Voyage Transcendental (1)

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— Absorbe-toi dans les étoiles, la forêt, ma voix, mes yeux ou n’importe quoi.

 Jessie déglutit. La tranche verdâtre et rabougrie de peyotl s’écumait dans son ventre, et les doutes tourbillonnaient dans son esprit comme une nuée de vautours au-dessus de sa pauvre silhouette. Pourquoi se trouvait-elle encore dans une situation pareille ? Jusqu’où irait-elle, avant de comprendre que Matilda était au-delà de sa portée ? Cette épreuve devait constituer la dernière chance qu’elle accordait à son envie de la suivre envers et contre la raison ; lorsqu’elle serait assurée du caractère insensé de sa quête et de ces pseudo-visions, elle ne pourrait plus guère se trouver d’excuses, elle se résoudrait enfin à rentrer à Guthrie sans se retourner. Il le fallait.

— Tu réfléchis trop, remarqua la rouquine en interrompant le fil de ses pensées. Vogue, n’essaye pas de naviguer.

 Sur sa gauche, un feu crépitait à l’entrée des deux parois rocheuses qui servaient d’abri aux chasseurs Chactas – et, en l’occurrence, de planque à Matilda –, le ciel était dégagé et des touffes d’arbre habillaient de taches sombres les vallées grises qui s’étalaient autour de la crête. Les scorpions et les coyotes gardaient leur distance, tandis que les deux femmes se tenaient assises l’une en face de l’autre sur le tronc tombé. Matilda avait retiré ses bottes, abandonné son long pantalon dans la poussière et croisé ses jambes nues en tailleur pour se sentir à l’aise : elle prétendait que le voyage requérait tout le confort possible afin d’éviter une mauvaise vision. Son ample chemise à carreaux rouges et blancs flottait sur son buste et tombait sur ses hanches découvertes, les motifs se fondant sur sa peau claire, s’épanchant par son col pour quadriller le creux de ses clavicules… L’Oklahoma paraissait ainsi chanté aux courbes de son corps, à travers ces Rouges et ces Blancs qui s’affrontaient le long de ses épaules, à l’ombre discrète de sa poitrine, comme si les absurdités du monde se résumaient à quelques délicieuses lignes de tissu.

— On dirait que ça vient, la taquina-t-elle.

 Jessie battit aussitôt des paupières. Elle réalisait soudain qu’elle n’avait plus aucune idée du temps qu’elle venait de passer figée devant son amie, à se perdre sur son habit – ou son absence d'habit – et ses formes délicates… Le voyage avait-il commencé ? Venait-elle d’éprouver l’une de ces fameuses visions ? La chasseuse de primes passa alors ses deux mains sur ses joues, index derrière l’oreille en un geste qui lui parut d’une tendresse plus infinie que le nombre de constellations dans le ciel, afin de recentrer son attention sur ses yeux aux nuances prasin. Le pouls de Jessie accéléra sa course dans ses veines.

— Ne panique pas. C’est inquiétant seulement si tu résistes contre le courant.

 Résister contre le courant. Elle disait cela comme s’il était évident de savoir en quoi cela consistait. La courtisane se sentait perdue, en réalité. Elle avait cette impression que ses pieds ne touchaient plus le sol autour de la souche, puis qu’elle s’en préoccupait trop, puis pas assez, et la voilà qui s’égarait tout à fait. Et seuls lui restaient, dans cette pagaille, dans ce paysage ondulant et incertain qui tanguait davantage qu’un bateau agité pour rejoindre l’Europe, le visage calme et paisible de Matilda. Son expression profonde, elle qui n’était d’habitude qu’étincelles et bouillonnements. Il semblait que le peyotl faisait émerger d'elle une facette plus enfouie, et pourtant si précieuse… La Matilda que Jessie avait connue la première. Puisqu’elle ignorait ce qu’il convenait de faire ou de regarder, elle détailla ainsi son amie et toutes les blessures qu’elle imaginait entre ses lignes. Dans le mauve des songes – les siens ou ceux d’une autre – qui parcouraient les ruines nébulaires de son champ de vision, elle distingua alors une ombre. Une menace planante sur la lèvre supérieure rehaussée de Matilda, dans ses frétillements, dans le pli à peine visible qui séparait ses deux sourcils noirs et arrondis, à la commissure de ses yeux brûlants, entre ses doigts déposés autour de ses joues, le long de ses cuisses pâles et repliées autour de son bassin… Jessie sut, sans hésitation, comme par évidence, qu’il s’agissait du cauchemar que la tueuse poursuivait, sa Némésis, sa promesse de péril. Elle l’apercevait derrière son sourire aussi clairement que la lune translucide qui s’écoulait dans ses mèches rousses. Le Conquistador. Était-il réel ? La pourchassait-il jusque dans ses rêves ? Elle endura les miasmes de chagrin et de désespoir qui émanaient de son apparition, serra les dents de découvrir ce fantôme et son hostilité, et la réalité réapparut alors, chassant les brumes des hallucinations, aussi frappante que la coruscation d’un éclair : derrière tous les spectres de la nuit, Matilda pleurait.

— Tu passes un mauvais moment ? s’étonna-t-elle, imaginant que son amie était moins propice qu’elle à se laisser entraîner aux mauvaises visions.

 Mais cette dernière secoua du nez, renifla et s’essuya les cils. Puis elle écarta les bras.

— Il faut qu’on arrête, prononça-t-elle à mi-mot. Je ne te laisserai pas souffrir à cause de moi.

 Jessie haussa des sourcils. Une réponse cinglante lui serait venue un peu plus tôt dans l’après-midi, mais elle découvrait une Matilda vulnérable qu’elle n’avait pas envie de blesser. Qu’elle refusait de faire fuir. Peut-être qu’ensemble, elles avaient une chance de vaincre ce démon malveillant, tout bien réfléchi. Peut-être que la tueuse voulait être sauvée davantage que d'approcher sa mort.

 Alors elle enlaça la nuque offerte à ses mains, attira le corps de sa compagne contre le sien, ses jambes sur les siennes, chercha la chaleur au creux de son cou, le réconfort aux battements de son cœur… Les lèvres des siennes. Puis elle les trouva, entrouvertes et demandeuses, et de la même manière que lorsqu’elles étaient adolescentes et pleines d’insouciance, ignorantes du monde et de ses lois de fer, elles s’embrassèrent amoureusement.

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