Une femme encerclée au milieu de nulle part

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 Jessie vit le premier destrier se détacher du groupe en filant vers elle à toute allure : les chasseurs l’avaient enfin repérée. Elle et Matilda les suivaient depuis quelques heures, en réalité ; ils manquaient donc sans doute d’expérience pour ne pas s’en être aperçus plus tôt. Peut-être la rouquine était-elle une pisteuse hors pair, ceci-dit, peut-être représentait-elle vraiment l’espoir que les Chactas voyaient en elle… Il n’y avait plus qu’à s’en convaincre et prier pour qu’elle écoute le plan. Car Jessie doutait que son amie eût accepté si vite ses idées sans garder au moins une autre espièglerie à portée de main dans sa réserve apparemment inépuisable.

 La brune secoua la tête, comme si les plumes dans ses cheveux possédaient un charme magique capable d’éloigner les mauvaises pensées, puis le bras d’un geste frénétique vers le cavalier qui arrivait à son niveau. Leur destin, désormais, était entre les mains de quelque dieu Blanc ou Rouge.

— Qui es-tu ? lança le jeune homme juché à la manière d’un chef de bande sur sa bête, avec sa tenue pimpante de pionnier qui ne se salit jamais. Tu es trop pâle pour être une indienne.

 Jessie avait couru dans les hautes herbes et n’avait donc pas grand besoin de feindre son souffle saccadé :

— Les peaux-rouges m’ont enlevée… haleta-t-elle d’un air hagard. Je viens de Guthrie, ils m’ont traînée jusqu’ici.

 Le garçon fit ralentir son cheval, puis la détailla de haut en bas. Elle ne l’avait jamais vu dans son établissement auparavant, mais elle su à sa façon de tracer les contours de ses formes avec ses iris qu’il était du genre à croire ce qu’une belle femme lui dirait, du moment qu’il pourrait ensuite la conduire à sa couche. Son expression écœurée lorsqu’il distingua les vêtements indigènes et une lueur sur son visage trahirent également son caractère insensible et sans profondeur. Jessie connaissait déjà le personnage : il se croyait plus malin, plus charismatique et plus méchant qu’il ne le serait sûrement jamais.

— Ces maudits Chactas osent s’en prendre à nos femmes, tu dis ? répliqua-t-il enfin – d’une voix davantage calculée pour lui plaire que prise par une sincère émotion.

 Le reste de la bande approchait dans un grand nuage de poussière vomi sur l’horizon ; elle entendait les sifflements et les rires gras parmi eux, qui annonçaient cette couleur trop commune des jeunes blancs-becs de l’Ouest perdu et de leurs rêves d’un monde d’antan où les pulsions primaires faisaient office de loi. Ces gamins voulaient vivre les aventures trépidantes de leurs ancêtres, braquer des trains, trouver un nouveau filon d’or ou accomplir n’importe quoi qui puisse les faire entrer dans la postérité de ce siècle usé, avant de franchir le vingtième et les transformations irrévocables qu’il semblait entraîner dans sa tourmente. Au lieu de cela, pourtant, ils se retrouvaient à errer dans ce désert sans vie, comme des buissons virevoltants qui ne retrouveraient jamais leurs racines… Ce pays les pourrissait et ils le pourrissaient en retour, et Jessie faisait face aux relents.

— Qu’est-ce que tu fabriques habillée comme ça, ma jolie ? lança le second cavalier, un homme au teint plus foncé que les autres et au sourire narquois rehaussé d’une fine moustache.

— Elle a été enlevée par les indiens, lui cracha le premier avec sècheresse.

— Les indiens ? fit encore un autre en bégayant. Comment leur as-tu échappé ?

 Le peloton finit de l’encercler, si bien que les regards furent soudain braqués chacun sur elle ; quoiqu’il arrive, désormais, Jessie ne pouvait plus envisager la moindre retraite. Malgré ce constat peu rassurant, ces six jeunes hommes armés ne l’impressionnaient même pas.

 Deux d’entre eux étaient bruns aux yeux clairs et s’étaient rangés avec leur monture derrière le moustachu d’un pas machinal, un autre portait une fine paire de lunettes sur le nez et semblait le seul préoccupé davantage par la menace potentielle des Chactas que par l’étrange femme qui se trouvait sous son nez… Le quatrième demeurait le plus large du groupe, posté aux côtés de celui qui était arrivé le premier et qui arborait un beau chapeau, il possédait une flasque de whisky à moitié vide dans la main ainsi qu’une mâchoire carrée qui semblait avoir été taillée au coupe-chou. Pourtant, aucune agressivité n’émanait de sa rustre apparence, son regard bleu se situait même quelque part entre les abysses de la béatitude et les cieux de la gentillesse. Les deux derniers, celui aux cheveux noirs laqués et à la peau halée, et celui à l’apparence soignée jusqu’aux bouts des ongles, devaient être les plus dangereux ; ils renvoyaient cependant à Jessie l’image de deux gosses prêts à se battre pour une bouteille vide ou une balle de pistolet. Ou pour l’attention d’une fille… Au bout du compte, ils n’étaient tous que des gamins aux yeux rivés sur elle, à peine sortis des bras de leur village.

 Enfin, alors, elle prit son souffle et entama sa tirade :

— Je ne leur ai pas échappé. Ils ont été massacrés jusqu'au dernier par une femme démoniaque.

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