37 - Calestra (2/2) (à réécrire)

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 L'hiver semblait s’être prolongé une semaine de trop car un vent glacial s'engouffra dans les interstices de sa combinaison. Même la fourrure de sa doublure ne parvint pas à le maintenir au chaud. En quelques secondes, Irwan fut littéralement transi de froid.

 Haut dans le ciel, de nombreux dragons survolaient la forteresse. Rörn voulut les rejoindre et prit rapidement de l’altitude ; seulement, personne ne le remarqua. Sa couleur, pour le moins inhabituelle, le rendait difficile à cerner. Il ressemblait à une tache, d’un gris légèrement plus sombre, noyée au milieu des cumulus. Et chaque fois qu’il contractait ses muscles, de fines parcelles de nuages échappaient à la caresse de ses ailes. Il vola un moment, le temps d’apprécier le contact de l’air et la tranquillité qu’il pouvait éprouver à se retrouver seul avec son maître. Puis les courants ascendants enrobèrent son corps d’une chaleur fébrile ; il s’éleva un peu plus, comme aspiré vers les hauteurs, et s’extirpa du blanc laiteux des cumulus.

 Tous deux se retrouvèrent au-dessus d’une mer de nuages, la même qui s’étendait à l’infinie. Irwan repéra une trouée d’où ils pourraient contempler Calestra. Lorsqu’ils y parvinrent, la forteresse s’élevait à leurs pieds, presque au sommet de la montagne qu’elle dominait. Calestra avait de quoi marquer les esprits ; plus encore quand on l’observait du ciel. Ses pans, humides des restes de l’orage de la matinée,

 reflétaient les rares rayons du soleil qui l’atteignaient. C’était cet éclat, comme un chemin de lumière au milieu des montagnes, qui restait en mémoire ; le doux souvenir d’un foyer, d’une direction à suivre ; d’une présence inavouée qui manquait à chacun.

 Mais alors qu’ils l’observaient, un léger mouvement en contrebas retint leur attention. Un point se mouvait, s’approchait, grossissait à une vitesse fulgurante. Rörn dressa les oreilles. Son maître fronça les sourcils. Mue d’une excitation soudaine, le dragon s’agita. Il renâcla, incertain, montra ses canines. Celui qui se rapprochait arrivait bien trop vite : cela ne lui plaisait pas. Alerte, il attendit. Mais la créature ne semblait pas vouloir ralentir. Son corps se raidit, ses membres se resserrèrent ; lorsqu’elle passa devant eux à toute trombe, il gronda.

 Il s’agissait d’un dragon. Et pas de n’importe lequel : d’un dragon rouge !

 Instinctivement, Rörn s’élança. Son cou se tendit, ses pattes se replièrent, les muscles de ses ailes se contractèrent ; il propulsa son corps avec puissance, comme poussé par un souffle divin. Sur son dos, Irwan se pencha en avant, le visage collé contre son garrot, les yeux fermés. L’air était vif. Le contact du vent se faisait rude. Violent, même, contre ses écailles d’argent. Sa cage thoracique se gonflait. L’oxygène se faisait plus rare. Les images qu’il transmettait à Irwan défilèrent de plus en plus vite. Il distinguait la forteresse, en dessous d’eux, et bien plus bas, dissimulé sous une couche de brouillard, le sol. Mais l’essentiel de son attention se portait à l’avant, là où se trouvait le dragon rouge.

 Mécontent, Rörn releva la tête, se courba légèrement et concentra toute son énergie dans ses ailes. L’effort le fit grogner mais il s’éleva d’une quinzaine de mètres et d’un coup de queue énergique, s’élança de plus belle.

Pas encore, dit Irwan. Attendons qu’il s’épuise.

 Rörn souffla, insatisfait. Rester sur la réserve était si frustrant qu’une fraction de seconde, il haït son maître d’avoir osé formuler cet ordre. Ce dragon n’avait pas l’étoffe d’un vainqueur. Il devait le rattraper, le dépasser : prouver qu’il était le meilleur. Aucun rouge au monde ne saurait le surpasser. Il était gris. Rare. Paré pour filer avec le vent, et non pour le défier. Au lieu de ça, il se voyait contraint de voler derrière lui, et quinze mètres plus haut.

 La poursuite continua bien trop longtemps à son goût. En réalité, il ne volait à ses trousses que depuis une minute seulement. Mais les secondes s’éternisaient, et sa détermination, quant à elle, grandissait. Ses iris allongés fixaient le dragon sans relâche, suivant le moindre de ses mouvements. Après un dernier instant de cette course folle, le dragon rouge ralentit imperceptiblement. Il n’en fallut pas davantage :

Maintenant !

 Rörn baissa la tête, replia ses ailes et plongea. Le dragon rouge parut surpris. Il esquiva au dernier moment, tandis que son maître resserrait l’emprise de ses jambes autour de ses flancs. Rörn avait tout de même effleuré de ses griffes les naseaux de celui qui avait osé le défier. Quand il se fut enfin calmé, Irwan ordonna à Rörn de se placer à leur hauteur.

 – Tu n’as pas perdu la main à ce que je vois ! lança le dragonnier.

 Rörn dévoila ses crocs en ce qui aurait pu ressembler à un sourire. Irwan le flatta, silencieux, d’une main sur l’encolure.

 – Il est en pleine forme.

 – Je vois ça. Sympa la feinte, il faudra que je songe à regarder en l’air la prochaine fois.

 Pour la première fois de la journée, Irwan esquissa un semblant de rire. Harin avait l’habitude de l’accueillir à sa manière. Et comme il était l’un des seuls dont il tolérait la présence à ses côtés, il se prêtait volontiers à son petit jeu. Ils continuèrent à voler tranquillement. À cause de cette course poursuite, ils s’étaient éloignés de la forteresse sans s’en rendre compte et approchaient à présent de la frontière ; un peu plus et ils quitteraient le royaume de Korriar.

 – On devrait faire demi-tour, suggéra Irwan.

 Harin l’ignora et continua dans la même direction.

 – On risquerait de nous repérer, insista-t-il. Si jamais on nous voit dans les parages, je ne donne pas cher de notre peau.

 – Tu vois des dragonniers, toi ?

 – Non.

 – Personne n’en saura rien, crois-moi ! dit Harin. Que toi, moi, et nos dragons.

 Irwan se renfrogna : il n’avait rien à faire ici et il le savait. La véhémence de son confrère commençait à le prendre de court. Et plus il s’enfonçait sur ce territoire qui n’était pas le sien, moins il se sentait à sa place ; comme un grain de sable qui se serait coincé, malgré lui, dans un engrenage duquel il n’aurait pu s’échapper.

 Ils continuèrent encore cinq bonnes minutes. Puis brusquement, l’instinct de son dragon s’éveilla. Rörn sentait quelque chose. Ou plutôt ses sens avaient repéré ce que ses yeux d’humains ne parvenaient pas à voir. Il se tourna vers Harin pour constater que son dragon se tenait tranquille.

 – Quelque chose ne va pas ?

 – Non, rien.

 Rien, si ce n’est que son dragon n’était pas du même avis. Il fallait qu’il en ait le coeur net ; qu’il comprenne ce qui avait retenu son attention. Irwan modifia légèrement sa trajectoire et perdit de l’altitude. Inquiet, Rörn lui fit parvenir une quantité impressionnante d’images, de sensations et d’odeurs qui déferlèrent dans sa conscience sans prévenir. En un instant, l’envie de fuir était devenue si forte qu’Irwan devait lutter pour se maîtriser. Rörn devenait incontrôlable.

 – Qu’est-ce qui se passe ?! s’inquiéta Harin.

 – Il a senti quelque chose. Là, en bas ! dit-il en pointant du doigt les bois qui s’étendaient.

 Les yeux du dragon rouge se rétrécirent ; d’un brusque mouvement, il tourna la tête dans la direction que venait d’indiquer Irwan.

 – Des dragons !

 Irwan analysait les informations à mesure que Rörn les lui envoyait. Et ses craintes semblaient se confirmer.

 – Que font-ils ici ? s’écria Harin.

 – Aucune idée ! Mais ce n’est pas bon signe. Rörn a de plus en plus de mal à se contrôler. Je fiche le camp. Tout ça n’est jamais arrivé, d’accord ?

 Mais alors qu’il laissait enfin son dragon céder à ses pulsions, un terrible grondement retentit. Abasourdi, Harin ralentit, le temps de regarder en arrière.

 – Ils nous ont repérés ! cria-t-il.

Tu entends ça ? Vers les nuages, Rörn !

 D’un puissant battement d’ailes, le dragon précisa sa trajectoire. Irwan ne savait pas ce qui se passait et préférait ne pas le savoir. Les émotions de Rörn, poignantes qu’elles étaient, requéraient toute son attention. Alors qu’il se concentrait pour ne pas se laisser envahir, elles s’imposaient à son esprit, violentes, comme autant d’évidences refoulées : la certitude de ne pas pouvoir faire face ; le besoin de fuir, plus fort encore ; de protéger son maître et de se protéger lui. La peur, telle une véritable torture, aiguisait le moindre de leur sens ; chaque odeur pénétrait leurs narines avec vivacité, chaque brise se transformait en rafale. Dans son dos, l’air dansait sauvagement. Il devinait, au mouvement agité des courants, que son confrère le suivait. Mais l’urgence lui dictait de rester concentré ; de ne pas se retourner.

 Entre deux battements d’ailes, le temps se suspendit. Il n’aurait su dire s’il s’était écoulé une seconde, une minute ou une heure. Quand dans son dos le vent lui rapporta un murmure, il s’arracha vivement à ses pensées et finit par jeter un coup d’oeil :

 – Quoi ?

 – Ils nous rattrapent ! gueula Harin.

 Son sang ne fit qu’un tour. Inquiet, il loucha plus loin ; là où se trouvaient leurs poursuivants : deux dragons noirs et un rouge chevauchés par leurs dragonniers.

 – Et merde…

 Son coeur s’accéléra. Accroché au cou de son dragon, Irwan se força à respirer plus calmement ; il devait garder les idées claires. Ces Héros n’auraient pas dû se trouver là. Que faisaient-ils ici ? Pourquoi les pourchassaient-ils ? Il chercha une réponse plausible ; un brin de logique qui viendrait éclairer son raisonnement, mais rien ne lui vint. Il n’avait jamais fait face à pareille situation, ni n’en avait entendu mot de ses confrères. La réalité eut tôt fait de le rappeler à l’ordre. Dans son dos, Harin commençait à paniquer ; il le sentait à l’agitation irrégulière du vent contre sa cuirasse : les dragons se rapprochaient. Deux Noirs… C’était de la folie !

 Agacé, il ferma les yeux, les lèvres pincées. Mais il était trop tard. L’horizon et ses cumulus menaçants ne se trouvaient pas encore à portée, gagner n’allait pas être une partie de plaisir.

 Lorsque l’ennemi arriva, le premier dragon noir prit instinctivement Harin en chasse. Irwan eut tout juste le temps d’apercevoir son ami plonger qu’un second s’était déjà lancé à sa poursuite.

 Soucieux, Rörn accéléra. L’inquiétude suffisait à lui insuffler une nouvelle force. Il tendit le cou, replia ses ailes et positionna son corps dans l’alignement de sa gueule. L’air se mit à vibrer. Les courants invisibles s’affolèrent et il se mit à glisser de plus en plus vite, parvenant sensiblement à augmenter la distance entre lui et son assaillant. Le vent le souleva, il resserra les ailes contre ses flancs, se laissa emporter en une vrille et sema le dragon noir. Mais aussitôt, un Rouge plus rapide et plus habile vint le remplacer. Il fallait tenter autre chose.

 Alors Rörn déplia l’aile droite, tendit la tête, et tourna brusquement. Surpris, le Rouge continua sur sa lancée ; il lui fallut une fraction de seconde pour comprendre où était passée sa cible et se ressaisir. Lorsqu’il s’élança à nouveau, Rörn avait déjà filé et le distançait d’une dizaine de battements d’ailes. Irwan plongea. Son dragon ajusta sa trajectoire, puis sans prévenir, pila et bifurqua avant de repartir en trombe. Le dragon rouge commença à montrer des signes de fatigue. Mais Rörn ne se relâcha pas pour autant. Il maintint le rythme, et lorsque le Rouge pensa enfin le tenir, il échappa à ses griffes en un clin d’oeil.

 Durant de longues minutes, Rörn enchaîna à ses feintes de subtils changements de trajectoire. Au bout d’un moment, un vent étrange se leva. Un vent glacé, en provenance du nord. Toute cette distance les avait rapprochés du front. Mais concentré qu’il était, Irwan n’avait pas réalisé la proximité de l’orage. Son attention se portait sur Harin, en contrebas, qui perdait peu à peu de l’altitude. Le Héros serra les dents. Ils devaient à tout prix conserver leur hauteur, sans quoi il deviendrait impossible de leur échapper. À trois contre deux, il était inutile de songer à les affronter en plein vol. Il ne restait plus qu’une option : atteindre les nuages avant qu’ils ne soient rattrapés.

Rörn…

 À l’écoute, son dragon modifia sa trajectoire et le rapprocha de son ami. Irwan espérait que sa présence encouragerait le Héros et qu’elle lui prodiguerait l’énergie nécessaire à ce qu’il se batte jusqu’au bout. Mais quand l’ennemi comprit ses intentions, le Rouge qui les suivait changea soudain de direction et alla se placer juste au-dessus de son ami. Les entrailles serrées, Irwan vit le piège se refermer alors qu’un Noir se positionnait déjà en dessous. Harin était habile : il parvint à les éviter de justesse en manoeuvrant sur le côté. Mais à peine se fut-il remis de ses émotions que l’ennemi l’encerclait à nouveau.

 Irwan jura mais n’eut pas le temps de rajouter quoi que ce soit car Rörn venait subitement de plonger. Irwan eut tout juste le temps de se raccrocher à son cou pour ne pas se faire éjecter. Le troisième dragon venait de surgir de nulle part : il avait profité de la distraction pour le prendre par surprise. Dans son élan, Rörn coupa la trajectoire de son ami, qui se vit forcé de ralentir.

 C’était fini.

 Fini.

 Les deux dragons se jetèrent sur son ami, s’attaquant aux ailes de sa monture. Harin hurla. Son dragon gémit. Ils se débattirent du mieux qu’ils purent, et durant tout ce temps, Irwan, incapable de réagir, ne put décrocher ses yeux de la scène. Il entendit un dernier cri. Un cri de désespoir : celui du dragon à l’agonie qui pleurait son maître. Avant de voir leur corps, inertes, sombrer vers les terres.

 C’en était terminé.

 L’instant d’après, Rörn s’engouffrait dans la tempête, semant une bonne fois pour toutes le dragon Noir qui l’avait pris en chasse. La gorge serrée, Irwan se passa la main sur le visage. Son coeur, pareil à l’orage qui grondait, martelait sa poitrine de sombres échos. Et il ne lui resta bientôt plus que pour seul réconfort, l’amertume authentique et glaciale qui nourrissait sa haine.

Ella, songea-t-il. Je dois prévenir Ella !

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