Une légende, et tout change

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 Elle n'était pas jolie, Lucy. Du moins, c'est ce que les canons de beauté de son époque tentaient de lui faire croire. Évidemment, elle en souffrait. Évidemment, elle avait souhaité plus d'une fois se retrouver dans un lieu peuplé par des êtres qui, jamais, ne la jugeraient sur son apparence. Évidemment, elle s'était souvent demandé - même si la ressemblance était loin d'être flagrante - pourquoi on la comparait en permanence à Fiona ou Eunice, épouses respectives de Shrek et de Frankenstein*, plutôt qu'à Raiponce ou la Belle au bois dormant. Mais tout cela n'avait désormais plus aucune importance.

Un soir, en ouvrant son manuel d'histoire-géographie, elle avait eu comme une révélation. Il lui avait suffi de lire une légende sous une photographie pour que son lourd fardeau devienne aussitôt moins pesant. Fardeau dont elle ne pouvait se défaire ; à moins de vivre éternellement derrière un masque. Sans cet artifice, il lui était impossible de cacher sa laideur. Enfin, la laideur que les autres - avec toute leur subjectivité - voyaient chez elle. À une autre période ou dans les rares contrées non encore contaminées par les excès du numérique, son visage aurait pu être qualifié, si ce n'était de parfait, de beau. Hélas, Lucy appartenait à la génération Téléphone portable greffé au poignet experte en #regarde-moijesuislaplusbelle. La note explicative accompagnant l'image dans son livre fut pour Lucy comme une bouée de sauvetage dans l'océan de méchanceté qui la submergeait.

Pourtant, elle avait compris très tôt que le temps et les épreuves de la vie se chargeaient de reléguer dans le placard à oubli la quasi-totalité des starlettes locales et mondiales. Bon nombre de celles qui occupaient le haut de l'affiche connaissaient, un jour, indifférence, rejet, moqueries voire mépris. La plastique d'un corps était de courte durée par rapport à une vie. Par ailleurs, les critères de beauté changeaient sans cesse. Il suffisait qu'une célébrité rencontre un bistouri pour qu'une soudaine épidémie d'opérations de chirurgie esthétique identiques surgisse. Ainsi naissaient les modes. Un beau matin, les nez " en trompette " étaient en vogue. Quelques années plus tard, c'était aux appendices nasaux en forme de tour Eiffel de trôner. Cyrano s'en serait régalé ! Le " belle un jour, belle pour toujours " n'était qu'un mythe. Sans connaître Ronsard et son Mignonne, allons voir si la rose - poème abordant la fuite du temps -, Lucy le savait. Néanmoins, les cruelles remarques qui pleuvaient sur elle continuaient de l'affecter.

Heureusement, l'Histoire, avec un grand H, allait changer la donne en lui insufflant ce qui lui manquait : l'espoir. Aux petites filles, la collégienne laissait celle des contes. Elle ne se métamorphoserait jamais tel le Vilain Petit Canard en une créature magnifique. Cela ne l'attristait pas pour autant puisqu'elle n'avait jamais rêvé d'une telle transformation. Ses parents lui avaient suffisamment répété que la valeur des gens n'était liée ni à leur paraître ni à leur compte en banque, et que les femmes qui marquaient les mémoires le faisaient plus avec leurs idées, leurs prises de position, leurs découvertes, le contenu de leur tête qu'avec leur plastique. Celle-ci était un peu comme la décoration sur une pâtisserie. Jolie à regarder, mais vite remplacée. Ainsi Olympes de Gouges, Marie Curie ou Rosa Parks continueraient de vivre tant que la Terre tournerait. Pour les Beyoncé, les Angelina Jolie, les Taylor Swift qui se succédaient, c'était beaucoup plus incertain ; et si elles réussissaient à mettre un pied dans la postérité, cela ne serait que de façon anecdotique et momentanée.

Sans outils ni fouilles délicates et minutieuses, Lucy fit donc la plus belle des découvertes. À partir de cet instant, elle fut plus studieuse et fit preuve de plus d'ingéniosité. Adulte, elle n'inventerait probablement pas de machine révolutionnaire ni n'arrêterait la fonte des glaces, mais se démarquerait assurément d'une façon ou d'une autre, sans tour de poitrine particulier, faux ongles décorés ou fessier bombé. La première femme de l'Humanité avait peut-être elle aussi été raillée par ses congénères et mise de côté. Cependant, elle n'avait pas fini en purée sous un rocher ni réduite en charpie par de sauvages animaux affamés. Elle n'avait peut-être jamais fait partie des têtes pensantes de la grotte, or, par un extraordinaire hasard, elle s'était retrouvée fossilisée. À présent, on venait de loin et payait même pour pouvoir l'admirer. Pour la jeune fille, ce n'était pas une coïncidence si elle portait le même prénom que la plus illustre Australopithecus afarensis. Désormais, chaque matin, avant d'affronter regards appuyés, condescendants ou hostiles, elle prenait quelques secondes pour se réciter la courte légende qu'elle avait copiée, encadrée et mémorisée :

" Lucy, le squelette vedette de la préhistoire. "

En accomplissant ce petit rituel, elle se sentait plus forte et plus jolie. Certaines légendes ont, en effet, le pouvoir de changer toute une vie.

* Dans Hôtel Transylvanie

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