La légende de Jenny la Tordue

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— Jenny ? Jenny la Tordue ? Pour sûr que je me souviens d’elle.

Personne ne lui avait rien demandé. Mais, avachi contre le comptoir, l’ivrogne parlait tout seul, depuis un bon moment déjà.

Il savait que l’aubergiste ne l’écoutait plus, qu’il ne prenait même plus la peine de ponctuer ses monologues des "ouais ouais" pourtant de rigueur.

L’auberge était pleine.

De rudes guerriers du Nord faisaient une partie d’osselets. Un ménestrel tentait de faire entendre les accords de sa vièle dans le tumulte.

Il s’était endormi quelques secondes et s’était brûlé le nez dans son plat de "viande”. Il disait "viande” parce que même si l’aubergiste lui assurait que c’était du porc, il avait mangé assez de chien et de chat pour savoir que les morceaux gras qui nageaient dans la sauce huileuse n’étaient jamais du porc.

Réveillé, il reprit, toujours pour lui seul.

—Jenny, elle habitait une petite bicoque, au bout de Port-Noyé, enfin avant qu’il ne s’appelle comme ça. C’était une petite cabane de planches toutes tordues et râpées. Elle avait pas de famille, et pas d’amis. Ils se passaient des jours entiers, sans que personne ne la voie. Et puis c’est que… Il mima le geste de boire d’un air désapprobateur. Oh, oui ! La Jenny elle avait la glotte confite à la liqueur. Il arrosa la phrase d’une gorgée de vin.

Et poursuivit.

— Et puis il y a eu la Vague, celle qui a emporté le Port Vieux, les docks et tué tous ces gens. Alors les secours se sont organisés. Les corporations de pêcheurs, des marchands et même le Duc ont envoyé du monde. Et ils ont tout déblayé, tout ramassé, sorti des gens. Parfois en vie. Souvent non. Il s’arrêta, tourna lentement la tête, sourit à quelqu’un qui n’était pas là, et reprit.

— Et à la fin il restait plus que la bicoque de Jenny à déblayer. Bon, c’est vrai qu’ils avaient tardé, ils s’étaient occupé des docks et de l’arsenal d’abord. Le commerce avant les gueux, hein ? Un ricanement et il vida son verre.

— La cabane, elle était écrasée sous un mât et des tonnes de débris. Ils se sont mis à creuser, à soulever les planches. Y’avait plus grand monde qui participait. Juste cette femme, qui s’était pointée une bouteille à la main. Elle avait creusé, aidé à porter des poutres. Ils avaient appelé, crié. Pendant des heures. Et puis, y a quand même un moment quelqu’un qui y demande « Vous la connaissez ? » Et la vieille de répondre « Connaitre qui ? », « Ben celle qui vivait là ».

Il marqua une pause, offrit un sourire édenté.

— Pendant tout ce temps, Jenny la Tordue, elle avait cherché son propre corps dans les décombres de sa propre maison. Plus personne ne savait qui elle était. Même elle, elle avait un peu oublié.

Il haussa les épaules et rota, glissa de son tabouret et tituba vers la porte.

Personne ne le regarda partir.

Il traversa les ruelles sombres jusqu'à sa propre cabane.

Allongé, il observait les étoiles à travers les planches pourries et grinçantes qui lui servaient de plafond.

Il souffla, et se demanda si on irait le chercher, sous les décombres.

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