Chapitre 1: Départ Pluvieux
Askrait capitale d'Arneth, an 452
L’opacité de la pièce contrastait avec le vacarme qui y régnait. La petite fille ne percevait que la chiche lumière émanant de la bougie posée sur le bureau en bois. Des bruits gutturaux résonnaient depuis l’extérieur de la pièce, dans un chaos inouï. Terrorisée, la jeune fille ne bougeait plus. Deux silhouettes s'affairaient autour d’elle avec précipitation, mais elle ne comprenait ni ce qu’elles faisaient, ni ce qu’elles disaient.
Trop effrayée pour ne serait-ce que fermer les yeux, elle restait là. Les hurlements et grognements bestiaux étaient proches, bien trop proches.
Adossée au mur froid, à quelques centimètres de ce qui lui semblait être une porte, elle tremblait de tous ses membres.
Après le noir et le bruit vint l’odeur. Une odeur nauséabonde de charogne en décomposition filtrait à travers les interstices du verrou et des gonds de la porte. Une promesse de mort.
La bougie vacilla, et l’une des deux ombres près d’elle s’arrêta, la saisit par ce qui lui semblait être une main, puis la souleva du sol et s’enfonça dans la pièce en direction de la cloison opposée. De sa main libre, elle dessina à même le mur. L’enfant ne bougeait plus, tétanisé.
Puis vint l'assaut : des coups, de plus en plus forts, frappèrent la porte qui menaçait de céder devant tant de sauvagerie.
La deuxième silhouette s’était déplacée dans le prolongement de la porte, prête à faire front de son corps. Elle se tourna vers eux et leur adressa un dernier sourire, que la bougie consentit à leur offrir.
Un ultime coup, d’une violence inouïe, frappa la porte qui rendit l'âme, suivi par la source lumineuse.
Elles entrèrent.
L’enfant cligna des yeux frénétiquement face au changement de luminosité soudain, mais ses pupilles s’adaptèrent vite. Elle pleura, mais la silhouette-qui, à la lumière du jour, s’avéra être une femme aux traits indécis la serra de toutes ses forces dans ses bras.
L’esprit de Silah, qui faisait ce rêve depuis maintenant plusieurs mois, s’agita. Et à cet instant précis, la jeune femme comprit qu’elle pouvait agir dans son propre rêve. Elle étira le cou pour mieux percevoir le visage de la femme qui la tenait dans ses bras… mais rien. Pas l’ombre d’un détail.
Elle essaya encore, plus fort, mais rien : on aurait dit que son cerveau en avait verrouillé l’accès.
Dans une ultime caresse, elle perçut un murmure, mêlé à un sanglot, de la part de la jeune femme :
- Je suis désolée, ma grande.
Silah se réveilla brutalement, en sueur, haletante, déboussolée.
Elle avait beau faire ce cauchemar bien trop souvent à son goût, il l’affectait toujours autant.
La lumière provenant du feu de l'âtre baignait la pièce d’une aura réconfortante. Elle ferma les yeux et inspira profondément, autant pour retrouver son calme que son orientation. Il était encore très tôt, mais elle savait d’expérience que retrouver les bras de Morphée serait une épreuve.
Elle resta là, luttant contre le sommeil qui s’échappait.
Le soleil approchait de son zénith lorsqu’elle se décida enfin à quitter son lit. Une hérésie pour une jeune femme de sa condition, mais elle se souciait peu de l’avis de ses parents.
Avant de quitter la pièce, elle prit tout de même quelques instants pour dompter sa chevelure en bataille à l’aide d’un miroir qu’elle détestait. Chaque jour, voir son visage caramel et ses cheveux sombres lui rappelait à quel point elle différait de ses parents.
Elle n’était pas laide, loin de là, mais sa couleur de peau tranchait violemment avec celle de sa famille.
Elle esquissa un sourire en voyant l’ampleur des dégâts, puis décida d’éviter une énième remarque acerbe de sa mère en remettant un peu d’ordre dans sa tignasse.
Elle enfila une chemise en coton et ses braies, puis quitta la grande pièce.
La bâtisse, somptueusement décorée, était découpée en plusieurs ailes, reliées par d'immenses couloirs menant aux différentes sections.
Silah vivait à l’extrémité sud de la demeure, dans la partie réservée à la famille. Les domestiques et le salon principal se trouvaient à l'opposé. Elle pressa donc le pas pour éviter d’enrager sa mère.
Elle arriva rapidement à l’aile réservée aux invités de marque. Les murs du couloir mettaient en valeur les différentes générations de sa lignée.
L’année précédente, son père avait pris une journée entière pour lui raconter l’histoire de chacun. Ce cours, d’un ennui mortel, avait été une vraie purge à ses yeux… sauf pour l’histoire d’Antée, vieille de plus de trois cents ans.
Cette femme avait mis fin à un conflit de plus d’une décennie en offrant une porte dérobée aux deux belligérants.
Son père n’en savait pas davantage, aussi Silah s’était-elle jurée qu’un jour, elle irait à Elyor consulter les archives de l’Homme.
Elle traversa le dernier couloir menant à la salle à manger principale.
Malgré l’immensité de la bâtisse et la richesse de sa décoration, Boir, son père, avait décidé que les repas quotidiens auraient lieu dans la pièce attenante à la cuisine, pour simplifier la vie des domestiques.
Là aussi, le feu crépitait dans l'âtre, seule et unique source de chaleur dans ce foyer glacial.
Silah s’assit à l’extrémité de la grande table en chêne, ignorant une nouvelle fois le protocole en vigueur. Elle fixa longuement la dernière bûche en train de se consumer.
À l’autre bout de la table, son père et sa mère discutaient des affaires du pays. Elle n’entendait pas un traître mot — et de toute manière, elle s’en moquait bien.
Sa grande sœur, Breinna, était elle aussi en train de se sustenter. Elle lui adressa un léger signe de tête en guise de salut, que Silah lui rendit avec un sourire affectueux.
Breinna était tout le contraire de sa cadette.
Considérée comme l’une des plus belles femmes d’Askrait, digne héritière de Catherine, leur mère qui avait brisé plus d’un cœur dans sa jeunesse, elle n’avait hérité que de deux choses de leur père : ses yeux opalins et son pragmatisme.
Silah ne pouvait s’empêcher d’envier sa chevelure dorée et son visage charmant.
Parée de l’armure de l’Ordre,vert et argenté, elle resplendissait au milieu de la pièce sombre.
Assise au centre de la table, presque à égale distance entre leurs parents et Silah — mais un peu plus proche d’eux néanmoins, elle semblait appartenir à un monde auquel Silah n’avait jamais tout à fait eu accès.
Un choix peu anodin, ne put empêcher de penser Silah. Elles n’avaient jamais été très proches, mais depuis que Breinna avait été nommée Armure, leur relation s'était détériorée.
La bûche, arrivée en fin de vie, s’effondra au milieu des cendres, tandis que les domestiques s’approchaient pour changer les plats.
Elles apportaient avec elles des odeurs enivrantes qui insufflèrent un second souffle de chaleur à la pièce si glaciale.
Nori, une femme d’une quarantaine d’années que les années de dur labeur faisaient paraître cinquante, s’approcha de Silah. Après un geste rapide, elle déposa un filet de truite à l’origan devant la jeune femme.
Silah attrapa presque au vol la main de la domestique lorsqu’elle aperçut la trace de brûlure encore fraîche sur sa paume.
Nori avait toujours été bonne avec elle,sans doute même plus chaleureuse que sa propre mère.
Elle allait l’enjoindre de laisser ce qu’elle faisait pour aller plonger sa main dans de l’eau froide, lorsque la discussion au bout de la pièce s’interrompit.
Avec le silence, une question tomba, lourde de gravité :
-Silah, comment s’est passée l’épreuve du Toucher ? demanda son père d’une voix inquisitrice.
Tous trois se tournèrent vers elle à l’unisson.
Trois paires d’yeux qui semblaient scruter son âme avec insistance.
Deux illustres Armures du passé, et une troisième en passe de le devenir.
Son père et sa mère ne laissaient rien paraître. Quant à sa sœur, Silah crut y déceler une forme de compassion.
L’échec de la fille de deux Armures n’était pas une option.
Silah déglutit bruyamment, et répondit d’une voix dans laquelle perçait un doute qu’elle aurait préféré taire :
— Oui, tout s’est bien déroulé.
Elle n’avait pas menti, se persuada-t-elle. C’était… une demi-vérité. Elle avait échoué au premier essai. L’Armure n’avait pas communiqué avec elle. Mais, de par sa position, l’Armure en charge lui avait permis de réessayer.
Un léger sourire de fierté s’installa sur le visage taillé au couteau de son père. Sa mère semblait, quant à elle, soulagée.
Sa sœur l’observait, un grand sourire aux lèvres qu’elle peinait visiblement à dissimuler.
-Bien. Il ne te reste plus que deux épreuves, mais le plus dur est encore devant toi.
Sa mère et sa sœur acquiescèrent d’un signe de tête.
Silah, enfin, respira à nouveau.
-Je suivrai le chemin que vous avez tous emprunté avant moi, dit-elle solennellement.
Nori et les autres domestiques s’étaient éclipsées pendant cet échange, comme de véritables fées du logis.
Et, lorsque les assiettes furent vides, elles réapparurent comme par enchantement, les bras chargés de desserts.
L’atmosphère s’était un peu réchauffée, aussi Silah entama sa part de tarte tout en reprenant la contemplation de la cheminée.
Son père avait été la plus illustre des armures de la génération précédente.
Les Armures n’avaient pas de hiérarchie établie, pourtant Boir avait été, de fait, leur chef.
Une force et une autorité presque animales se dégageaient encore de lui, dix ans après qu’il eut rendu la sienne.
Sa mère n’était pas en reste : elle avait mis fin à la rébellion du peuple Askraïen.
Quant à Breinna, elle allait bientôt achever sa formation auprès d’un certain Sieg, un homme taciturne que Silah n’avait croisé que quelques fois, mais qu’elle avait instinctivement apprécié.
Un homme de peu de mots, mais de regard droit.
Elle essuyait le sucre de la pomme sur ses lèvres quand Jorah, un garde, entra dans la pièce, annonçant qu’un messager venait d’arriver pour Breinna.
- Qu’il entre, dit Boir.
Le garde s’éclipsa, laissant entrer un homme aux traits tirés, couvert de poussière. Il semblait avoir chevauché à travers monts et marées.
Il salua respectueusement ses hôtes, jeta un bref regard vers Silah, puis s’adressa directement à Breinna :
- Sieg m’a envoyé te chercher. Vous partez dès demain matin pour le nord du pays. Il a insisté pour que tu n’oublies pas de prendre du matériel adéquat.
- Entendu. De quoi s’agit-il ? demanda Breinna, déjà levée de sa chaise. Elle fit un signe aux domestiques pour qu’ils préparent des vivres.
Le messager regarda une nouvelle fois la pièce, comme pour s'assurer qu’aucun espion ne se cachait derrière les tentures, puis répondit à mi-voix :
- Il n’a rien voulu me dire. Mais c’est sous ordre de Sa Majesté, la reine Alice.
Breinna tiqua, mais ne laissa presque rien paraître.
Bien qu’une Armure fût relativement libre de ses mouvements à travers l’Empire, un ordre direct de la reine était rare — et donc, préoccupant.
- Père, Mère, je me permets de prendre congé, dit-elle avec toute la rigueur protocolaire.
-Vas, vas, ma fille, répondit Boir, aussi nostalgique que fier.
À peine avait-il fini sa phrase que Nori réapparaissait déjà, apportant des victuailles pour la route, ainsi qu’un sac de voyage. Breinna ne prit même pas le temps de le vérifier. Elle savait que Nori aurait considéré cela comme une insulte.
La vieille domestique servait la famille depuis plus de trente ans, et avait accompagné trois générations d’Armures.
Une Armure n’était rien si elle ne s’entourait pas des meilleurs.
- Je t’ai même mis le reste de la tarte. Je sais que tu l’apprécies tout particulièrement, précisa-t-elle chaleureusement.
-Merci, Nori. Silah ? interrogea soudain Breinna en se tournant vers sa sœur.
Celle-ci, surprise qu’on lui adresse la parole, reposa la croûte de tarte dans son assiette.
- Oui ? bégaya-t-elle, un peu décontenancée.
- Bonne chance pour la suite des Sélections. Et ne fais pas honte à la famille, dit-elle, sur un ton oscillant entre encouragement et avertissement.
- Merci, ma sœur. Et bonne route, répondit Silah, qui n’était pas dupe quant à la véritable teneur de ce message.
Breinna quitta la pièce, non sans un dernier regard par-dessus son épaule.
L’atmosphère s’alourdit presque instantanément, comme si sa simple présence faisait office de tampon entre Silah et leurs parents.
- Silah, il n’est pas encore trop tard pour revenir sur le choix de ton guide.
Tu as la chance et l'opportunité que beaucoup de tes concurrents n’ont pas.
Si tu ne veux ni de moi, ni de ta mère, de nombreuses Armures à la retraite seraient enchantées de t’apporter leur aide avant le début de l’épreuve de survie, proposa Boir, avec l’espoir que, pour une fois, sa fille écouterait ses recommandations.
-Liam me convient très bien.
Il n’a certes pas réussi les phases finales, mais je suis sûre qu’il m’apportera un regard neuf sur la manière d'appréhender la suite, répondit Silah, d’un ton calme mais ferme.
Elle savait qu’elle aurait le dernier mot ici.
La tradition voulait qu’après l’épreuve du Toucher, chaque candidat puisse choisir une personne de son choix comme guide.
Le guide servait d’instructeur et de formateur pendant les quinze jours de préparation à la seconde épreuve.
Boir lâcha un bref soupir d’agacement,une faiblesse rare chez un homme aussi stoïque.
Il avait compris que Silah avait fait son choix, et que rien de ce qu’il dirait ne la ferait revenir dessus.
Sa mère, quant à elle, semblait totalement détachée de la conversation.
Elle finissait sa part de tarte avec une lenteur presque calculée, comme si tout cela ne la concernait pas.
- Père, Mère, je vais prendre congé.
La route vers la Forêt des Mille Têtes est longue, et j’aimerais pouvoir me reposer un peu une fois sur place, annonça Silah avec un brin d’ironie dans la voix.
- Très bien, répondit simplement Boir.
Et bien que sa mère ait toujours été aussi distante, à tel point que Silah avait fini par s’y habituer , elle ne put s’empêcher de lui lancer une petite provocation.
- Merci, Mère. Je dirai à Nori que vous avez particulièrement savouré cette tarte.
Je suis sûre qu’elle en sera ravie, conclut-elle en se levant.
Son père la rattrapa dans le couloir, juste avant qu’elle ne parte chercher ses affaires.
Il posa fermement ses mains sur ses épaules, la retourna vers lui, puis détacha la bourse à sa propre ceinture pour la glisser dans la main de sa fille.
-Voyage léger.Prends cette bourse et achète ce qui te semblera nécessaire sur le chemin.
Habille-toi chaudement avant l’épreuve. Vous n’avez pas le droit d’emporter autre chose que des vêtements, et le froid sera ton principal ennemi.
Silah hocha la tête.
Elle décida, pour une fois, de s’incliner devant son père, qui avait visiblement accepté non sans peine ses choix.
Elle prit la bourse sans un mot, les doigts serrés autour du cuir usé.
- Pour ce qui est de ta mère… c’est plus difficile pour elle que tu ne le crois.
Mais quand tu reviendras triomphante, nous aurons une discussion, tous les trois.
Silah se fit violence pour ne pas éclater de rage.L’entendre encore défendre cette femme glaciale lui nouait le ventre.Mais elle ne dit rien. Les deux grands yeux opalins de son père si semblables à ceux de Breinna réussirent à apaiser ce soubresaut.
Il s’approcha et déposa un baiser sur son front.
Un geste rare, presque étranger, que Silah accueillit comme on accueille une chaleur oubliée.
Il murmura :
- Vas, ma fille. Et qu’Handor guide tes pas.
Il était ému, elle le sentit, mais ne pouvait se résoudre à répondre avec clarté.
Elle bégaya un semblant de remerciement, trop tiraillée par des émotions contraires pour former une phrase cohérente.
Puis elle se détourna, et partit chercher ses affaires.
Silah venait de franchir le mur d’enceinte d’Askrait. Imposant et majestueux, il formait une barrière nette entre le luxe de la haute-ville et la misère qui s’étalait devant elle : les bas-fonds. La jeune fille, vêtue le plus sobrement possible, ajusta sa capuche pour dissimuler son identité. Malgré la pluie fine, le marché battait son plein. Il ne restait plus que quinze jours avant le début des sélections, cette période cruciale que tout jeune de dix-sept ans devait affronter.
Elle évita de justesse un passant titubant et se faufila entre les étals bondés. La nouvelle reine Alice, dans sa grande bienveillance, avait financé deux semaines de festivités : les commerçants avaient vendu l’intégralité de leurs stocks au palais, qui les redistribuait gratuitement au peuple, sous condition de signer un registre pour garantir l’équité.
Alice venait tout juste de monter sur le trône, après la mort de sa mère Aileen la Conquérante. Malgré les nombreuses victoires militaires et l’expansion de l’empire, le peuple avait payé cher ces campagnes, s’appauvrissant durablement.
Silah, elle, mangeait à sa faim, mais elle observait cette scène avec une profonde tristesse. Quinze jours de festins ne suffiraient pas à compenser des années de privations.
Elle ajusta la dague dissimulée sous sa cape et s’enfonça dans les ruelles étroites. La saison froide touchait à sa fin, mais ses vêtements humides lui arrachaient des frissons désagréables.
Les ruelles, désertes en cette période de fête, contrastaient avec l’effervescence du marché. Bien qu’elle soit noble, Silah connaissait parfaitement cette basse-ville. Plus jeune, elle avait souvent fui la surveillance de sa gouvernante pour retrouver ses amis ici, où elle se sentait libre, loin des protocoles étouffants de la noblesse. Elle cachait toujours ses origines, seuls quelques proches étant au courant.
Malgré toutes ses précautions, elle sentait qu’on l’observait, sans pouvoir déterminer d’où venait ce regard pesant.
Elle ne s’inquiétait pas outre mesure : ici, tout le monde épiait tout le monde, les secrets se monnayant cher, surtout ceux touchant à la noblesse.
À la croisée d’une ruelle, elle s’adossa au mur, scrutant les environs pour vérifier si elle était suivie. Après une minute sans signe suspect, elle reprit sa route.
L’odeur des égouts et de la misère commençait à lui piquer les narines. Elle approchait de la partie la plus délabrée de la basse-ville.
Mael travaillait à la lisière de ce quartier, en tant que forgeron.
Elle le connaissait depuis plus de dix ans. Plus âgé d’à peine deux ans, il avait réussi un exploit en passant les deux premières épreuves des sélections, chose rare pour un habitant du bas peuple.
Par tradition, chaque candidat devait choisir un mentor. Malgré l’opposition farouche de ses parents, Silah avait désigné Mael comme guide il y a plusieurs semaines. La tradition voulait que seul le candidat ait le dernier mot.
Enfin, elle arriva devant la devanture délabrée. L’odeur y était âcre, presque insupportable. Elle sortit une feuille de menthe de sa tunique et la porta à son nez pour atténuer l’odeur.
Le martèlement régulier du marteau sur l’enclume brisait le silence pesant.
Les festivités semblaient avoir déserté cette partie de la ville.
Sans interrompre Mael, elle s’approcha.
Le jeune homme était un colosse. Malgré sa grande taille, Silah n’atteignait même pas ses épaules. Torse nu, Mael frappait l’enclume avec assurance, reflet de deux années de travail acharné.
Quand il la remarqua, il lui adressa un sourire franc, suspendant son coup.
- Je finis cette pièce tant qu’elle est malléable, puis je suis à toi, dit-il.
- Pas de souci. Je vais régler ce que je dois à ton maître, répondit Silah.
- Il n’est pas de très bonne humeur, on a eu des annulations de commandes, expliqua-t-il.
- Je suis sûre qu’une bourse bien remplie lui redonnera le sourire, plaisanta-t-elle.
Mael ne répondit pas, concentré sur son travail.
Silah entra dans la forge en évitant les objets éparpillés, puis ouvrit une porte menant à l’arrière-boutique.
Le vieillard assis là semblait perdu dans ses pensées, immobile sur une chaise aussi vieille que le monde.
« Il ne doit pas former grand monde… » pensa-t-elle.
Silah s’approcha et se racla la gorge pour signaler sa présence.
Le forgeron sursauta, sortant de sa torpeur. Il chercha l’origine du bruit puis, avec un sourire édenté, lui demanda :
- Que puis-je faire pour vous, madame ?
Son ton était teinté d’ironie. Il connaissait le statut social de Silah depuis quelque temps.
- Je viens vous remettre la somme convenue, répondit-elle sans s’offusquer.
Elle souleva sa cape trempée et attrapa sa bourse, qu’elle tendit au vieillard.
-J’espère que le compte y est, jeune fille, dit-il en lui arrachant presque la bourse des mains.
-Bien évidemment. Je vous la ramène dans quinze lunes, comme convenu.
-Pas une nuit de plus. Je te souhaite bien du courage avec cet empoté, s’exclama-t-il.
- Bien entendu, répondit-elle avec souplesse.
Elle s’apprêtait à partir lorsque le vieil homme l’interpella une dernière fois.
- Silah, encore une chose… Bonne chance. Puisse Philia veiller sur toi.
Un peu surprise par ce brusque changement d’attitude, elle répondit simplement :
- Merci.
Elle emprunta le chemin inverse, esquivant une nouvelle fois l’attirail qui jonchait le sol.
Mael l’attendait patiemment, un sac de jute en bandoulière.
- Prête ? lui demanda-t-il, visiblement excité.
-Toujours, répondit la jeune fille.
Elle jeta un dernier regard en arrière, repensant à l’échange avec le vieillard. Peu de nobles auraient toléré une telle ironie sans sévir. Un autre à sa place aurait peut-être puni cette audace. Mais elle n’était pas comme eux, et cela faisait bien longtemps que ce genre de remarques glissait sur elle sans l’atteindre.
- Je t’ai préparé tout un programme, reprit Mael, mais j’ai une course à faire en parallèle.
Il attrapa un fourreau et y glissa une épée qui détonnait avec la qualité de tous les objets environnants.
- Une commande spéciale, pour une vieille connaissance du maître, expliqua-t-il, répondant à la question silencieuse de Silah.
- Je vois… Tu ne m’en diras pas plus, j’imagine ? tenta-t-elle.
- Non, c’est une surprise, répondit-il avec un sourire en coin.
Il prit la tête du duo et s’enfonça plus profondément dans la basse-ville. Silah, peu friande de surprises, observa plus attentivement l’objet qu’il portait.
Le fourreau rouge bordeaux avait été ciré avec soin, et des parures dorées en sublimaient la couleur. Mais ce qui attira le plus son regard fut la garde de l’épée : ouvragée avec finesse, elle représentait deux ailes d’aigle protégeant la main de son porteur.
Dans le royaume, seul un clan avait le droit de porter ce blason : la famille royale.
Mael, alerte, remarqua la réaction de Silah. Il lui fit un clin d’œil avant de dissimuler l’arme dans les plis de sa cape.
Ils marchèrent ainsi près d’une heure à travers la basse-ville, sur le qui-vive. Silah avait toujours cette sensation d’être suivie, mais n’en dit rien. Plus ils s’enfonçaient, plus l’odeur fétide agressait leurs narines, mais aucun ne fit de commentaire : l’un par habitude, l’autre pour éviter d’attirer des regards inquisiteurs. Les passants semblaient ne pas prêter attention, mais une atmosphère d’anxiété régnait. Chacun était absorbé par ses propres préoccupations.
Ils arrivèrent enfin aux portes de la basse-ville, et Silah commença à se détendre. Ce n’était pas la première fois qu’elle traversait cette partie de la ville, mais jamais avec un tel chargement. Une telle arme pourrait probablement nourrir une famille entière pendant au moins un an.
Une simple palissade en bois marquait la limite de la basse-ville. Deux gardes à la mine patibulaire surveillaient l’entrée, jaugeant le flux d’arrivants.
Mael s’arrêta et attrapa Silah par le bras.
- On ne devrait pas passer par la porte principale. Je les connais bien, ces deux-là… Ils ont tendance à confisquer, au nom de Sa Majesté, tout objet un tant soit peu onéreux.
Ignorant l’avertissement, Silah s’engagea dans la foule, Mael sur ses talons. Serrés les uns contre les autres, il ajusta son baluchon et vérifia une dernière fois que l’arme restait bien dissimulée sous sa cape.
Ils mirent près de cinq minutes à atteindre la porte principale. À peine avaient-ils franchi le seuil qu’un des deux soudards attrapa Silah par l’épaule pour l’écarter de la file. Silah se laissa faire, affichant un flegme qui surprit Mael.
Le garde hurla :
- Inspection du chargement, au nom de Sa Majesté ! Écarte-toi de la file !
Mael s’était lui aussi séparé de la masse et se tenait à deux pas derrière la jeune fille, la main dans sa cape, prêt à dégainer l’arme.
Silah se retourna brièvement et, d’un simple clin d’œil à Mael, désamorça la situation. Puis elle fit face au garde.
- Je passerai sur le fait que vous m’ayez touchée si vous vous excusez dans la minute, dit-elle d’un ton impérieux, un sourire arrogant aux lèvres.
Mael resta consterné par l’attitude de Silah, mais se prépara à une éventuelle réponse physique.
Le garde la toisa, un rire rauque s’échappant de sa gorge.
- « Et pourquoi je ferais ça, m’dame ? »
-« Parce que c’est comme ça qu’on traite ses amies. » répondit-elle, un sourire en coin.
Un éclair d’hésitation passa dans ses yeux. Puis, il balbutia, surpris :
-« Silah… c’est vraiment vous ? »
Le colosse, déconcerté, laissa tomber son masque de dureté, remplacé par un éclat de nostalgie. Silah l’épargna et l’enlaça affectueusement. Mael observait la scène, perplexe.
Après quelques instants, toute animosité envolée, Biorn déclara :
- Tu as bien grandi, ça me fait très plaisir de te voir, dit-il en la scrutant, comparant son apparence à l’image mentale qu’il avait d’elle jadis.
- Et toi, tu n’as pas changé, toujours une brute de décoffrage au cœur d’or, répondit-elle, toujours souriante.
Elle recula de quelques pas, attrapa l’épaule de Mael et l’intégra à la conversation.
- Je te présente Mael, il sera mon guide pour les épreuves de sélection, ajouta-t-elle.
L’intéressé s’approcha du colosse et lui tendit l’avant-bras en guise de salut respectueux. Le soldat l’attrapa avec vigueur et le salut protocolaire dura plus longtemps que de coutume, comme si chacun jaugeait l’autre. Satisfait, l’homme recula d’un pas.
- Toi aussi, tu as bien grandi et gagné en force, mon garçon, continua-t-il.
Mael et Silah échangèrent un regard chargé de questions. Biorn attrapa leurs épaules et les tira à l’écart, loin de la foule.
- Tu pensais vraiment que ton père te laisserait te balader dans les bas-fonds sans protection ? Tu filais en douce comme un nourrisson à quatre pattes. Je veillais sur toi à chaque fois, mais toujours de loin.
Silah dévisagea Biorn, un sourire attendri aux lèvres.
- Je ne l'avais jamais remarqué, dit-elle simplement. Mais je comprends mieux le surnom que te donnaient tes camarades.
- « La Grande Ombre », répondit-il avec déférence. Les années ont passé, et quand ton père a rendu l’armure, j’ai rejoint la garde de Sa Majesté. Et nous voilà, conclut-il simplement.
Le colosse, le cœur empli de souvenirs d’une époque révolue, remarqua alors l’épée qui dépassait de la cape de Mael.
- C’est une sacrée arme que tu as là, observa-t-il.
- Une livraison qui doit rester secrète, répondit le jeune homme, légèrement mal à l’aise.
Biorn frappa avec force, mais amicalement, l’épaule de Mael, qui manqua de s’écrouler sous l’impact. Profitant du déséquilibre, le colosse se rapprocha et murmura quelques mots à son oreille.
Le jeune homme se ressaisit et, d’un simple mouvement de tête, confirma discrètement la supposition de « La Grande Ombre ».
Silah, consciente qu’un échange silencieux venait d’avoir lieu sous ses yeux, ne s’en offusqua pas. Le quadragénaire, satisfait, s’éloigna avec une grâce que Silah ne lui connaissait pas.
- Je vais vous éviter la file principale, madame, suivez-moi, proposa-t-il en feignant mille et une révérences.
Silah éclata de rire et lui emboîta le pas, suivie de près par Mael, qui massa discrètement son épaule pour atténuer la douleur, inconscient que ce simple moment marquait le début d’un chemin semé d’embûches.
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