Forty AZ
Le compteur de la Camaro affiche une vitesse bien au-delà des 70 autorisées. Elle soulève un léger voile ocre à son passage. Sa carrosserie bleue se reflète dans les citernes argentées des camions. Le soleil frappe la route fendant le désert du Mojave. Il sera bientôt cinq heures. Dans l’habitacle, deux doigts vernis de noir enclenchent le clignotant. La Camaro vire sèchement et emprunte la sortie 107.
Derrière les vitres brûlantes de la station-service, le caissier somnole. À la radio, on apprend que la police est toujours à la recherche de la personne responsable de dix meurtres dans la région. La clim bourdonne. Le parking est vide, les pompes sont désertes, mais il y a un client. Un trucker l’a déposé ici il y a environ une heure. Depuis, il erre dans la boutique, feuilletant des magazines, traînant devant les snacks.
Le grognement d’un V8 sort le caissier de sa torpeur. Il sursaute légèrement et tourne la tête vers l’entrée du parking du Najah’s Desert Oasis. La vieille Chevrolet se dirige vers la station-service à vive allure et s’y arrête sans ménagement. Les pneus crissent. Le caissier grimace et le client étend son cou depuis le rayon des magazines pour regarder à la fenêtre.
Alors que le client attrape un troisième journal, la porte de la voiture s’ouvre. Elle sort. Pas très grande, débardeur sale, short court, chaussures noires. Lunettes de soleil et chevelure blonde, elle tient un 32-10 de la même couleur que sa voiture à l’oreille. Elle ouvre le réservoir, attrape le pistolet, l’enfile et écrase la gâchette. Le caissier râle et tape sur la fenêtre avec sa chevalière, produisant un bruit désagréable :
— Mais qu’est-ce qu’elle fait ?
Le client arrive au guichet. Physique quelconque, penchant sur le laid. Catogan roux, petites lunettes rondes, polo brun, short beige, un sac à dos usé au bord de la rupture. Magazines sous le bras, il a l’air terriblement banal, si l’on fait exception du poème écrit sur la toile kaki. Griffonné au marker noir :
Born to live.
Live to kill.
Kill until death.
That’s (my) life.
Il dépose ses journaux sur le guichet. Le caissier se tourne vers lui :
— Elle téléphone, cette pétasse ! C’est dangereux.
Le client acquiesce sans mot, mais esquisse un sourire compatissant. Le caissier regarde les magazines, s’arrête sur un :
— Oh ! Anal Queen ! J’suis abonné !
Toujours le même sourire du client. Il hoche la tête à l’affirmative quand le caissier lui propose un sac pour ses magazines, avant de demander d’une voix timide :
— Je vais aussi vous prendre un Slushy Lemon Lime, s’il vous plaît.
Le caissier sourit de travers, secoue la tête en avant et s’exécute. Le liquide givré coule lentement dans le gobelet transparent. Le caissier enfonce une paille en plastique rouge dans l’épais fluide vert fluo, puis le tend à son client.
Dans le goulot du réservoir, le pistolet claque. La conductrice le secoue et le range. Elle a raccroché son téléphone et marche d’un pas sûr jusqu’au guichet. Au passage de la porte, elle croise le client qui aspire son Slushy. À l’intérieur, le caissier l’invective :
— Hey ! C’est dangereux, le téléphone dans une pompe ! Des gens sont morts comme ça !
Elle attrape un paquet de chewing-gums et le pose devant lui, impassible :
— Combien ? demande-t-elle.
Le caissier lève les yeux et grimace à peine :
— Oh, je sais pas, mais j’ai entendu dire que dans l’Utah, un type en Mercedes…
— Non, combien avec ça ? insiste-t-elle en désignant les gommes.
— Ah… il scanne le paquet : vingt dollars quatre-vingt-neuf.
Elle sort vingt-cinq dollars de la poche arrière de son short, les balance en boule sur le guichet et attrape ses confiseries. Elle lui tourne déjà le dos quand elle l’informe qu’il peut garder la monnaie. Alors que l’employé tente péniblement d’additionner vingt et cinq, elle est déjà dehors.
Elle vient à peine d’attraper la poignée de sa voiture quand le client l’aborde. Il est accoudé sur la pompe d’à côté, sirotant son Slushy en la regardant avec un étrange sourire :
— C’est une IROC ?
Elle ouvre la portière hésite un instant, surprise par l’interpellation soudaine dont elle est victime. Elle répond :
— C’est marqué dessus, non ?
— C'est le Cinq litres ?
— ...Cinq litres sept.
Elle s’assoit, ferme sa porte et le regarde s’approcher, toujours souriant. Elle le toise des semelles au catogan. Il poursuit :
— Il est bien, le cinq litres sept.
Elle hausse un sourcil qui se dévoile au-dessus du verre de ses lunettes. Ce n’est pas une vraie blonde. Secouant lentement la tête d’avant en arrière, elle balance, en esquissant un sourire :
— Je vais à Barstow, j’ai pas le temps. Tu montes ou pas ?
Surpris par la témérité de la jeune femme, il sourit encore et accepte. Le caissier, ayant assisté à la scène derrière sa vitre, observe la Camaro bleue reprendre la route. La Chevrolet usée s’engage de nouveau sur la 40. Pédale écrasée, elle dépasse un poids lourd par l’accotement, levant un nuage de saleté. Le moteur prend ses tours avec rage, le client s’agrippe au siège. La conductrice tient le volant d’une main ferme, sa chevelure vient lui caresser les lèvres, les joues ; elle ne quitte pas la route des yeux. Zigzag entre les caravanes, les touristes perdus. Toujours agrippé à ce qu’il peut, le client tente de dire quelque chose, mais le bruit du vent et du moteur le rend inaudible. La conductrice ne sourcille même pas. Non, elle est plutôt occupée à dépasser une autre grappe de véhicules. Il tente de nouveau, plus fort, en se penchant un peu vers elle :
— Tu roules toujours comme ça ?
Elle le regarde et valide ses mots d’un délicat hochement de tête. Sans difficulté, elle perçoit le malaise de son passager. La Camaro se replace sur la voie de droite et ralentit, le vent se calme, le moteur se fait plus discret. On entend la radio, elle joue By The Way des Red Hot. Elle passe une longue mèche blonde derrière son oreille. Lui remet en place son catogan :
— C’était intense !
— Je t’ai prévenu, je suis pressée.
— Et tu vas où comme ça ?
— Tu verras.
— Moi ?
Elle se tourne de nouveau vers lui en acquiesçant avec un léger sourire :
— Curieux ?
Il hésite une fraction de seconde :
— Plutôt !
Elle augmente le son de la radio, la ligne de basse couvre le bruit du vent, mais le râle du V8 se fond dans le rythme de la chanson. Lorsqu’elle écrase l’accélérateur, les muscles de sa cuisse se contractent. Lui regarde ça en se mordant la lèvre avec désir et en serrant la pile de magazines qu’il a dans son sac plastique. Son regard glisse le long de ses cuisses, dessine ses fesses, son ventre plat. Sa poitrine, séparée en deux par la ceinture noire de l’auto. Il reste un instant dessus, froissant de plus en plus le plastique de son sac. Elle s’en rend compte, ne dit rien. Garde les yeux au loin, inspire et serre les dents, son cœur accélère.
Son passager a fini par détourner le regard de son corps. Il s’est délecté du moindre centimètre de chair, mais à ce moment, autre chose l’intrigue. Au-delà de la mort imminente à chaque dépassement, il pointe du doigt dix encoches distinctes sur le volant. Elles sont faites au couteau, ce n’est pas de l’usure. Quelqu’un a fait ça. Elle a ralenti, le vacarme s’atténue de nouveau. Il en profite :
— C’est quoi, ça ?
Elle laisse naître un sourire au coin de ses lèvres :
— Une pour chaque vermine que j’ai éclatée avec elle !
— Le pare-chocs tient le coup ? tente-t-il.
— Quelques fois, oui.
Elle en profite pour l’interroger sur un détail qui avait aussi retenu son attention :
— Et sur ton sac, ça signifie quelque chose ?
— Mon chant du guerrier ?
Elle réfléchit un court instant en pinçant les lèvres :
— Non, à côté, les petits cœurs brisés.
— Ah... ça... un pour chaque fille que j’ai aimée... Il marque une pause et la regarde avec un étrange regard fier, malsain. Il y en a dix !
Il relâche enfin le plastique qui contient ses magazines. Il a les paumes moites. Alors, après s’être essuyé la main sur son short, il se tourne vers elle et la lui tend.
— Au fait, moi, c’est Stefen !
Difficile à dire si elle la lui repousse ou tape dedans :
— Killa !
— Killa ? Ça vient d’où, ça ?
— C’est Diné.
Il ne comprend pas, elle le voit, elle s’en doutait.
— Navajo. Mais ça, c’est le nom que les colons nous ont donné.
— Ah ! T’es indienne ?
Elle secoue la tête, les sourcils levés. Il grimace un peu.
— C’est mal de dire ça ?
Elle est blessée, comme à chaque fois qu’elle entend ce mot — cette désignation qu’on leur a collée pendant des siècles. Ce nom qu’ils n’ont jamais choisi, jamais revendiqué. Mais, comme toujours, elle étouffe sa fierté et se contente de répondre :
— C’est pas terrible.
Elle marque une pause, lui cherche quoi dire. Mais c’est elle qui reprend :
— Tu vas jusqu’où ?
— San Diego !
— Pour ?
— Les Marines !
Il voudrait en dire plus. Il pourrait lui parler de l’intimidation subie, de l’envie de se venger. Il arriverait sans doute à expliquer ce besoin de canaliser des pulsions de plus en plus violentes. Des désirs toujours plus sadiques. Lui faire peur ne servirait à rien. Stefen n’est pas un idiot, il sait garder pour lui ce qui doit l’être. Simplement, il conclut :
— Incorporation dans quatre jours !
Elle le regarde, un peu intriguée :
— J’aurais pas cru. J’aurais dit, comptable, informaticien…
Elle se tait un instant.
— Pas soldat.
— Les apparences…
Elle répond. Il voit ses lèvres bouger, mais elle a accéléré de nouveau et il n’a rien entendu. Tant pis. Autour d’eux, le soleil arrive bientôt au sommet des montagnes et l’atmosphère entière prend une teinte fauve. Ils sont seuls sur la Forty, l’Arizona comme témoin.
Barstow n’est plus qu’à une dizaine de miles. Le bolide bleu traverse les dernières terres désolées avant de rejoindre un semblant de civilisation. Le désert commence à se faire plus frais, le soleil est rasant et les premiers animaux commencent à sortir. Stefen sent soudain une pulsion, une envie irrépressible qui s’empare de lui. D’un ton froid et impératif, ou peut-être simplement maladroit, il demande :
— Arrête-toi.
Elle lui jette un coup d’œil rapide, impassible :
— Pourquoi ?
— Je… je dois pisser.
Killa secoue la tête, fronce les sourcils et répond :
— Non, on y est presque.
— Où ?
— Tu verras…
Elle ne ment pas. Quelques minutes plus tard, ils passent devant un immense panneau de bois décrépit. On ne distingue presque plus rien dessus. Il y a eu marqué Barstow, mais le reste est illisible. Killa met son cligno et tourne brutalement. Elle s’engage sur une piste de terre battue. L’arrière de la voiture dérape, les roues patinent, le sable et les cailloux volent dans un épais panache orangé fendu par des rayons de soleil rouges. Le V8 s’ébroue et la Camaro progresse à vive allure sur le chemin, sa traînée de poussière comme la traîne de la mort qui les suit.
Peu de temps après, ils arrivent au centre d’un vieil aérodrome laissé à l’oubli. Un taxiway poussiéreux, une piste en piteux état et quelques hangars qui pourrissent au soleil du désert. Le soleil couchant baigne tout ça d’une lumière aussi rassurante qu’inquiétante. Les derniers rayons de lumière avant la nuit. L’ultime espoir avant la mort ?
— Wah, c’est quoi ? s’émerveille Stefen.
— C’est l’endroit.
Elle immobilise sa voiture sur la piste, coupe le contact. Les pistons se figent, la radio se tait, plus rien, plus un bruit, plus de fureur. Rien d’autre que l’immobilité du moment. Elle sort de la voiture sans refermer la portière :
— À cette heure-ci, quand le soleil rase les sommets, c’est mystique.
Elle marche lentement, Stefen suit sa démarche vaporeuse jusqu’à l’avant du capot. Killa avance en direction du crépuscule, quelques pas devant sa voiture. Elle s’arrête, droite, les bras tendus, les yeux clos. Comme si elle attirait à elle les derniers rayons de lumière. Cette terre, c’est la sienne. Ce ciel lui appartient. C’est celui de ses ancêtres, c’est le sol qui l’a vue naître. Ici, elle n’est jamais seule. Les âmes volent autour d’elle, les esprits l’accompagnent. C’est ici qu’elle est celle qu’elle est.
Stefen ne l’a pas quittée des yeux. Il a tellement tripoté son sac plastique qu’il l’a déchiré. Il saliverait presque. Aucune hésitation, il sort un objet de son backpack et quitte son siège en simili-cuir. Il marche vers elle. Killa l’a vu, elle l’a senti. Il a un couteau. Elle vide ses poumons, garde les idées claires, elle doit se tenir prête.
Il la dépasse et s’arrête à son tour un peu plus loin. Il tourne légèrement la tête vers elle, mais ne la voit pas :
— Effectivement, c’est sublime, parfait… Ça donne des envies… dit-il sur un ton inquiétant.
— C’est vrai... J'en ai aussi. murmure t elle le regard etrange.
Surpris par la reponse Il la cherche du regard . Elle s’est approchée de lui, il la pensait plus loin :
— Ah oui ?… quoi comme envie ? demande-t-il, son sourire étrange lui barrant le visage.
Il dirige lentement sa main derrière lui. Elle pose la sienne sur la joue de Stefen et répond sèchement :
— Rien qui te plaira.
Avant qu’il ne puisse — ne serait-ce qu’esquisser un mouvement — elle lui bloque la tête et lui administre une longue et puissante décharge de taser dans la nuque. Le corps de Stefen se raidit, ses dents se serrent, il bave, tombe à terre.
Sa vue est floue, il est couché sur le sol, la joue sur le béton encore chaud. Son corps refuse de bouger. Il la voit marcher le long de la voiture en direction du coffre. Elle revient vers lui, une corde à la main. Elle n’est plus blonde, ses cheveux sont d’un noir profond, rassemblés en une épaisse tresse. La perruque gît à côté de lui. Elle s’agenouille à hauteur de son visage :
— Encore éveillé ?
Elle le frappe de nouveau avec son taser. C’est brutal, extrêmement douloureux. Elle insiste encore un peu. Il perd conscience.
Il a du mal à faire le point. Il croit son crâne fêlé tant la douleur est vive. Sa vue est brouillée, son esprit embrumé. Il est immobile. Stefen sent qu’il est allongé, mais il n’arrive pas à comprendre où, sur quoi ? C’est tiède, métallique. La tôle d’un capot qui refroidit. Il veut se frotter les yeux ; son corps entier n’est qu’un prétexte à la souffrance. Amèrement, il constate que ses poignets et ses chevilles sont liés : il commence à comprendre. Il commence à voir. Le ciel est éclairé par les dernières lueurs d’un soleil qui n’est déjà plus visible. Les étoiles, comme les animaux nocturnes, se montrent. Au travers de la douleur qui assaille son corps, ses neurones se reconnectent un à un. Des images en flash le submergent, en même temps qu’une immense terreur :
Anal Queen, le Slushy, l’IROC-Z, By the Way, Killa...
Killa !
Il est saisi par la peur, secoué par l’horreur, il veut se relever. Il essaie. Rien à faire, les liens sont solides, il sent la chair de ses poignets se déchirer un peu plus à chaque vaine tentative. Il hurle ; il ne lui reste que ça. Il appelle à l’aide, mais tout se perd dans l’obscurité du désert :
— J’ai été un peu dure, je pensais que tu te réveillerais plus tôt, lance-t-elle non loin de lui.
Il ne l’avait même pas vue ; elle était pourtant à quelques mètres, en tailleur, son téléphone entre les mains. Elle lui montre l’écran :
— J’ai perdu, de toute façon, reprend-t-elle innocemment. Tu connais Snake ?
Elle se lève, glisse son téléphone dans sa poche, retire la poussière de l’arrière de ses cuisses et s’approche de lui lentement. Elle s’accroupit tout près de lui :
— J’ai vraiment cru que t’avais un couteau.
— Quoi ? T’es folle ! C’était un cigare !
— Je sais, mais ça ne changera rien...
— Rien à quoi ? Détache-moi !
Elle pince ses lèvres en tournant sensiblement la tête de gauche à droite :
— Bien sûr que non, mais je vais t’expliquer la suite.
— Non ! J’m’en fous, détache-moi !
Elle refuse une nouvelle fois, il se met à hurler. À l’aide ! À L’AIDE !!!
Avec une fureur et une vélocité bestiales, elle bondit sur lui, l’attrape par les joues et porte une lame acérée au quasi-contact de sa pupille. Son regard est d’un noir profond, comme ses cheveux, comme le ciel autour d’elle :
— Tais-toi ! Hurle encore une fois et c’est avec les yeux crevés que tu vas vivre tes derniers instants.
Stefen ne sait pas quoi répondre, il n’arrive plus à produire le moindre son. Il avait cru un instant à une romance sur la route. Ficelé sur le capot d’une Chevrolet, il se retrouve au milieu d’un aérodrome abandonné, la pointe d’une lame affûtée le regardant dans les yeux. Il aimerait pleurer, appeler sa mère, mais la peur de contrarier encore Killa le paralyse. Lentement, elle desserre ses doigts autour de sa mâchoire, il sent une de ses molaires craquer. Son visage à elle se fait soudainement plus doux, elle lui lance un sourire lugubre et s’assoit sur le capot, juste à côté de son visage. Jambes tendues et croisées, elle fredonne en tapotant le rythme sur le capot de sa Camaro :
« Steak knife, card shark, con job, boot cut... »
Il reconnaît By the Way.
Ses yeux sont posés sur elle. Comme ce désert, comme ce lieu, elle est magnétique : jeune, belle, barje.
Des secondes ou des minutes passent ainsi, suspendues au bord du néant.
Killa se lève, Stefen sent les amortisseurs de la voiture avoir un léger tressaut. Elle se tourne vers lui :
— À tous les autres, j’ai pris le temps de leur expliquer longuement ce qui allait leur arriver, mais… j’en ai marre de tout ça. C’est une perte de temps.
Il essaie maladroitement de lui sourire pour l’amadouer. Elle sort ses clés de sa poche :
— Je pense que tu comprendras bien assez vite…
Elle passe le long de la Chevrolet. Stefen est de nouveau saisi d’effroi.
Elle ouvre la porte et lui lance :
— À partir de maintenant, qu’un seul de nous va prendre son pied.
Elle s’assoit :
— Ça ne sera pas toi.
Elle claque la porte, enfonce la clé et démarre. Le puissant moteur s’éveille avec rage. Stefen hurle, elle couvre ses cris par ceux du moteur. Il sent les pistons lui taper dans le dos. Elle enclenche la boîte de vitesses, toute la voiture sursaute. Les phares s’allument. Il comprend.
Attaché sur le capot, la tête en bas, il n’avait pas senti à quel point sa tête était proche du sol. Dix centimètres à peine, son catogan traîne dans la poussière.
Elle perçoit une dernière supplication de Stefen : « S’il te plaît… » ou « Pitié », peu importe, elle s’en fout.
Elle écrase l’accélérateur.
L’air et l’essence arrivent dans les cylindres, le tout explose dans les flammes et le bruit. Stefen crie. Les pneus arrière aussi.
Le béton irrégulier de l’aérodrome défile de plus en plus vite devant lui. La lueur jaune des phares n’éclaire qu’une dizaine de mètres ; tout autour n’est qu’un noir profond. Il ne sait pas s’il doit ouvrir ou fermer les yeux. Il essaie de redresser la tête, mais l’effroi, la vitesse, les secousses le rendent empoté. Son crâne semble peser une tonne. Il veut crier, mais les plantes qui sortent du sol lui frappent le visage comme autant de petites gifles l’invitant à fermer sa gueule.
Brutalement, une souffrance extrême, vive et aiguë : un flash blanc dans les yeux. Son catogan, piégé dans une fêlure du béton, est resté en arrière avec une partie importante de son cuir chevelu et des nerfs qui vont avec. Il saigne, il ne s’en rend même pas compte. L’intensité de la douleur lui fait perdre la tête, il crie à s’en rompre les cordes vocales.
Les plantes sèches le fouettent, les cactus le lacèrent. Il essaie de se débattre, de se défaire de ses liens au moment où il frappe un jeune coyote. Passablement sonné par l’impact, il lui faut quelques secondes pour reprendre ses esprits — et il la voit. La fin… sa fin. Sous la forme d’une imposante dalle de béton. Elle est descellée et laisse apparaître un angle saillant à quelques centimètres du sol… peut-être dix. Ça ne passera pas.
Éclairée par la lueur de ses compteurs, Killa sourit de toutes ses dents. Entre désir, excitation et folie, elle écrase l’accélérateur de toutes ses forces. Tous les bruits se fondent en une frénésie fatale, une furie : les hurlements organiques d’horreur de Stefen, ceux mécaniques du moteur, le vent, la rage.
La dalle.
Défoncée et arrachée du reste, une importante partie de la tête de Stefen s’engouffre sous la voiture pour être crachée avec les gaz d’échappement. Killa gémit.
La Camaro s’arrête sèchement. Le nuage de toute la poussière soulevée la dépasse et l’entoure. Elle reste enfoncée au fond de son siège. Les yeux mi-clos, elle respire intensément entre ses lèvres, laissant glisser ses mains sur son corps et dans ses cheveux. Elle reste ainsi de longs instants, se délectant du plaisir intense que le meurtre lui provoque. Le moteur ronronne lentement, le sang goutte délicatement de la tête fendue de sa proie. La lune, les phares jaunes — c’est le cocon de Killa. Elle ne sait jamais combien de temps elle reste ainsi. Des minutes ? Des heures ? Peu importe.
Une fois apaisée de sa fureur, elle sort, coupe les liens qui tenaient Stefen et le fait glisser de son capot. Elle prend le temps de mettre le corps de sa victime en tailleur, ses magazines porno dans les mains. Ça n’a aucun intérêt, aucun sens. Ses mises en scène sont sa signature et enragent la police autant qu’elle s’en amuse.
À l’arrière, elle retire la plaque du Colorado de sa voiture et en met une de l’Arizona : « AMA–KILLA ». Il n’y a pas si longtemps, un flic de Kingman avait trouvé ça cocasse. « On cherche une rousse immatriculée dans le Wisconsin », lui avait-il dit avant de voir sa plaque. Dans un éclat de rire, il s’était écrié : « Ah merde ! Mais alors, c’est toi ! » Killa avait rigolé en lui demandant : « Vous allez m’arrêter, alors ? » Elle avait pris sa tête de cheerleader, comme elle dit. Le flic lui avait simplement répondu : « T’en fais pas, non. Celle qu’on cherche, c’est une vraie malade. » Elle avait ouvert de grands yeux apeurés avant qu’il ne conclue par « Sois prudente, ma jolie… ». « Connard », s’était-elle dit en lui souriant.
Elle a tout remis dans son coffre. Stefen est toujours là, dans le faisceau chaud des phares, à « lire » ses magazines. Killa s’assoit derrière son volant. Avec son couteau, elle y ajoute une onzième encoche en soufflant « Vermine... »
Dans la nuit profonde de l’Arizona, sous le ciel majestueux du Mojave, la Camaro bleue reprend la route, comme d’habitude, à fond. Direction ailleurs.
DEAD END
K V N

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