Chapitre 1 : Il y avait de la lumière dans le cœur de cette enfant
Sous prétexte que cela fâcherait les divinités de la mer et de la montagne, plusieurs interdits régnaient, comme celui de gravir les falaises brutes du vieux phare. Cela n’empêcha pas la petite fille de s’y rendre – après tout, elle ne croyait pas en des dieux qui laissent mourir les enfants.
Arrivée au sommet après quelques frayeurs – la brume rendait la pierre glissante –, l’enfant se félicita pour son talent de grimpeuse. Bien décidée à ne pas en rester là, elle contourna le haut bâtiment embrassé par le lierre. Plutôt que de s’attarder sur la grosse porte de bois, elle repéra une fenêtre en mauvais état, qu’elle acheva de casser avant de se glisser de l’autre côté.
À l’intérieur l’attendait un univers de cuivre et d’or rouillé, mangé par le vert de mille plantes inconnues. Un fatras de machines, aux rouages complexes, avait été investi par une végétation luxuriante qui donnait à l’ensemble l’allure d’une jungle mystique, pour le plus grand plaisir de l’enfant qui se sentit comme une vraie aventurière. En guise de chapeau, elle se mit sur la tête une sorte de couvercle tordu qui traînait là.
Un sifflement de vapeur s’éleva d’un coin de la pièce, mélangé à une curieuse odeur d’huile et de rouille. La fillette prit ça pour un signal et se lança à l’aventure, encouragée par le chant de grenouilles joyeuses – malheureusement trop timides pour sortir de leur cachette. Plusieurs fois, elle se prit les pieds dans des racines et des toiles sur le visage, si bien que ses grommèlements se joignirent à la voix chaude du vieux phare qui grinçait tout seul.
L’exploratrice continua son expédition dans cet écosystème mystérieux et repéra des escaliers. Entre escalades audacieuses, rampements laborieux et roulades théâtrales, sa progression fut lente, mais souvent applaudie par le cliquetis de mécanismes.
Naturellement, la petite fille ne pouvait pas s’empêcher de toucher à tout : des feuilles souples et douces comme le velours aux tuyaux brûlants qui serpentaient. Il pesait sur elle un étrange mélange d’humidité tropicale et de crasse de vieil atelier négligé. De temps en temps, elle croisait la route de martres ou de lapins fantômes, trop rapides pour être suivis.
Tout en haut de ce labyrinthe aux ombres vertes, un garçon de son âge observait le vol d’oiseaux railleurs. Ici, à l’exception d’une table ronde et de trois chaises, l’espace était dégagé, et les machines enrayées se faisaient plus rares que les plantes. Lorsque l’inconnu aperçut la visiteuse, il sourit comme s’il l’attendait.
« Bienvenue au cœur du Phare de l’Entre-mondes.
— C’est nul comme nom, on peut pas l’appeler le vieux phare qui pète ? » demanda-t-elle. Comme pour approuver, le bâtiment poussa un grincement semblable à une flatulence au parfum d’huile de moteur.
« C’est une suggestion… intéressante, hésita le garçon. Installe-toi, je t’en prie. »
Il désigna une chaise, mais la fille préféra s’affaler au sol, ce qu’il imita – avec un peu plus de dignité cependant. Une grenouille spectrale passa par là et les fixa – un œil porté sur chacun. Devant ses gros yeux louches et inexpressifs, l’enfant éclata d’un rire inimitable, si sonore qu’il rebondit sur les vitres et la fit fuir.
« Tu dois avoir beaucoup de questions, dit le garçon.
– Non, ça va. » Elle ne tarda pourtant pas à en poser : « Comment ça marche ? »
Elle pointa du doigt le rayon mouvant du vieux phare qui, dehors, illuminait l’océan de brume.
« Je l’ignore. Cette technologie fonctionne seule, comme un organisme vivant. Elle demande juste un peu d’entretien.
— Bah tu sers à quoi alors ? »
Le garçon eut un sourire triste et fugace. « Comme je te l’ai dit, elle a besoin d’entretien. Je m’assure que le Phare de l’Entre-mondes continue de veiller.
— Le vieux phare qui pète, tu veux dire. » Le bâtiment approuva d’un grincement long et mélodieux. « Pourquoi tu fais ça ? reprit la fille.
— Pour que les âmes errantes gardent un endroit où aller. Le navire à bord duquel tu es arrivée a été guidé par cette lumière.
— Comment tu sais ? »
Un sourire énigmatique – moins sombre que le précédent – passa sur son visage. La grenouille fantomatique revint, accompagnée d’une amie. Une lueur bleutée, phosphorescente, s’échappait d’elles au rythme de leurs coassements.
« Je sais bien des choses, éluda le gardien. Sans cette lumière, tu aurais erré dans la brume jusqu’à disparaître…
— Moi, je veux pas disparaître, s’inquiéta l’enfant. J’ai déjà vu ça chez des adultes, au début, ils ne faisaient plus rien, et après ils se sont effacés. Si j’arrête de bouger, je vais mourir aussi. Moi, je veux m’amuser pour l’éternité, et garder en vie tous ceux qui m’entourent.
— Même les animaux ?
— Bah oui !
— Même les araignées ?
— J’adore les araignées, elles font du fil avec leurs fesses. »
Le garçon laissa s’échapper un rire doux comme une brise qui résonna avec les machines graves. La fille le rejoignit d’un rire radieux et les deux grenouilles galopèrent à toute vitesse.
« Merci, dit le gardien, cela fait longtemps que je n’avais pas ri. J’ai bien fait de te choisir. Tiens, prends ça. »
Il glissa dans la main de la fille un objet froid, aux mêmes reflets chrysocales que certains rouages.
« C’est la clé du phare, expliqua-t-il. Accepterais-tu de veiller sur lui avec moi ? »
Pensant à toutes les aventures qui l’attendaient dans son ventre, la fille eut ce sourire de diablotin que craignaient tant les adultes. « Bien sûr ! Je dois faire quoi ?
— Continuer de vivre, même dans ce monde. C’est ce dont a besoin le Phare de l’En… le vieux phare qui pète. Il ne doit pas sombrer dans l’oubli – tout comme les âmes que tu animes par ta présence. Pour ce qui est des machines, je t’aiderai, je t’apprendrai.
— Ça a l’air plutôt facile, je veux bien.
— Maintenant que tu as la clé, ajouta le garçon, promets-moi de ne plus entrer par effraction. »
Elle détourna les yeux, soudain intéressée par le plancher. Passer par la porte plutôt que la fenêtre, c’était beaucoup moins drôle.
Trois grenouilles phosphorescentes sautillèrent jusqu’à elle et attendirent sa réponse.
« Ça, je peux pas promettre… »
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