Chapitre 12 : Le destin est l’humanité

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Allongée sur le lit, Délia ouvrit d’un coup les yeux. Elle était davantage fatiguée que la veille. Sa vivacité et sa mémoire hors norme lui envoyèrent un signal dès sa première vision matinale. Elle remarqua que le lustre au plafond avait changé de design par rapport à la veille. Elle releva son buste et chercha le tableau qui était là, sur le mur d’en face. Il n’y avait plus rien, tout avait changé. À la place, un petit vitrage carré occupait l’entièreté de l’espace. Le décor avait changé.

Elle essaya de se lever, en vain. Ses jambes ne répondaient plus, elle était comme clouée. Elle poussa d’un revers de main les draps. La stupéfaction fut à son comble quand elle aperçut ses membres inférieurs munies d’une grosse chaîne, surmontée d’un support métallique avec un petit clavier à code. Ses chevilles, fortement enserrées par des anneaux semblables à des menottes, lui faisaient mal. Elle ne se trouvait pas sur un lit mais sur un brancard d’hôpital. Elle garda son calme malgré cette vision cauchemardesque. Elle cria et appela de toutes ses forces Malika, mais aucune réponse ne résonna en retour. Après quelques minutes, elle entendit des pas en écho venant du fond du couloir. Le bruit se rapprochait par petites séquences, puis la petite fenêtre s’ouvrit. Un homme, qui regardait dans sa direction, prit la pose comme dans un cadre photo.

— Alors, bien dormi ? dit-il sur un ton amical.

— Tu me veux quoi ? T’es qui ? Où est Malika ? débita-t-elle.

— Je suis un ami de Malika, t’inquiète pas. Ça ne sert à rien de gesticuler. Tu ne pourras pas te détacher. Cette chaîne est en titane, indestructible. Tu as de la chance, c’est un modèle unique, plaisanta-t-il.

— Laisse-moi tranquille. Prends la puce, si c’est ça que tu veux. Prends-la et laisse-moi, j’ai d’autres choses à faire.

— Quelle puce ? De quoi tu parles ?

— Où est Malika ? insista-t-elle.

— Ne t’inquiète pas pour elle. Elle va très bien, elle ne va pas tarder à venir.

Un bruit de fond vint perturber leur échange. Des talons résonnèrent, une ombre s’approcha. Une silhouette s’arrêta dans son champ visuel, elle recula d’un pas brusque. La vision était insupportable.

— Malika, Malika ! Ne me dis pas que ce que je pense est vrai ?

— Ça dépend de ce que tu penses.

— Comment peux-tu me trahir, toi que je considère comme ma sœur ?

— Toi, tu as toujours été la meneuse. Moi, j’ai toujours été au second plan. Aujourd’hui, c’est moi qui gère. Ça ne te plaît pas ? J’ai des directives à suivre, tu vas m’écouter et tout se passera bien.

— Je ne t’ai jamais fait de l’ombre, on a toujours marché ensemble. Même dans les mésententes, on trouvait des compromis, des solutions. Je ne comprends pas ce que tu veux ! Tu le regretteras. L’amitié, c’est comme le soleil : si tu dépasses les limites, tu te brûles.

— Calme-toi ! Fais-moi confiance, j’te taquine. Je vais piloter la manifestation comme il se doit. Le travail sera fait. Mais toi, tu dois rester là. De source sûre, je peux te confirmer qu’un attentat contre toi est prévu pendant la manifestation, devant la mairie. Ils vont t’abattre en pleine rue !

— Quoi ! Qui veut m’abattre ? s’étonna-t-elle, sans trop y croire.

— Je ne sais pas qui, mais des membres du gouvernement ont organisé ton assassinat pour demain, ça, c’est certain.

— Pourquoi ne pas me l’avoir dit avant ? Pourquoi je suis attachée ?

— Voyons, Délia, tu sais bien ! Je serais venu te dire gentiment, que tu devais abandonner la manifestation parce qu’un assassinat se préparait contre toi. Sérieux, t’aurais répondu quoi ?

— Que je m’en tape, j’irais quand même, dit-elle, le regard jeté au plafond, dans une logique indiscutable.

— Voilà, tu as la réponse. Ton kidnapping, c’est pour te protéger, c’était la seule solution. Fais-moi confiance, Délia, je gère.

Sur ces mots, Malika opéra un demi-tour et s’éloigna d’un pas assuré dans la pénombre du couloir. Délia resta songeuse un long moment, elle ne savait plus qui croire. Lorsqu’elle reprit ses esprits, elle se connecta avec sa mère. Elle devait prendre conseil auprès d’elle. Elle lui détailla le projet d’attentat dont elle faisait l’objet, et lui demanda en retour ce qu’elle en tirait comme conclusion. Sa mère confirma les propos de Malika, elle était bien au courant de ce projet. Il était réel. Surtout elle certifia que sa séquestration était pour son bien, afin de la mettre à l’abri. Une fois le plan avéré, la professeure Garnier avait contacté Malika pour trouver une solution et la mettre à l’abri. Délia fut soulagée d’entendre que le plan avait fonctionné. Après cette confirmation, elle était apaisée de constater que l’amitié et la confiance envers son amie restaient intactes.

Elle lui faisait confiance pour mener à bien le suivi de la grande manifestation. Malika promit de rendre compte à chaque étape. Elle lui envoya très vite des photos et des vidéos, ce qui permettait à Délia de suivre l’événement. Elle constata que le succès était au rendez-vous. D’après Malika, deux mille cinq cents personnes étaient venues des quatre coins du Québec, soit pratiquement le nombre d’habitants du village. La nouvelle fusa telle un écho dans la forêt. Tous se réjouissaient de ces chiffres exceptionnels.

La manifestation se déroulait entre la mairie de Kuujjuaq et la préfecture, des lieux stratégiques. C’est le maire, connu pour des soupçons de corruption, qui avait délivré le permis de construire au promoteur de l’usine. Le collectif organisateur avait relevé des anomalies et déposé un recours auprès du tribunal compétent pour le faire annuler. Il était donc logique que la manifestation passe par la mairie.

Pour accentuer la pression, les manifestants se répartirent entre la mairie et le tribunal qui devait rendre sa décision ce jour-là. Il fallait occuper le plus possible les lieux, afin de faire reculer les décideurs. Seul le tribunal pouvait annuler le permis litigieux. L’avocate de l’association avait trouvé des vices et des preuves sur l’illégalité du document. Le maire n’avait pas respecté la procédure, notamment en ce qui concerne les recherches sur la constructibilité du terrain.

Elle constitua immédiatement un dossier en béton qui fit sensation pendant l’audience. On y trouvait le plan d’urbanisme et un relevé cadastral, où on pouvait déduire qu’aucun permis de construire n’aurait dû être délivré. Le procès en première instance, opposant l’association au promoteur, s’ouvrit dans une ambiance crispée. L’enjeu reposait sur un permis de construire douteux, autorisant un projet d’usine capable de causer des ravages environnementaux considérables. Pendant tout le procès, le promoteur minimisa les accusations et affirma avoir respecté toutes les procédures légales. La mairie, elle, plaida l’ « erreur administrative » plutôt que la corruption, et n’hésita pas à qualifier les opposants de « militants écologistes radicaux » pour discréditer leur cause.

La décision fut rendue très tôt le matin. Tous les participants étaient restés sur le qui-vive durant la nuit, afin de maintenir la pression. Il y eut quelques échauffourées avec les forces de l’ordre et de petits débordements, mais, dans l’ensemble, la manifestation s’est déroulée dans une bonne ambiance.

Le matin arriva en même temps que la décision de justice tant attendue. Le verdict suivit la logique en faveur de l’association. Le tribunal conclut à l’annulation du permis de construire en question, la construction ne pouvait commencer. Les membres du collectif explosèrent de joie à l’énoncé du verdict, fondé sur un vice de procédure. L’exaltation fut à son comble lorsqu’ils célébrèrent cette victoire. Délia suivait l’avancée de la manifestation et des résultats comme un match de foot sur son mobile. Elle était heureuse que tout s’est déroulé comme prévu. Restait à savoir ce que ferait le promoteur, il pouvait bien sûr faire appel. Cela n’en représentait pas moins une première bataille gagnée.

Les manifestants se dirigèrent vers le terrain où des participants étaient restés pour monter la garde. Ils se regroupèrent pour fêter leur victoire, unis sous leur slogan : « Tous contre les pollueurs, notre seule arme, c’est notre cœur. » Mais pas question de relâcher la pression, la guerre était loin d’être finie. Malika s’empressa d’appeler Délia pour partager sa satisfaction et lui prouver, une fois de plus, qu’elle avait eu raison de lui faire confiance. Elles purent enfin souffler, en attendant la suite, qui ne tarda pas.

Le promoteur avait, dans la foulée, interjeté appel de la décision de justice. Ce n’était pas une surprise, tous s’y attendaient, surtout au vu du passé douteux du maire. Ils n’allaient pas se laisser abattre. La pugnacité et la motivation du groupe redonnèrent de l’élan pour poursuivre le combat.

Délia ressentait un pincement au cœur, mais ne le montrait pas. Elle les encourageait à être plus forts et à continuer l’affrontement. La cause qu’elle défendait n’avait pas pris une ride. « Le monde nous a vus le détruire, et nous l’avons vu se venger de ce qu’on lui a fait », résonnait en elle comme un flambeau. Son objectif moral restait de rendre à la nature cette lourde dette qui pesait sur la planète.

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