Vagues d'été

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 D’aussi loin que son regard portait, tout était gris. De ces nuances de gris qu’elle avait vu une fois au cinéma de quartier lorsqu’il diffusait les actualités. Son père l’y avait emmené quelques semaines avant qu’il n’embarque sur un navire pour une destination inconnue. Sous l’amas de grisaille saillaient des alignements réguliers qu’elle ne reconnaissait pas et, par endroits, semblables à des serres recroquevillées, de sinistres formes noires émergeaient. Kanna refusait de les voir. Elle restait assise sur le sol, désorientée dans ce monde monochrome où erraient parfois lentement, des ombres fantomatiques. Toutes semblables, revêtues des pieds à la tête, du même manteau de poussières grisâtres et ne paraissant pas savoir où aller.

 Kanna baissa les yeux, elle était également couverte de cette substance poudreuse qui laissait un goût de fer dans la bouche et, dans sa main crispée, Miyu sa poupée, ressemblait à un petit Jizô de pierre. Kanna l’épousseta soigneusement. Les taches bistre s’élançaient dans l’air, pareil aux pétales des cerisiers les premiers jours de printemps sur les berges du fleuve, puis se désagrégeaient lentement en fines particules prêtent à rejoindre la terre. Miyu portait un yukata à motifs floraux habilement confectionné par la mère de la fillette, mais en dépit de tous ses efforts, Kanna ne parvenait pas à lui rendre son éclat antérieur. Deux sillons blanchâtres se dessinèrent sur ses joues, deux coups de griffes dans son cœur d’enfant.

 Elle sentit qu’on tirait sur sa manche. Agenouillée dans les gravats, une autre statuette tentait d’attirer son attention. Dissimulé sous les cendres, le petit visage rond dont on ne distinguait que le blanc des yeux et les lèvres rosées s’agitait. Kanna regardait, fascinée, la bouche s’arrondir et s’étrécir en une succession de mouvements rapides et peu à peu tout cela prit un sens. C’étaient des mots, on lui parlait, et si les sons parvenaient à ses oreilles, son cerveau répugnait à leur donner une signification.

***

 Brusquement, le voile se déchira. Tôt ce matin, elle était partie avec Chizu, elles avaient longé d’abord un bras du fleuve et admiré les bateaux de pêches se dirigeant vers la mer. Dans le ciel, semblable à une traînée d’écumes, un vol de guillemot à cou blanc suivait tel un reflet, le sillage bouillonnant des navires. Chizu avait sorti sa ficelle, et toutes deux avaient entrepris de jouer à l’ayatori. Malgré son jeune âge, Chizu parvenait à créer une multitude de formes que Kanna s’ingéniait à modifier jusqu’à ce que leurs doigts s’emmêlent et que leurs rires rebondissent sur l’eau en échos cristallins. Elles s’étaient connues à l’école primaire, Kanna achevait sa troisième année et Chizu la première, mais ces deux ans d’écart ne furent pas un obstacle à l’amitié.

 Puis il y eut un bourdonnement dans l’air et quelques instants plus tard un éclat plus aveuglant que le soleil. Elles avaient fermé les yeux, mais derrières leurs paupières closes, elles percevaient toujours l’intensité du flamboiement. Dans un grondement effrayant, le plus puissant des taifus qu’elles n’aient jamais connu les jeta contre un abri de pêcheur dans lequel elles se réfugièrent, et alors que la chaleur devenait insupportable elles perdirent connaissance.

***

 Chizu tiraillait toujours la manche de son amie et ce simple geste suffit à ramener Kanna à la réalité. Ses sens fonctionnaient à nouveau, et parmi les appels lointains, les gémissements, le crépitement des feux, la voix insistante de Chizu exacerbait sa conscience l’incitant à reprendre pied.

 — Kanna, j’ai soif ! Kanna t’entends ?

 — Oui, j’t’entends. Viens, on va au bord de l’eau.

 Elles se redressèrent et se frayèrent un chemin, main dans la main, jusqu’à la berge, puis s’arrêtèrent sur un banc de sable peu profond où l’eau ne dépassait pas les chevilles. Une toilette sommaire leur redonna un aspect plus humain. Chizu, porta un peu d’eau à ses lèvres et la recracha aussitôt.

 — Pouah, c’est salé !

 — C’est la marée, affirma Kanna, fière de montrer son savoir.

 Chizu se figea. Le fleuve charriait quantité de débris et de pantins informes, carbonisés, pour un dernier voyage vers l’océan.

 Elle leva le bras, le doigt pointé sur les corps.

 — C’est quoi tout ça ?

 Kanna ne sut que répondre, ses yeux regardaient le bras tendu, la peau rougie commençait à cloquer.

 — T’as mal ?

 — Ça pique un peu.

 — Il faut trouver un docteur.

 Kanna prit tout doucement Chizu par les épaules, l’obligeant à faire demi-tour, elle la guidait au travers des décombres qui laissaient deviner le tracé des rues.

 — Y sont où les gens et les maisons, Kanna ?

 Du haut de ses huit ans, elle cherchait désespérément une réponse, mais ne comprenait pas ce qui était arrivé. L’instant d’avant la ville était pleine de couleurs, de sons, d’odeurs et d’un coup, il ne restait plus rien.

 Elles marchèrent une heure incapable de s’orienter dans ce désert lunaire, la soif les tenaillait, Chizu se déplaçait lentement et semblait de plus en plus fatiguée. Kanna vit un homme fouiller les ruines d’une maison.

 — Assieds-toi là, je vais lui demander.

 Il lui indiqua d’un geste un bâtiment dont les murs avaient résisté au souffle. Il fallait encore parcourir un peu de chemin.

***

 On leur avait donné à boire et une femme avait pansé les blessures de Chizu. Elle reposait sur une couverture au milieu de dizaines d’autres blessés. Kanna lui tenait la main et parlait doucement, tentait de la rassurer. Depuis que son nez s’était mis à saigner, Chizu ne répondait plus, Kanna épongeait régulièrement le visage de son amie, mais le sang ne s’arrêtait pas et elle respirait difficilement.

 Le soleil se couchait quand l’infirmière lui dit que c’était fini et qu’il fallait laisser la place à un autre malade.

 Les étoiles piquaient le ciel, et Kanna seule dans la nuit serrait Miyu contre elle. Dans son poing fermé, elle cachait la ficelle de l’ayatori. La vue troublée par les larmes, elle chercha sa maison, voulu retrouver sa mère, mais dans ce brouillard humide tout se ressemblait. Elle finit par s’endormir sur le sol sans savoir où elle se trouvait.

 On était le 6 août 1945.

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