De faim à fin (2)
⚠️ TRIGGER WARNING
Ce chapitre contient des passages sensibles : violences domestiques, maltraitance infantile, trauma psychologique, pensées suicidaires.
La lecture peut être difficile. Prenez soin de vous avant tout.
Si vous sentez que c'est trop, ne vous forcez pas. Écrivez-moi, je vous enverrai un résumé global pour que vous puissiez suivre l'histoire sans être trop exposé(e).
Si vous vivez des choses similaires, parlez-en à quelqu'un de confiance. Et si vous n'avez personne, sachez que je suis là aussi.
Avec tout mon cœur,
Sakka-chan
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FLASHBACK
Pov: Akira Masashi
L'hôpital Mitogawa était aussi froid qu'un matin de janvier.
Pas seulement à cause de la climatisation poussée à fond... mais à cause de l'ambiance.
La salle était plongée dans un silence profond.
Les murs étaient d'un blanc pâle et reflétaient la lumière agressive des néons.
Le sol carrelé luisait comme une vitre stérile, sans trace de vie ni chaleur.
Un tableau électronique clignotait par moments, affichant des numéros de chambre et des noms de patients que j'oubliais aussitôt.
Tout semblait être à sa place : les plantes en plastique, les sièges bien droits, les affiches un peu de travers sur la prévention de certaines maladies...
L'odeur de cet endroit, même si j'y étais pas venu souvent, me donnait toujours envie de sortir.
Ça sentait bizarre... un mélange de produit qui pique le nez, un peu comme l'alcool qu'on met sur une blessure, et une autre odeur que je connaissais pas trop... froide et triste. Comme si le lieu essayait de cacher quelque chose qu'on ne devait pas sentir.
Depuis notre arrivée dans l'établissement, Suya n'avait pas dit un mot.
Elle marchait à petits pas, la tête baissée et les bras accrochés aux miens.
J'avais peur qu'elle me glisse entre les doigts comme un rêve qui disparaît au réveil, alors je la tenais fort.
Comme on s'accroche à un souvenir... pour ne pas sombrer.
Nous avons avancé lentement vers le secrétariat pour se faire enregistrer.
La salle d'attente n'était pas pleine, et je me surpris à remercier ça dans ma tête.
Je n'avais pas envie de rester trop longtemps ici. Je ne savais pas pourquoi, mais cet endroit me faisait me sentir plus mal qu'avant d'y entrer.
Quelques patients étaient assis, silencieux, le regard perdu dans le vide, ou avec une mine de malade sur le point de mourir.
Derrière la vitre du comptoir, une femme d'une trentaine d'années nous observait.
Elle avait un chignon bien tiré, des lunettes rectangulaires, et un stylo coincé derrière l'oreille gauche.
Ses ongles longs et rouges tapaient sur le clavier avec une précision impressionnante.
Elle portait un uniforme blanc avec un badge accroché de travers. Il y était écrit : Erina Mikassa.
Quand elle nous a vus approcher, elle a esquissé un sourire de politesse... enfin, je crois.
— Bonjour. Vous allez bien ?
Ironique, de demander à des gens qui viennent à l'hôpital s'ils vont bien. Mais bon... j'imagine que c'est ce qu'ils sont obligés de dire.
J'ai fait taire mes pensées qui commençaient à monter dans ma tête, et j'ai hoché la tête simplement, avant de dire :
— Je veux voir un médecin pour ma petite sœur.
Elle a baissé les yeux en regardant Suya, puis les a remis sur moi.
— Vous êtes accompagnés par un adulte ?
Je redoutais tellement cette question.
Qu'est-ce que j'étais censé dire ?
Que nous étions orphelins ?
Que notre mère était absente ?
Qu'elle nous avait laissés seuls et que je faisais semblant d'être un grand ?
J'aurais pu inventer... dire qu'elle était en voyage, ou qu'elle arrivait dans pas longtemps. Mais même moi, je savais que ça ne marcherait pas.
Je sentais mes yeux devenir humides, malgré moi. Je ne voulais pas pleurer... pas maintenant.
Mais alors, elle a dit doucement :
— Bon, on va commencer par faire sa consultation, d'accord ?
J'ai hoché la tête, très vite.
J'étais soulagé qu'elle dise ça, qu'elle accepte de s'occuper de Suya sans poser trop de questions... c'était comme si quelqu'un avait ouvert une fenêtre dans cette salle sans air.
J'étais tellement reconnaissant que, même sans parent, elle décide quand même de la prendre en charge.
— Vous êtes assurés au moins ?
J'ai baissé la tête.
Moi, oui... mais pas Suya.
Je ne sais même pas si elle a déjà eu une carte d'assurance, ou si son nom existe quelque part dans les dossiers de la mairie.
Maman a jamais voulu s'en occuper. Elle disait que c'était trop de papiers, trop d'argent, ou juste... qu'elle avait pas le temps.
Je ne comprends pas comment une maman peut faire ça. Mais bon... c'est la mienne.
— Ok, c'est pas grave, a-t-elle dit.
Elle a recommencé à taper sur son clavier, puis elle nous a regardés à nouveau.
— Vous êtes frères ? C'est quoi son nom ?
— Oui, j'ai répondu. Elle s'appelle Suya Masashi.
Encore quelques tapotements, puis elle a sorti un petit formulaire. Il était un peu froissé, comme s'il traînait là depuis un moment, mais elle me l'a tendu avec un sourire.
— Remplis ça vite fait. Et attendez là-bas, on viendra vous appeler.
Je n'ai pas discuté. J'ai juste hoché la tête et pris le papier.
Puis j'ai pris la main de Suya et on est allés s'asseoir plus loin, sur des sièges alignés contre le mur.
Il y avait un vieux monsieur qui dormait à moitié à côté de nous, la bouche entrouverte, et une ado avec des cernes énormes qui fixait le sol comme si elle allait tomber dans les pommes.
Suya, elle, n'avait toujours pas parlé.
Je sentais son souffle trembler, doucement, comme si elle retenait quelque chose à chaque fois qu'elle inspirait.
Elle regardait droit devant elle, mais ses yeux... ses yeux étaient vides.
À quoi pouvait elle pensé me demandais je intérieurement
*************
— Suya Masashi. Bureau 4.
La voix froide d'un homme grésilla dans le haut-parleur, prononçant le nom de ma sœur. C'était enfin à notre tour.
On venait à peine de finir les examens de base : prise de son poids, sa taille, sa température.
Elle n'avait pas bronché, même quand on lui avait pris du sang. Pas un mot, ni même une grimace.
Mais en même temps... Suya est habituée à des douleurs plus grandes que ça.
Je passais mon temps à l'observer. À la suivre du regard partout.
J'essayais de deviner si elle allait pleurer. Ou faire un de ces trucs normaux qu'un enfant de six ans est censé faire.
Mais non.
Elle se contentait de fixer le vide avec ce regard qu'elle a parfois — comme si elle n'était plus là.
Je l'ai aidée à remettre son sweat abîmé, celui qu'elle avait enlevé pour les examens, puis on s'est levés pour rejoindre le bureau 4, comme indiqué par la voix.
On a marché lentement dans les couloirs. On a passé des portes avec des panneaux écrits en gros : radiologie, cardiologie, neurologie...
Quelques patients étaient devant ces différentes portes-là.
La plupart ne nous regardaient même pas.
Certains dormaient, recroquevillés sur les bancs en plastique. D'autres avaient les yeux collés à leur téléphone. Il y avait aussi quelques femmes avec leurs enfants.
Comme s'ils avaient entendu mes pensées, un bébé s'est mis à pleurer, ce qui nous a fait nous retourner, moi et Suya, pour regarder dans sa direction.
À ce moment-là...
Je l'ai regardée, et j'ai eu envie d'être à sa place.
Juste pour être pris dans des bras chauds.
Juste pour qu'on me dise que ça allait aller.
Alors j'ai serré un peu plus fort la main de Suya, ma seule famille, voyant qu'elle les regardait sans détourner les yeux.
Comme si elle s'interdisait de le faire.
Je voulais qu'elle comprenne que j'étais là.
On a dépassé cette scène qu'on n'aura probablement plus jamais.
Puis on s'est arrêtés devant une petite porte.
Une vieille plaque usée indiquait : Salle n°4 / Docteur Shimizu.
La porte était d'un vert pâle, un peu sale, comme si les années l'avaient fatiguée.
J'ai pris une grande inspiration. Puis j'ai toqué.
— Entrez, a lancé une voix grave, sans attendre.
J'ai poussé la porte doucement, de peur d'être viré avant même qu'il nous reçoive.
Quand j'ai pénétré dans le bureau du docteur, je me suis dit qu'il ne ressemblait pas du tout à ce que j'imaginais.
Y'avait pas de posters avec des cœurs ou des poumons.
Pas de jouets pour enfants, ni de dessins colorés.
Juste un mur gris, et une odeur de vieux plastique mélangé à des trucs chimiques...
Le docteur, qui s'appelait apparemment Shimizu, était là, assis derrière un bureau en métal couvert de papiers.
Il n'a même pas levé la tête quand on est entrés.
Le vieux monsieur continuait d'écrire je sais pas quoi avec son stylo qui faisait des clic-clac amusants .
Il portait une blouse pas vraiment blanche.
Plutôt gris-jaune, avec des taches brunes.
Ses cheveux grisâtres étaient collés à son front, comme s'il n'avait pas dormi depuis des jours.
Il portait des lunettes épaisses, et ses yeux — quand il les a enfin levés vers nous — semblaient dire : « Pourquoi vous êtes là, vous ? »
— Masashi Suya, six ans. Température 36 degrés. Taille : 1m05. Poids : 15 kilos.
Nous étions encore debout quand il a lâché ça d'un ton froid, comme s'il lisait la météo.
Je savais même pas quoi répondre, alors j'ai avancé vers les sièges devant lui.
J'ai installé Suya sur la chaise de droite, et je me suis assis à côté, sur celle de gauche.
Le docteur Shimizu a haussé les sourcils, attendant sûrement une réponse que je n'avais pas.
Il a poussé un soupir, puis il a continué :
— Tu n'as pas de symptômes visibles. Pas de toux, pas de fièvre, pas de douleurs particulières... alors pourquoi vous êtes ici ?
— Euh... en fait, Mons... Docteur, Suya... elle veut souvent se tuer.
Pas très confiant, j'ai dit ça d'une voix basse.
Après mes mots, un silence brutal s'est installé dans la pièce.
J'aurais peut-être pas dû le dire aussi directement ?
Je me suis figé, et j'ai regardé le docteur, un peu paniqué.
Il n'a pas bougé pendant un moment, puis soudainement, il s'est mis à sourire.
Et quand j'ai vu ce sourire sur son vieux visage, j'ai cru que mon stress redescendait, que mon cœur se réchauffait un peu.
C'était une erreur.
J'étais trop naïf pour faire la différence entre un sourire sincère et un sourire mauvais.
J'avais tellement besoin de réconfort que le moindre geste un peu doux me donnait de l'espoir.
Mais cet espoir-là s'est brisé net quand il a parlé, d'une voix glaciale :
— Vous vous croyez à l'asile ?
J'ai cligné des yeux, parce que j'avais l'impression qu'on venait de m'enfoncer un doigt dans le cœur.
Je crois que j'ai pas compris ce qu'il a dit.
Enfin si... j'ai compris les mots.
Mais j'ai pas compris pourquoi il disait ça.
J'ai voulu ouvrir la bouche pour lui dire non, mais ma gorge s'est bloquée.
Et puis... je me suis dit que c'était bête, que ça servirait à rien de répondre . Alors je l'ai refermée aussitôt.
Quelques secondes ont passé. Et il disait rien. Il nous regardait, juste, en silence. Comme si on était des trucs posés sur une étagère.
Je pensais que c'était de ma faute.
Peut-être que j'avais été trop brusque. Ou que j'avais dit un mot de travers.
Peut-être que j'avais été irrespectueux sans m'en rendre compte.
Alors j'ai baissé la tête encore plus, et j'ai murmuré :
— P-pardon... je suis désolé, docteur...
Je voulais pas... je voulais pas mal parler...
Je me suis redressé un peu, comme un élève qui sait qu'il va se faire gronder.
Suya, elle, n'a pas bougé.
Ses mains étaient posées sur ses genoux, bien droites. Elle regardait le mur d'en face, comme si elle s'attendait à disparaître dedans.
Et puis la voix du docteur est tombée d'un coup, sèche comme une gifle :
— Sortez.
Ce mot-là, mon cœur a pas voulu l'entendre.
Et comme si ma langue refusait d'obéir, elle s'est mise à parler toute seule.
J'ai commencé à supplier. Je sais même pas d'où les mots sortaient. J'avais l'impression de pleurer sans larmes.
— Je... J'ai mis des mois à économiser. J'ai fait des petits boulots. J'ai cotisé, pendant longtemps... pour que Suya puisse voir un docteur. S'il vous plaît... s'il vous plaît, soignez-la. Elle est pas folle. Je vous jure... elle est pas folle.
Le docteur haussa un sourcil.
Il se pencha un peu, croisant les bras sur son bureau, puis souffla du nez, comme s'il venait d'entendre une mauvaise blague :
— Et tu crois que t'as payé pour quoi, gamin ?
Tu sais au moins où t'es ?
Il se redressa entièrement , et tapa de son doigt sur un des dossiers devant lui.
— Je suis pas psychologue, mais pédiatre.
Moi, j'écoute pas les petits cinglés qui veulent se tuer parce qu'ils ont raté leur dessin animé.
Mon ventre s'est serré fort à ses mots. Comme si on m'écrasait de l'intérieur.
Je savais plus quoi dire. J'avais l'impression de devenir tout petit.
J'étais juste venu guérir ma sœur .
Pourquoi il me dit tout ça ?
— Vous pouvez quand même la voir... juste une fois. Ou simplement lui parler s'il vous plaît. Elle...
J'ai même pas eu le temps de terminer ma requête qu'il m'a coupé et a dit :
— J'ai pas le temps pour ça. T'as cru quoi ? Parce que t'as payé quelques yens, je dois accomplir un miracle pour ta sœur
Je suis resté assis, les yeux commençant à se mouiller.
Mon corps entier refusait de bouger, comme s'il réalisait enfin la violence des mots du vieil homme.
— Vous me faites perdre mon temps. Dégagez et en vitesse.
Même à ses mots, j'ai pas bougé.
C'était comme si mes pieds étaient collés au sol. Comme si mon cœur, lui, essayait encore de croire qu'il restait une chance.
Qu'il allait changer d'avis. Qu'il allait dire "Revenez demain."
Mais il disait rien. Il attendait juste qu'on parte, comme on jette des ordures.
Avec beaucoup de force, j'ai levé mes yeux larmoyants vers lui, et j'ai dit dans un dernier souffle :
— Mais... j'ai payé...
— Et alors ? Tu veux que je t'applaudisse ?! me coupa-t-il brutalement. Je suis pas un Dieu.
Si tu veux soigner ta sœur, alors va acheter un doudou... ou une corde.
Cette phrase m'a transpercé.
Un coup de couteau dans le cœur.
J'ai regardé Suya longuement.
Puis j'ai pris sa main froide, tout doucement. Et on s'est levés.
J'ai rien dit. Même pas un soupir ou un au revoir, comme le veut le respect.
J'ai juste tourné le dos à ce docteur, en compagnie de ma sœur. Et on a quitté la pièce.
La porte s'est refermée derrière nous, lentement. Un clac tout sec.
Et dans ma tête, je me suis dit quelque chose que j'oublierai jamais :
Dans ce monde... il y aura jamais de place pour des gens comme nous.
Je serrais fort la main de Suya, même si elle ne la serrait pas en retour.
On marchait dans le couloir sans se parler.
J'entendais seulement nos pas. Et les cris des bébés dans la salle d'attente.
Chaque cri me rappelait qu'ici, certains pleuraient...et qu'on les prenait dans les bras.
Nous, on pleurait en silence. Et personne nous voyait.
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Nous étions maintenant dans la salle où on avait vu la gentille dame, celle qui avait accepté qu'on voie un docteur sans parents.
J'avais cru... que tout le personnel serait comme elle.
J'avais pensé que ma sœur allait guérir.
J'avais pensé que ma sœur ne faiblirait plus...
Mais mes espoirs sont tombés quand j'ai levé les yeux vers le secrétariat, je ne l'ai pas vue.
La dame du nom de Erina Mikassa... elle n'était plus là.
Comme si Dieu l'avait mise sur notre route juste pour qu'on y croit, avant de nous punir encore plus fort.
Quand j'ai baissé les yeux, qui étaient prêts à craquer, à laisser tout sortir, j'ai vu Suya.
Ses épaules bougeaient à peine, comme si elle respirait plus vraiment. Elle ressemblait à une personne qui n'a plus de vie dans ce monde
Alors, sans réfléchir, je l'ai prise dans mes bras. Et je lui ai dit, tout doucement, à l'oreille :
— Je suis désolé, Su'... j'ai pas réussi.
Et là, au milieu du couloir, je me suis effondré.
Les bras autour de ma sœur, le cœur vidé à cause de ce monde de méchants.
J'ai pleuré sans me retenir, comme cette fois sur le trottoir.
Ma gorge s'est serrée à chaque respiration.
J'ai voulu m'excuser encore auprès de Suya, mais les mots sont restés bloqués dans ma poitrine.
Alors je l'ai juste serrée fort contre moi. Comme si je pouvais la garder dans ce monde rien qu'avec mes bras.
Chaque jour, ce monde nous montrait qu'il s'en fichait de nous. Il tout tournait le dos comme si on n'avait pas le droit d'être heureux aussi.
Des pas pressés qui s'approchaient de nous m'ont fait sortir mes pensées mélancoliques.
Je me suis un peu redressé, surpris.
Une voix, que j'avais entendue peu de fois mais que je n'avais pas oubliée, a retenti :
— Eh... les enfants, ça va pas ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
Madame Erina Mikassa.
C'était elle.
Elle est revenue. Ou peut-être qu'elle n'était jamais vraiment partie.
Je me suis détaché de Suya pour la regarder.
Son badge était toujours accroché à son uniforme un peu froissé. Il penchait un peu, mais je voyais bien son nom dessus.
Je l'ai regardée à travers mes larmes, incapable de parler.
Suya non plus n'a rien dit, mais j'ai senti ses doigts s'accrocher un peu à ma chemise d'école.
— Allez, venez.
Son ton était doux, mais ferme.
Elle s'est accroupie pour se mettre à ma hauteur, et elle nous a regardés doucement, avec une lueur que je ne voyais que chez ma mère... avant la naissance de Suya.
Puis elle a dit :
— Je suis en pause. J'allais sortir prendre un café. Vous venez avec moi ?
Sans m'en rendre compte, j'ai hoché la tête.
Même si mon cœur criait encore, mes jambes ont obéi.
On a marché tous les trois, lentement, en sortant de l'hôpital.
Madame Erina nous ouvrait la voie, comme une mère ou une grande sœur.
Et moi, je l'a suivais . Suya, elle, restait collée à moi comme une ombre fragile.
Quelques minutes après, on est arrivés devant un petit café.
Au-dessus de la porte, il y avait écrit "Le Bon Viveur".
À première vue, c'était un coin calme, un peu vide quand on y a mis les pieds.
Il y avait des petites tables en bois, des plantes en pot un peu fatiguées, et des chaises qui paraissaient.
Des affiches étaient collées contre les murs, toutes délavées par le soleil. On entendait de la musique douce, qui sortait d'une baffe sûrement derrière le comptoir.
Madame Erina nous a fait signe de la suivre jusqu'à une petite table tout au fond.
On s'est installés sans dire un mot.
Elle a levé la main en direction du comptoir.
En à peine quelques secondes, un jeune homme s'est approché. Il avait peut-être 18 ou 19 ans, il portait un tablier bleu, des écouteurs autour du cou, et un carnet dans la main.
— Bonjour, bienvenue au ''Bon Viveur'' ! Vous voulez boire quelque chose ?
— Deux chocolats chauds, bien sucrés, dit Madame Erina avec un petit sourire. Et un café noisette pour moi, s'il vous plaît.
— Très bien, je vous apporte ça tout de suite !
Il a noté, puis il est reparti en direction du comptoir .
On est restés silencieux un moment.
On entendait juste les petits chuchotements des voisins de table, et les pas des gens qui passaient dehors, qu'on voyait à travers la baie vitrée.
Je devenais nerveux. On l'avait suivie sans se poser de questions, mais maintenant qu'on était tous les trois autour de cette table... je me demandais ce qu'elle nous voulait, en vrai.
J'étais habitué à ce que les adultes nous traitent comme du bétail, moi et ma sœur.
Mais avec elle, c'était bizarre... mes pieds avaient juste suivi ce que mon cœur me disait.
J'avais une confiance en elle qui sortait de nulle part.
J'étais encore en train de réfléchir à tout ça, quand sa voix a retenti :
— C'est Suya, ton prénom, n'est-ce pas ?
Elle a dit ça en regardant ma sœur.
Suya a juste hoché la tête, sans dire un mot.
— Et toi alors ? C'est quoi ton petit prénom ?
— Je m'appelle Akira Masashi, madame.
Elle m'a fait un sourire. Un sourire qui avait l'air gentil. Mais je ne voulais pas me faire avoir.
Je connais trop bien les gens pour tomber dans ce piège.
— Moi c'est Erina. Et j'ai que 24 ans, pas la peine de m'appeler madame. Juste Erina, ça va. D'accord ?
Suya et moi, on a hoché la tête ensemble, pour lui dire qu'on avait bien compris.
C'est là que le serveur de tout à l'heure est revenu.
Il a posé trois verres pleins sur la table, s'est un peu incliné, puis il est reparti sans rien dire.
Aussitôt qu'il est parti, Mada... Erina a repris :
— Je vais pas vous forcer. Mais si vous voulez parler... je suis là . Je vous écoute.
Elle nous a dit ça en nous faisant signe de boire.
Nos chocolats étaient encore très chauds.
J'ai fait un petit signe de tête à Suya pour lui dire de boire.
Puis j'ai pris mon verre à moi et j'ai doucement siroté la boisson.
Le chocolat était sucré, un peu amer au fond, et très chaud.
À chaque gorgée, j'avais l'impression que ça me réchauffait jusqu'à l'intérieur.
Il me procurait une chaleur dans le ventre que je n'avais pas ressentie depuis longtemps.
Je me demandais si Suya ressentait aussi ça.
Ce qu'Erina venait de dire... je l'avais bien compris.
Mais... est-ce que je pouvais lui faire assez confiance pour lui raconter notre vie ? Mettre à nu nos douleurs ? Et lui montrer nos faiblesses ?
— Grande sœur... C'est à cause de moi que Aki' souffre. Maman a dit que...
La voix de ma sœur m'a devancé. J'ai compris à ces mots qu'elle s'en voulait.
Elle pensait qu'elle était la cause de notre souffrance.
J'ai déposé mon verre sur la table et je me suis tourné vers elle.
— Dis pas ça, Suya... T'as rien fait de mal.
Ma voix a tremblé un peu.
Mais j'ai tenu bon., j'ai essayé de rester fort pour elle.
Je me suis penché et j'ai doucement caressé sa tête. Ses cheveux étaient un peu en bataille, à cause de notre longue journée.
— Pardon... grand frère...
Elle a dit ça dans un souffle, tout bas.
Puis, d'un coup, ses larmes ont commencé à couler. Comme si elle n'en pouvait plus de les retenir.
Elle s'est blottie contre moi. J'ai senti son petit front se poser sur mon torse, et ses bras s'accrocher à moi comme si elle avait peur que je disparaisse. Ses mains serraient ma chemise avec force
Je ne disais rien. J'écoutais juste ses reniflements, son souffle un peu saccadé, et je sentais les battements de son cœur à travers elle.
Je me suis tourné vers Erina. Elle nous regardait, sans parler. Elle tenait sa tasse entre ses doigts, la faisant tournoyer lentement.
— Ne l'écoutez pas... Elle n'y est pour rien. Je vais vous expliquer.
Ma voix était un peu cassée, mais cette fois, elle tremblais pas.
Elle a hoché la tête, doucement. Et avec un regard tellement calme qu'il a réussi à me faire baisser un peu les épaules, elle a dit :
— Te sens pas obligé. Dis-moi seulement ce que tu veux partager, Akira. D'accord ?
— ... Oui.
Je l'ai regardée un petit moment. Remarquant que dans ses yeux, il y avait quelque chose... Un truc que j'arrivais pas à expliquer.
C'était pas juste de la gentillesse ou de la pitié
C'était... quelque chose de plus agréable.
Quand nos pupilles se sont croisés j'ai senti quelque chose bouger en moi.
J'avais l'impression... que je revoyais le regard de maman.
Celui d'avant.
Celui qui me faisait me sentir protégé.
Je lui ai raconté tout ce qu'on avait traversé. L'abandon de papa, la descente aux enfers de maman. Les coups, les cris étouffés que les murs de notre maison entendaient depuis la naissance de Suya.
Je lui ai parlé de nos nuits blanches, de nos efforts pour trouver à manger. Des crises de Suya, de la première tentative... Ce n'était pas facile à dire... mais ça faisait du bien, quelque part, de parler.
Erina n'a rien dit pendant toutes mes explications.
Elle restait immobile, la tasse encore brûlante entre ses mains.
— C'est ce qui s'est passé. Suya n'y est pour rien.
J'ai dit ça avec une voix plus forte que pendant le reste de mon récit.
Notre bienfaitrice posa doucement sa tasse sur la table. Ses doigts tremblaient un peu, ça se voyait. Ses yeux brillaient. Elle serrait aussi les lèvres, et détourna la tête comme pour retenir ce qui montait en elle.
Puis elle s'est levée sans un mot. Ses pas prudents l'ont menée jusqu'à notre côté de la table, à ma sœur et moi.
La jeune dame s'est baissée à notre hauteur et, sans réfléchir, elle a serré Suya dans ses bras, par-derrière la chaise.
— Pardon...
Elle a soufflé ce mot tout bas, juste à l'oreille de ma sœur. Mais je l'ai quand même entendu, parce que je tendais une oreille et un œil attentif à ce qui se passait.
Sa voix s'est brisée un peu quand elle a continué :
— Pardon... Je vous demande pardon pour tout le monde. Pour les adultes qui vous ont laissés tomber. Pour ceux qui vous ont blessés... Je suis tellement désolée.
Le silence est tombé. Un silence lourd... mais doux aussi.
On entendait juste les petits reniflements de Suya, qui se calmaient peu à peu, et le vent qui faisait grincer légèrement la porte d'entrée mal fermée.
Erina s'est redressée doucement, a essuyé ses yeux embués du revers de la main, puis est allée vers le comptoir. En passant, elle m'a donné une petite tape à l'épaule.
Je n'ai pas entendu ce qu'elle disait, mais j'ai vu le monsieur un peu âgé derrière le comptoir hocher la tête.
Après quelques secondes, il lui a tendu un petit calepin et un stylo. Elle est revenue vers nous avec ces deux choses, s'est rassise, et a commencé à écrire je ne sais quoi sur la première page. Puis elle a déchiré la feuille et me l'a tendue.
— Appelle à ce numéro. C'est une amie... Elle est psychologue. Dis-lui que tu viens de ma part. Ce sera totalement gratuit.
Je suis resté là, avec le bout de papier dans la main.
Figé, peut-être parce que j'arrivais pas à y croire... ou peut-être qu'il y avait autre chose. Je saurais pas le dire. Mais je regardais Erina simplement.
On l'avait rencontrée aujourd'hui seulement... mais elle venait de faire pour nous ce que maman avait arrêté de faire depuis plus de six ans.
Je ne sais pas si un simple « merci » pouvait suffire à dire toute ma reconnaissance pour elle. Mais je voulais pas paraître impoli. Alors, tout doucement, j'ai soufflé :
— Merci...
Elle m'a répondu avec un petit sourire triste... comme si elle voulait pas qu'on voie qu'elle avait encore les yeux mouillés.
Je n'oublierai jamais ce moment.
Le jour où le monde m'a tendu la main... alors que j'avais perdu tout espoir.
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La première chose qui m'a frappé en entrant, c'était l'odeur. Ce n'était pas l'odeur du désinfectant ou du plastique comme chez le pédiatre... Non, c'était une odeur chaude et étrange. Un mélange de bois ciré et de thé fumant.
La pièce n'était pas très grande, mais elle donnait l'impression de respirer. Les étagères, pleines de livres serrés les uns contre les autres, grimpaient presque jusqu'au plafond. Au centre, un tapis moelleux couvrait le sol comme une île rassurante. Contre le mur, un large bureau en bois sombre s'imposait, avec une grande plante verte posée à côté, qui semblait plus éclatante et pleine de vie que moi et Suya réunis. Deux chaises, simples mais propres, attendaient devant le bureau.
La dame derrière le bureau paraissait jeune, surtout comparée au vieux docteur d'hier.
Avant de pénétrer dans la salle, j'avais vu son nom et sa spécialisation écrits sur la porte blanche : Madame Yoshimura / psychologue.
Quand je suis rentré, Suya derrière moi, j'ai été rassuré de voir que ce n'était pas un vieux monsieur pas très beau, avec une blouse tachée, mais une femme qui paraissait avoir une trentaine d'années, comme ma maman.
Elle était très belle. Ses cheveux noirs descendaient jusqu'à ses épaules et brillaient comme s'ils avaient été caressés par la lumière. Ses yeux étaient doux, avec quelque chose de rassurant qui me donnait envie de les fixer longtemps. Elle avait un visage calme, sans rides de colère, et un sourire léger qui ne semblait pas forcé. Madame Yoshimura portait une jupe ample et un pull en laine beige.
Nous nous sommes assis devant elle, comme elle nous l'avait demandé à notre entrée. J'avais pris le temps de rassurer Suya à la maison avant de venir, parce qu'elle paraissait stressée. Peut-être à cause de la mauvaise rencontre d'hier, à l'hôpital.
Je l'avais prise par la main, et je lui avais dit qu'on n'allait pas revivre la même chose. Mais malgré ça, je sentais ses doigts trembler contre les miens pendant notre trajet.
— Akira et Suya Masashi... Je suis contente que vous soyez venus. J'ai entendu parler de vous par Erina.
Je n'ai rien répondu tout de suite. J'ai juste jeté un coup d'œil à Suya. Elle triturait la manche de son pull, plus vieux que la dernière démonstration d'affection de maman. Et ses yeux restaient fixés sur ses chaussures abîmées.
J'ai inspiré un grand coup, comme pour me donner du courage. Les mots ne sortaient pas, mais j'ai avancé doucement ma main, et j'ai frôlé la sienne. Juste ce petit geste, pour lui dire sans parler : je suis là, tu n'es pas seule.
— N'ayez pas peur ! Je ne vous ferai rien de méchant. On va juste parler, d'accord ?
Je n'ai pas répondu, mais je la croyais. Parce que dès que nous avions mis le pied dans cet établissement, le matin même, on nous avait directement conduits à l'accueil. Et dès que mon nom et celui de ma petite sœur avaient été prononcés, la secrétaire nous avait envoyés en salle d'attente, en nous disant d'attendre l'appel.
J'avais eu l'impression d'être plus important que ceux qui étaient là avant nous. Et c'est pour ça que je lui faisais confiance. Parce qu'elle ne nous avait pas fait tourner en rond, comme si on n'était pas des humains.
Erina nous avait dit qu'on allait être pris en charge gratuitement, et c'est ce qui s'était passé jusqu'à présent. Alors, je voulais croire en cette Madame Yoshimura.
— Je m'appelle Sakura Yoshimura. Aujourd'hui, on va juste parler. Vous me direz ce que vous avez vécu, seulement si vous le voulez. Ensuite, Akira, tu me laisseras seule avec ta sœur. Ça marche ?
J'ai hoché la tête malgré moi. Mon cerveau n'était pas d'accord avec l'idée de laisser Suya seule avec une étrangère, mais c'était comme si mon cœur lui faisait confiance sans réfléchir.
Madame Yoshimura a ensuite commencé à taper des choses sur son ordinateur portable. Pendant ce temps, j'ai pensé à tout sans vraiment penser à quelque chose.
Comment notre vie avait pu devenir aussi pathétique.
Comment maman, qui avait été une fleur pour moi, était devenue une racine fanée.
Comment Suya, qui avait eu de la lumière dans ses yeux, le premier jour, avait fini avec ce regard vide.
Et comment moi, qui m'étais juré de ne pas faiblir, j'avais craqué deux fois devant ma lumière.
Pourquoi le monde ne nous tendait la main que rarement ? Est-ce qu'on avait fait quelque chose de mal dans une autre vie ? Est-ce que c'était nous, les fautifs ?
— Ok, nous allons commencer. Détendez-vous et racontez-moi ce que vous voulez.
Sa voix douce a ramené mes pensées au présent. J'ai levé la tête, j'ai croisé son regard, et sans que je le décide vraiment, ma langue a bougé seule.
Ce qu'elle nous demandait était tout simple. Alors je n'ai pas cherché à lui cacher quoi que ce soit. Je n'ai pas hésité, comme je l'avais fait avec Erina la veille. J'ai tout déballé, je lui ai tout dit.
Je lui ai raconté ce qui s'était passé avec maman et papa. La naissance de Suya. Les pleurs qu'elle avait poussés. Les coups qu'on avait reçus. Comment j'avais réussi à garder Suya quand j'étais encore plus jeune. Comment j'avais réussi à subvenir à nos besoins. J'ai parlé de ce que le monde nous avait fait.
Sans m'arrêter, j'ai tout dit. Encore plus précisément que quand j'avais expliqué à Erina. Mes sentiments prenaient le dessus quand je parlais du nombre de fois où nous mangions dans la journée, ou du nombre de fois où Suya avait pleuré à cause des moqueries de ses camarades.
J'ai dit aussi combien de fois mon cœur avait failli lâcher parce que ma sœur, qui n'avait que six ans, voulait déjà partir de ce monde et me laisser. Je lui ai dit que je me sentais égoïste, parce que je retenais Suya dans ce monde pourri... seulement pour moi.
Et surtout, je lui ai dit que j'étais faible. Parce que même rester seul, dans ce monde sans soutien, me terrifiait.
Quand j'ai aperçu, juste devant ma figure, un mouchoir blanc et très propre, c'est là que j'ai compris que j'avais encore craqué. Que mes larmes avaient inondé mon visage.
J'ai aussi senti la main de ma sœur. J'ai baissé les yeux vers elle et je l'ai vue en train de me caresser la cuisse, comme je l'avais fait un peu plus tôt sur la sienne.
Je l'ai regardée deux secondes, et une question a résonné dans mon esprit : Pourquoi le monde veut-il m'enlever ma seule source de bonheur ?
J'ai relevé la tête et j'ai attrapé le mouchoir que la dame me tendait. Il était si doux entre mes doigts que j'ai eu peur de le salir avec mes larmes.
Mais j'ai quand même essuyé mes joues rapidement, parce que je voulais cacher d'une part que j'étais faible... et d'autre part, parce que je ne voulais pas que Suya pense que je n'étais pas assez fort pour la protéger.
— Tu es très courageux, Akira.
La voix de Madame Yoshimura avait glissé jusqu'à moi, douce comme une couverture qu'on tire sur un enfant endormi. J'ai voulu répondre, mais les mots sont restés coincés. Je savais pas si elle disait vrai.
Courageux, ça voulait dire quoi ? Je n'avais pas empêché maman de sombrer. Je n'avais pas réussi à retenir papa. J'avais juste... survécu.
— Et toi, Suya... tu veux me dire quelque chose ? Comment tu te sens ?
Suya a secoué la tête, d'abord très vite, puis plus lentement. Ses lèvres ont tremblé, et elle a serré son pull encore plus fort. J'ai senti qu'elle voulait parler, mais que sa gorge était bloquée.
Alors j'ai soufflé doucement :
— Vas-y... dis-lui ce qu'il y a.
Je pensais qu'elle n'allait rien dire quand soudain, elle a chuchoté, presque comme si elle avait eu peur que les murs l'entendent :
— Tout est ma faute.
Une petite phrase toute simple, mais lourde comme un fardeau. J'ai senti mon cœur se fissurer. Parce que ce n'était pas la première fois que Suya disait ça.
Je lui avais répété mille fois que ce n'était pas sa faute... mais rien n'y faisait.
Madame Yoshimura a regardé Suya longuement, comme si ses mots étaient difficiles à porter. Puis elle a ajouté :
— Merci de me l'avoir dit, Suya.
Ma sœur a enfoui son visage contre mon bras, et j'ai compris qu'elle ne parlerait plus pour aujourd'hui. Alors j'ai pris le relais, expliquant à la médecin que ce n'était la faute de personne.
— Comme je vous l'ai expliqué, madame... elle n'y est pour rien.
— Je le sais, Akira. Ne t'inquiète pas.
Elle me coupa net dans ma phrase. J'étais soulagé qu'elle ne blâme pas Suya.
La jeune femme m'a adressé un long sourire, que le ne lui ait pas rendu.
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Les minutes suivantes se sont écoulées doucement, comme si le temps lui-même avait ralenti. Madame Yoshimura nous a parlé à tous les deux, nous disant qu'on était forts, qu'on avait déjà fait plus que beaucoup d'adultes n'auraient su faire.
Elle nous a aussi rappelé qu'on n'était pas seuls, que nos blessures avaient de la valeur, qu'elles comptaient, et qu'ici... on avait le droit de se reposer un peu.
Ses mots me paraissaient étranges, mais en même temps, ils m'avaient fait du bien. Pour une fois, on n'avait pas eu l'impression d'être des enfants cassés, mais des enfants qui valaient encore quelque chose.
Son regard doux s'est posé sur moi une énième fois.
— Akira, je vais maintenant parler seule avec Suya, comme je te l'ai expliqué tout à l'heure.
Mon cœur s'est serré. J'ai senti une boule dans ma gorge. L'idée de laisser ma petite sœur seule avec une étrangère m'a donné envie de dire non, de rester. Mais Suya m'a regardé avec des yeux que je ne lui avais jamais vus. Dans ses pupilles, j'ai vu une sorte de confiance que je ne voulais pas trahir.
J'ai hésité et j'ai serré ses doigts dans les miens, une dernière fois.
— Je suis là, d'accord ? J'attendrai juste derrière la porte.
Elle a hoché la tête. Alors j'ai lâché sa main, lentement, comme si on m'arrachait quelque chose.
Je me suis levé, mes jambes lourdes comme si elles ne voulaient pas bouger. J'ai regardé Madame Yoshimura quelques secondes, puis j'ai ouvert la porte.
Avant de sortir, j'ai jeté un dernier coup d'œil à Suya. Elle s'était redressée un peu, le visage encore enfoui contre son pull, mais ses yeux avaient ce petit éclat... et ça me rassurait.
La porte s'est refermée derrière moi. Et à ce moment-là, j'ai compris que je venais de laisser ma lumière entre les mains d'une inconnue... qui n'en était déjà plus vraiment une.
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