avoir chassé leurs gardiennes Visages-Pâles, ces femmes vêtues de blanc avec une robe sur la tête. » Je pouffai intérieurement à l’entendre décrire la cornette des religieuses, mais son récit me captivait : je voulais en apprendre plus. « J’ai retrouvé la fille de ma sœur, et de nombreux guerriers sont venus de loin chercher leurs filles, ou les filles de leur village. Il ne restait plus qu’elles, que personne n’a réclamées. Alors nous les avons prises avec nous. Notre village pourra les élever. »

Mojag hocha seulement la tête, en signe s’assentiment, et Polatouche reprit :

« Mais elles ne comprennent que la langue des Visages-Pâles, et personne parmi nous ne la parle… »

Je me gardai bien de dire quoi que ce soit, ou même de les regarder. Mais à ma grande surprise, Mojag dit : « Mon épouse a été élevée chez les Visages-Pâles, elle aussi. Elle comprend leur langue… »

Je lui jetai un coup d'oeil étonné : ne m’avait-il pas, quelques heures plus tôt, formellement interdit d’en prononcer un seul mot ? Mais Polatouche me regardait avec une intensité qui me mit mal à l’aise :

« Veux-tu leur dire qu’elles ne doivent pas avoir peur, et que nous allons prendre soin d’elles ?

_ Je vais leur dire. » murmurai-je.

Pourtant, alors que je me tournais vers les fillettes, une étrange crainte me serrait le cœur : saurais-je encore parler la langue de mes parents ? Depuis des lunes que je n’en avais pas dit ni entendu un mot, j’avais comme réussi à l’endormir dans un coin de ma tête. Avec la peur, les avertissements de Mojag, j’avais tout fait pour l’oublier. Je pensais à présent, je rêvais même, dans la langue des Sauvages. Je craignais d’être rouillée, de ne plus savoir articuler les mots, construire les phrases.

« Quel est son nom ? » demandai-je encore à Polatouche.

Il m’adressa un regard impénétrable, qui devait contenir plus de détresse que de froideur : « J’ignore comment ses parents l’appelaient. Mais quand je la regarde, je la nomme Oswahne, Devant Un Feu Eteint. »

Je hochai la tête, et m’approchai de sa nièce, dont le regard effectivement semblait froid, éteint. Me sentant m’asseoir près d’elle, elle me jeta un coup d’œil rapide et craintif. Je lui tendis un morceau de viande : « As-tu faim ? » demandai-je dans ma langue maternelle.

Ses yeux s’arrondirent, et elle en oublia la nourriture, vers laquelle elle avait déjà commencé à tendre la main.

« Tu comprends ? » insistai-je.

« Ils… ils… où allons-nous ?

_ Cet homme est ton oncle. Il va prendre soin de toi. Et aussi d’elles. »

Les mots sortaient de ma bouche, à la fois simples et heurtés. Il ne m’était plus naturel de parler ma langue maternelle. Cela me fit un choc, et je fermai les yeux un petit moment, le temps de me remettre. Elle me regardait, curieuse et furieuse à la fois.

« Oncle ? Pourquoi m’a-t-il laissée là-bas ? Pourquoi n’est-il pas venu plus tôt ?

_ Il ignorait… où tu étais. La mort de ta mère.

_ Mmm.

_ Tu peux lui faire confiance. »

Elle le regarda un instant, par-dessus les flammes, avant de s’intéresser à son repas.

Les deux autres nous avaient écoutées, et sans aucun doute comprises. Mais j’avais aussi vu des réactions sur leurs petits visages lorsque Mojag, Polatouche et moi avions parlé à portée de leurs oreilles. Elles ne parlaient pas, mais elles comprenaient. Oswahne avait oublié la langue de sa mère – si elle l’avait parlée un jour – mais les petites étaient seulement trop bien dressées au silence.

Mojag et Polatouche avaient fait boire du bouillon aux deux enfants blessées, et lorsque nous avons eu englouti toute la viande fraiche, je tirai de ma poche les dernières noisettes volées à l’écureuil des semaines plus tôt, et les distribuai aux trois gamines valides. Cette friandise me valut leurs premiers sourires, quoique timides et furtifs, mais je jugeai qu’il en faudrait sans doute peu pour les apprivoiser. Oswahne aida ses deux camarades à casser leurs noisettes, leur montrant comment faire entre ses dents. Pour ma part, je les écrasais sous une pierre, d’un coup de poignet maitrisé depuis l’enfance.

Puis, la nuit commençant à tomber, nous avons débarrassé les reliefs de notre repas, et Polatouche alla chercher des branches pour nourrir le feu. Il s’apprêtait à veiller les blessées, qu’il transporta dans l’une de leurs tentes. Mojag et lui avaient refait leurs pansements un peu plus tôt, lavant les plaies avant de les tartiner à nouveau de baume à l’ail. Les blessures avaient paru plus propres, déjà sensiblement dégonflées. Et la fièvre semblait tomber enfin.

Oswahne et les deux plus jeunes avaient été envoyées se coucher dans une petite tente montée tout près, et pour ma part je m’installai pour terminer à la lueur des flammes de coudre la robe que je destinais à la plus grande. J’avais initialement prévu de la décorer de perles au bas des manches et autour de l’encolure, mais il y avait plus urgent que les fioritures, elle la porterait brute. Il ne me restait donc plus qu’à terminer de coudre l’un des côtés. Elle était presque finie. Et avant que le ciel soit totalement noir au-dessus de nous, j’avais entrepris de tailler des mocassins pour les petites, dans les peaux de lapins que Mojag avait tirées de notre réserve. Oswahne pourrait sans doute m’aider, le lendemain, si je lui demandais : sa mère ou les religieuses avaient dû lui apprendre à coudre, à son âge elle était sans doute déjà habile avec une aiguille, et cela lui ferait du bien de se sentir utile. Elle pourrait coudre aussi ses propres mocassins. Nous verrions s’il s’imposait de leur confectionner aussi des capes, cela risquait d’être fort long. Et au final, une simple fourrure leur tiendrait avantageusement lieu de couverture pour la nuit, et de manteau pour le jour, d’autant que le temps radoucissait nettement.

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