Chapitre 2

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Nous arrivâmes à Hautes-Cimes sous le regard brillant de la lune. Malgré la nuit, nous préférâmes, à l’unisson, poursuivre notre chemin jusqu’à la capitale plutôt que de trouver une auberge dans les villages avoisinants. Le lendemain, dès les premières lueurs de l’aube, les portes principales seraient assaillies par des hordes de travailleurs, marchands et autres badauds, ce qui aurait eu pour effet de nous retarder considérablement. Je n’étais pas venu à Hautes-Cimes depuis ma plus jeune enfance, mais je conservais ce souvenir d’une foule infranchissable qui s’agglutinait devant les murs de la cité. En définitive, il serait plus aisé d’entrer de nuit.

Comme vous pouvez vous en douter, les gardes nous bloquèrent la route. En principe, lorsque le soleil avait quitté l’horizon, pour s’évanouir derrière les monts occidentaux, l’entrée dans Hautes-Cimes était restreinte, voire interdite certains soirs. Il existait évidemment quelques exceptions, dont nous faisions partie. Tristan, après s’être présenté et avoir donné mon nom aux soldats en poste, justifia la raison de notre venue. L’écusson de notre famille suffit à convaincre les hommes d’armes de nous laisser la voie libre.

L’ainé des Casteldor connaissait bien les quartiers de notre capitale. Il y venait régulièrement avec son père, pour négocier le prix des métaux précieux minés sur ses terres. Sans mal, et ce malgré l’obscurité déroutante, il nous orienta au travers des méandres des rues. Il évita consciencieusement les venelles les plus tortueuses et les plus sombres, qui auraient tôt fait de devenir des coupe-gorges. Il opta plutôt pour les rues les plus larges, toujours jalonnées par des lanternes ou des torches murales. Même si nous étions sous bonne garde, mieux valait ne pas prendre de risques inconsidérés. Toute ville, aussi riche soit elle, peut revêtir un voile de danger une fois la nuit tombée.

Nous trouvâmes un établissement pour dormir dans le quartier résidentiel, à l’est de la cité. Ainsi, nous étions non loin de l’unique porte menant à l’école de Garde-Voile. Nous avions loué deux chambres connectées par un large balcon. Malgré la douceur de literie, ce soir-là, je ne trouvai pas le sommeil.

Après deux heures à fixer le plafond gris de ma chambre, je décidai de changer d’air. Oscar dormait paisiblement et Anthony veillait en silence. Je lançai un signe à mon protecteur, lui indiquant la porte-fenêtre qui donnait sur le balcon. Anthony opina du chef.

Lorsque je me levai, mon esprit me donna l’impression d’une tempête ardente qui tourbillonnait dans ma boite crânienne. Mon besoin d’air s’aggrava. Je sortis, prenant une grande inspiration pour m’aérer l’esprit. Là, je découvris mon nouveau compagnon, le fils ainé des Casterldor. Il était assis sur une chaise, les bras croisés sur le torse et les pieds posés sur la belle rambarde de pierre blanche. L’air distrait, ses yeux fixés vers l’est, il paraissait regarder dans la direction de notre future école. Dans les ténèbres ambiantes, les montagnes qui dominaient la cité et accueillaient Garde-Voile se révélaient impressionnantes, mystiques et menaçantes.

Sans un mot, Tristan pivota légèrement la tête et me lança l’un de ses sourires qui frappaient directement en plein cœur. Ce garçon était destiné à devenir le meneur de notre génération de Dompteurs, j’en avais l’intime conviction. Je dois le dire, en toute humilité, j’ai toujours été fier de ma sagacité.

— Tu ne dors pas non plus, entamai-je bêtement.

Il ne répondit pas immédiatement et j’en profitai pour m’asseoir à ses côtés. À mon tour, j’égarai mon regard dans les sommets brumeux des titanesques monts noirs.

— Demain, une journée inoubliable nous attend, finit-il par dire. Inoubliable et déterminante.

— Déterminante ?

— Oui. Nous allons découvrir Garde-Voile, rencontrer nos professeurs et faire connaissances avec nos camarades, qui deviendront nos frères d’armes. Mais, surtout, nous allons passer notre premier test.

— En quoi celui-ci consiste-t-il ?

— Tu n’y connais vraiment rien… me reprocha-t-il, sans totalement user du ton badin que je lui connaissais à présent.

Cela me blessa un peu. Face à ma moue de déplaisir, il esquissa un sourire pincé et éphémère.

— Désolé. Je suis inquiet. Tout cela m’effraie, tout à coup.

— Je te comprends. Nous sommes si proches, désormais. C’est imminent. Me concernant, l’effroi me poursuit depuis que j’ai quitté ma demeure.

Il rit doucement.

— Je suis persuadé que nos professeurs seront subjugués par autant de bravoure de notre part. L’une des Voies à Garde-Voile se nomme les Cœurs-Hardis. Nous avons déjà notre place !

— Que sont ces Voies ? m’enquis-je, en comprenant tout de même le sous-entendu autodérisoire de Tristan.

— Eh bien… C’est de cela dont j’ai peur. À notre arrivée, les professeurs nous feront passer la cérémonie d’affinité. Il s’agira de notre première connexion avec l’Ailleurs. Et cette étape déterminera notre Voie. Les êtres qui vivent dans l’autre monde nous approcheront et seul celui avec lequel nous posséderons le plus ressemblances restera. En fonction de ses facultés, nous nous verrons attribuer une Voie ; une spécialisation, si tu préfères. Pour couronner le tout, des équipes de trois Dompteurs seront formées pour optimiser les points forts de chacun et de chacune.

— Ce n’est pas donc pas un choix, compris-je.

— Non. Ne pas posséder les rennes de mon destin me perturbe plus que je n’aurais pu l’imaginer.

Je ne su quoi répondre à mon compagnon. Je gardai donc un silence compréhensif. Les bruits de la nuit couvrirent notre mutisme : ululements d’oiseaux nocturnes, discussions de citadins en pleine rue, feulements de chats gardant leur territoire… Ces échos de normalité m’apaisèrent.

— Je plains les deux élèves qui m’auront de leur équipe, commentai-je avec raillerie.

— Il faut cela cesse, Louis ! s’emporta Tristan, sur un ton beaucoup plus sérieux que le mien, tout en retenant la portée de sa voix. Tu te mésestimes en permanence, ce qui ne t’apporte rien de positif. Si tu connais tes faiblesses, c’est parce que tu as renforcé tes atouts. Nous distinguons d’autant plus nos forces lorsque nous avons établi nos points faibles. Personne n’est doué dans tous les domaines. Moi, par exemple, j’aimerais t’avoir dans mon équipe. Tu es réfléchi, passionné et patient. Si je dois mener une équipe à dos de lion, j’aurai besoin de quelqu’un comme toi pour m’informer, me conseiller et, parfois, me raisonner. Toi, tu auras besoin de quelqu’un comme moi pour prendre des décisions, agir et frapper fort. Nous nous complétons.

Le ton de Tristan n’était plus celui du garçon espiègle. La gravité s’imposait d’elle-même ce soir, et cela, contre toute attente, me calma. Ce n’était pas acte anodin que nous étions sur le point d’accomplir. Bientôt, nous intègrerions l’école de Garde-Voile, pour devenir des Dompteurs de l’Ailleurs, protecteurs du royaume de Valfort. Le fait que Tristan prenne tout cela au sérieux nous donnait un point commun.

Me perdant dans mes pensées, dans mes craintes et mes espérances, je finis par sombrer, assis sur cette chaise extérieure, aux côtés de mon futur frère d’armes.

****

Le lendemain, peu après l’aube, nous gagnâmes la porte est de Hautes-Cimes. Contrairement aux autres entrées de la cité, celle-ci n’étaient que très peu fréquentée. Et pour cause, elle ne s’ouvrait que pour une seule destination : Garde-Voile. Je ne fus donc pas surpris de n’y trouver qu’un petit groupe d’hommes et de femmes. En revanche, mon étonnement, doublé d’une certaine excitation, jaillit lorsque je remarquai les animaux qui se tenaient aux pieds de leur maitre respectif.

Nous nous approchâmes. Se tenaient là deux garçons un peu plus âgés que moi. l’un portait sur son épaule un aigle au regard d’or et aux ailes d’une blancheur bleutée, l’autre grattait l’oreille de son énorme chien qui me rappelait ces bergers que l’on trouve à l’est de Vilfort, par-delà le fleuve du Rhym. Les accompagnait une jeune femme de leur âge dont le splendide cerf aux bois somptueux nous dominait. Ils portaient tous trois une tenue simple, dont le noir était hachuré des couleurs de l’école : un violet profond et un gris clair argenté. L’insigne de Garde-Voile était cousu sur leur torse, au niveau du cœur. Il s’agissait du corps d’une bête tricéphale dont les têtes appartenaient à un dragon rouge, à un fauve blanc et à un phénix obscur. Ils avaient tous fière allure, et je me sentis rapetisser au fil de mes pas. Avec eux, un homme qui frôlait la cinquantaine était assis sur une énorme touffe de poils brune que je n’identifiai pas immédiatement.

— Bonjour ! déclara Tristan, qui paraissait bien plus confiant que moi.

Les trois élèves se tournèrent vers nous et nous saluèrent à leur tour. Étrangement, les animaux semblèrent les imiter. L’homme sur la butte de poils ferma l’épais ouvrage qu’il était en train de lire et nous observa longuement. Son visage dur était largement recouvert par ses cheveux long d’un noir absolu et par sa barbe hirsute qui descendait jusqu’à son torse. Deux billes sombres, peut-être marron, scintillaient comme de minuscules étoiles juste au-dessus de son nez, dont l’arrête tordue trahissait le fait qu’il fût un jour cassé.

— Louis de Hautrivage, Tristan de Casteldor, dit-il avec un voix grave et profonde, que je trouvai agréable. Soyez les bienvenus, mes garçons.

D’un petit bond, l’homme glissa de son perchoir poilu et vint à notre rencontre. Lorsqu’il se trouva devant nous, j’eus tout le loisir de constater sa grandeur. Il dépassait sans difficulté la taille de nos gardes, et ses larges épaules auraient presque pu égaler Oscar et Anthony mis côtes à côtes. Cette fois-ci je parus littéralement rétréci.

— Je suis Rainier Sombrarc. J’ai été Dompteur de l’Ailleurs durant la guerre du Fauve et je serai votre professeur de survie et de chasse, cette année.

L’homme m’évoquait la bestialité. Une bestialité contenue, certes, mais prête à ressurgir si le besoin s’en faisait ressentir. Un grognement retentit derrière lui et la touffe de poils bruns s’ébranla. Lentement, lourdement, l’animal roula sur lui-même et je découvris qu’il s’agissait d’un ours. « Seul celui avec lequel nous posséderons le plus ressemblances restera » m’avait expliqué Tristan, hier soir. Et rien n’aurait pu être plus proche du professeur Rainier qu’un ours brun. L’inverse était également vrai.

— Enchanté, professeur, répondit Tristan. Inutile de nous présenter, vous semblez déjà nous connaitre.

— Difficile de se méprendre, au vu de votre apparat. Messiers, vous pouvez désormais nous laisser, ajouta-t-il à l’égard de nos gardes. Vos protégés sont entre de bonnes mains. Tristan, Louis, rejoignez vos camarades sous l’arbre.

De l’index, il pointa un platane à la haute frondaison. Dans sa pénombre, deux personnes adossées contre le tronc patientaient. Avant de les rejoindre, je fis mes adieux à mes gardes et les priai de rassurer ma famille quant à mon arrivée à Hautes-Cimes. Anthony me souhaita du courage et Oscar me conseilla ne jamais me sous-estimer.

— Je vous ai vu faire durant ce voyage, seigneur Louis. Vous vous adaptez vite. Malgré vos craintes, vous ne faiblissez pas et n’envisagez pas de reculer. Soyez fort et fier. Pour la maison Hautrivage. Pour vous, Louis.

Je le remerciai, quelque peu gêné par ces mots pleins de bienveillance. Intérieurement, je me fit la remarque qu’il n’avait pas assister à tous mes débats solitaires et mes silencieux cris de désespoirs. J’avais déjà envisagé de reculer, j’avais faibli à maintes reprises et l’adaptation s’était écrasée sur moi si pesamment que je ne pouvais plus m’en libérer. Aujourd’hui, je comprends davantage les mots d’Oscar. Il ne s’agissait pas simplement d’empathie à l’égard d’un fils de duc apeuré. Il y avait quelque chose de plus… puissant, dans les mots de ce vétéran. Au cours d’une vie, certaines discussions, certaines phrases, parfois anodines, vous marquent plus qu’elles ne l’auraient dû.

Avec Tristan, nous rejoignîmes les deux futurs écoliers qui attendaient sous le platane. Nous trouvâmes une fille et un garçon, tous deux d’une quinzaine d’années. La fille se leva, tandis que le garçon demeurait assis. Malgré le fait que nous le surplombions, il parvint à nous dévisager d’un air hautain, doublé de mépris.

— Bonjour, nous lança la fille avec entrain. Je suis Aliénor d’Heurval.

Elle s’adressait à mon compagnon et moi, mais elle tendit prioritairement la main vers Tristan et leur regard se figea l’un dans l’autre. L’impression de devenir Louis l’invisible m’emplit de malaise.

Aliénor était plutôt petite. Les boucles de cheveux blonds, coupés de façon à ce qu’ils ne descendent pas jusqu’à ses épaules, dissimulaient une partie de son visage pâle. Elle ne souriait pas mais une gaité naturelle émanait d’elle. Ses grands yeux céruléens brillaient comme une mer calme en plein été. Elle était jolie, conclus-je intérieurement.

— Bonjour, répondit mon compagnon. Je suis Tristan de Casteldor. Et voici Louis de Hautrivage.

Le fait qu’il me présente m’énerva passablement. N’étais-je pas doué de parole, moi aussi ? Ne pouvais-je pas me présenter moi-même ? Je m’intimai de me calmer. Tristan n’avait pas fait cela par condescendance, mais parce que cette introduction lui avait parue normale, comme un commandant qui présente son lieutenant. Aliénor me jeta un regard fugace et me serra la main également. Sa peau était douce et fraiche.

— Des parvenus ! S’offusqua le garçon resté assis. J’espère que l’école accueillera plus d’héritiers de Dompteurs que de personnes sans lignée magique telles que vous. Ce serait un déshonneur pour Garde-Voile, dans le cas contraire, et le début de la chute de Vilfort, assurément. Au fait, je suis Paul Noirfend, acheva-t-il avec dédain en se redressant.

Le garçon était plus grand que moi mais plus petit que Tristan. Il portait des cheveux noirs, rasés sur le côté et derrière la tête, mais assez longs sur le dessus, coiffés avec une cire naturelle qui les faisait luire. Ses yeux, d’un bleu si clair qu’on les aurait dit faits de glace, nous transpercèrent. Ses traits, presque féminins, faisaient de lui un garçon élégant.

— Tu ne peux pas nous rabaisser pour ensuite te présenter comme si cela nous intéressait, rétorqua Tristan avec son sourire narquois.

— C’est un nom que vous apprendrez à respecter et à craindre. Comme beaucoup de Dompteurs avant vous.

— Tu n’impressionnes personne.

Tristan parlait pour lui. Car, sur moi, son discours cinglant avait fonctionné. Je n’avais aucunement envie de lui chercher des noises, à ce Paul Noirfend. Avant que la conversation ne s’envenime davantage, l’élève plus âgé que nous qui domptait un aigle intervint.

— Professeur Sombrarc m’a demandé de vous expliquer la suite. Nous attendons la fin de matinée, que d’autres première année nous rejoignent, pour entamer ensuite la montée vers Garde-Voile. Comptez trois heures pour atteindre notre destination. Là-haut, vous serez accueillis par des professeurs.

— Qu’arrivera-t-il à ceux qui arriveront ici cet après-midi ? le questionna Aliénor.

— Il y aura un dernier départ, tard ce soir. Mais je ne le recommande à personne. C’est le professeur Sombrarc qui mène cette marche, et il n’est pas du genre à s’attendrir sur des nouveaux élèves ayant des difficultés avec la randonnée nocturne.

Nous attendîmes donc plusieurs heures sous ce haut platane. De nombreux élèves nous rejoignirent. Certains paraissaient intimidés, quand d’autres se montraient déjà sûrs d’eux et fiers de rejoindre les rangs de l’école. Je comptai quasiment autant de filles que de garçons, et autant de jeunes gens issus de la noblesse ou de riches familles que d’adolescents habillés comme des paysans, des ouvriers ou des citadins plutôt pauvres. Je réalisai alors que le statut de Dompteurs n’était pas réservé à des fils de ducs, de barons, de comtes, de vicomtes ou de marchands richissimes. Sur quels critères avions-nous été sélectionnés ? La réponse me paraissait bien floue. Une similitude, cependant, nous rapprochait : nous avions tous le même âge, car j’entendis nombre d’entre eux déclarer qu’ils avaient quinze ans.

Tristan les salua chacun personnellement ; et je lus sur beaucoup de visages la même admiration qu’ils vouaient presque aussitôt à l’ainé des Casteldor. Fidèle à mon extraordinaire retenue, je demeurai dans mon coin, là où l’ombre de l’arbre se faisait la plus sombre. Je perçus malgré tout quelques noms : Amaury Valserouge, un grand blond, qui sympathisa très rapidement avec Paul Noirfend, Romain de Courterive, un fils de charpentier qui me fit rire par certaines de ses remarques sur le professeur Sombrarc, Méliane Vieufeu, une fille droite comme le manche d’une lance, au regard meurtrier, qui s’installa en solitaire sous l’arbre non loin de moi, ou encore Aveline de Loinbois, une fille habillée comme une fermière mais dont la chevelure d’un blond presque blanc-argent lui octroyait une aura de princesse.

En fin de matinée, nous étions presque quarante élèves rassemblés sous l’arbre. L’ombre du platane commençait à devenir étriquée, si bien que nous étions dans l’obligation de nous tenir très proche les uns des autres. Trop proche, même. Je le compris lorsqu’une fille s’assit si près de moi que je me sentis contraint de me décaler. De ma main, j’écrasai celle d’Aliénor, qui souffla pour exprimer son désagrément. Je lui fis des excuses mais elle me lança un regard noir avant de se replonger dans les pages du livre ouvert sur ses jambes. Je n’étais pas modelé pour vivre en communauté. L’envie de fuir cet arbre, son ombre et cet agglomérat d’élèves me titilla fortement.

Je crois que j’ai toujours apprécié ce sentiment étrange qui consiste à se dire : « si jamais je n’en peux réellement plus, je peux partir. Je peux tout abandonner. » La sensation de pseudo liberté octroyée par ce mensonge que l’on se fait à soi-même, je la connais par cœur. Elle m’a aidé à avancer, à relever des défis qui me paraissaient insurmontables. J’en entrevois également l’effet pervers : y a-t-il véritablement un moment où le seuil de tolérance est dépassé ? Ou s’habitue-t-on à voir ses limites voler en éclat ?

Comme vous l’aurait deviné, je ne quittai pas le groupe. Je ne bougeai d’ailleurs pas d’une pouce jusqu’au moment où le professeur Rainier vint afin de nous annoncer le départ pour Garde-Voile.

— Enguerrand, Clément et Jehanne vous accompagneront jusqu’à l’école. Suivez leurs ordres. Si des comiques s’amusent à contrevenir aux directives ou à gêner la progression du groupe de quelque manière que ce soit, vos ainés le signaleront aux autres professeurs. Et ce soir, je me chargerai personnellement des importuns, soyez-en assurés. Pour le reste, eh bien, profitez ! C’est une belle balade. La montée est rude mais la vue splendide.

****

Le groupe s’activa avec la mollesse d’une cohorte de chenille. À mon grand désespoir, Tristan se rangea parmi les meneurs de notre troupeau d’élèves. Il lui tardait certainement de converser avec de véritables apprentis de Garde-Voile. Il me délaissa donc, moi, Louis l’oublié. Mes lamentations puériles ne tardèrent cependant pas à cesser. Le fille aux cheveux d’argent me fit un sourire crispé alors qu’elle enfilait la bandoulière de sa besace. Je lui retournai une mine déconfite qui la fit glousser.

— C’est éprouvant, entama-t-elle. Et intimidant.

Sa robe beige, qu’elle portait par-dessus une chemise en lin bleue, n’était pas sale mais portait les stigmates du temps. Rapiécée à certains endroits, elle donnait l’impression d’un vieux chiffon que la vieille cuisinière de mes parents n’aurait pas osé utiliser pour essuyer les couverts. Ses bottes, crottées, me faisaient mal aux pieds par leur simple vue. Pourtant, il suffisait de la regarder, elle, son visage parfait, ses pommettes hautes et roses, ses lèvres fines et ses yeux verts pétillants pour oublier son accoutrement.

Je dus adopter une mine idiote car elle rit sincèrement et m’aida à ramasser mon propre sac.

— Merci, dis-je. J’avoue être assez impressionné par le monde, par le professeur et par ce qui nous attend. Certains élèves paraissent déjà très confiants et ce n’est pas pour me rassurer.

— Je te comprends, répondit-elle. Je viens d’une famille sans Dompteur. C’est donc tout nouveau pour moi. J’ai l’impression d’être une étrangère. Quel est ton nom ?

— Louis. Louis de Hautrivage.

— J’ai affaire à un jeune noble, alors, commenta-t-elle un humour qui ne me déplut pas. Voulez-vous que je porte votre sac, sire Hautrivage.

— Non, rétorquai-je en ricanant. Et toi, quel est ton nom ? demandai-je en sachant pertinemment comment elle se prénommait.

— Aveline. Je viens de Loinbois. Comme tu peux le constater, mon père n’est pas…

Elle agita la main dans ma direction, m’invitant à terminer sa phrase.

— Duc.

— Duc, c’est ça. Mon père est meunier.

— À Garde-Voile, la hiérarchie des titres s’efface. Enfin, c’est ce que j’ai lu. Nous aurons les mêmes tenues, suivront les mêmes enseignements et aucun privilège ne sera accordé à qui que ce soit.

— Une chance pour moi, alors. Bien ! Mon seigneur le duc, nous devrions nous élancer, sinon, nous prendrons rapidement du retard sur cette jolie troupe.

J’acquiesçai promptement. Le groupe d’élèves avait déjà presque franchi la porte est, alors que nous étions encore sous le platane à la l’ombre rafraichissante. Toujours assis sur son ours, le professeur Sombrarc nous observait. Il n’émit toutefois aucune remarque mais son regard resta braqué sur nous jusqu’à ce que nous soyons en dehors de son champ de vision.

****

Nous apprîmes qu’Enguerrand, Clément et Jehanne étaient des troisième année. Ils possédaient donc un contrôle parfait de leur animal familier. Le spectacle, car j’eus l’impression d’être au spectacle, était magnifique à regarder. L’aigle d’Enguerrand survolait la plaine et fondait de temps en temps sur des proies qu’il repérait d’extrêmement loin. Enguerrand nous informa que l’oiseau, et par conséquent la formation qu’il avait lui-même suivi, lui avait permis de rejoindre les Cœurhardis. Il s’agissait d’une lourde responsabilité, car les Cœurhardis se voyaient confier comme mission principale le commandement des troupes.

Plus en retrait, Clément se déplaçait au sein de notre groupe. Son énorme chien se chargeait de mordiller les chevilles des élèves qui s’éloignaient un peu trop des autres. Souvent, ils hurlaient, plus par surprise que par douleur, et Clément riait calmement avant de rappeler son familier.

— Polly vous voit comme un troupeau. Son réflexe est d’assurer une coordination au sein ce groupe.

Clément était un Veilleur. Son rôle principal revenait à garantir la sécurité des autres Dompteurs.

— Je veille surtout à ce que notre Cœurhardi soit protégé au cas où son courage le mènerait un peu trop loin dans le pétrin, murmura-t-il à une élève en désignant Enguerrand à l’avant de la compagnie.

Pour finir, Jehanne montait son cerf et englobait les élèves d’un regard aimable et indulgent. Lorsqu’elle se rapprocha de nous, j’entendis une élève l’interroger sur sa Voie.

— Je suis une Porte-Vie. Ma mission est de soigner les blessés grâce à la magie de l’Ailleurs, que mon lien avec Yui m’accorde.

Elle caressa tendrement le cou puissant du cerf. Ainsi, les Dompteurs donnait un nom à leur familier, comme on le fait avec un animal de compagnie. Paupiette était un très joli nom pour un chat, mais sonnait assez ridiculement pour une créature de l’Ailleurs dont la tâche serait certainement de tuer des ennemis. Soudain pris d’un doute, je m’approchai de la Dompteuse.

— Excusez-moi, Jehanne.

— Oui ?

— Le sanglier, à quelle Voie se rattache-t-il ?

— Le sanglier est un animal puissant, féroce et rancunier. Je connais un Exécuteur qui possède un sanglier.

— Un Exécuteur ?

— Ce sont des guerriers impitoyables, les plus doués d’entre nous avec des armes. Des bretteurs dont tu n’aimerais pas croiser le chemin si tu appartenais au camp adverse. Leur soif de combat les amènent parfois à devenir assez extrêmes, voire trop violents.

Si j’avais dû réaliser une description de ma personnalité par antonyme, les mots prononcés par la Dompteuse auraient parfaitement convenu. Au moins, cela confirmait mon excentricité vis-à-vis des hommes de ma famille.

Discrètement, elle jeta un regard à l’épée qui pendit à mon ceinturon. Elle me fit un clin d’œil.

— Ne t’inquiète pas. Ce n’est pas ta famille qui définira ton profil de Dompteur.

Ses paroles me réconfortèrent. Qu’étais-je donc destiné à devenir ?

— Y a-t-il des Voies qui mènent vers des études approfondies ? Je veux dire, plus scientifiques et intellectuelles que guerrières.

— Oui, évidemment. Toutes les Voies associées à la magie de l’Ailleurs, que l’on vouent à Nyrr-ran. Tu y trouves les Portes-Vie, comme moi, les Mandes-Peine, des sorciers dans les ensorcellements peuvent faire souffrir des personnes et détruire des bâtiments, mais aussi les Voyageurs de l’Ailleurs. Ce sont les plus rares des Dompteurs. Concernant cette Voie, mieux vaut en questionner un directement, car leur enseignement demeure assez secret. Nous pourrions compléter cette liste avec les Échos-d’Ombre. Eux, par contre, suivent la Voie de Gurrl. Ce sont nos espions, principalement.

— D’accord. Je te remercie pour ces informations.

Jehanne m’avait offert de quoi réfléchir. Tous ces noms, toutes ces Voies se bousculaient dans ma tête. J’avais lu un ouvrage cet été concernant les divinités de l’Ailleurs : Nyrr-ran, le Rêve, Gurrl, la Nuit et Om’lyet, le Néant. Je n’en avais malheureusement pas saisi toutes les subtilités. Moi qui m’épanouissais dans les sciences dures ou la littérature, l’occultisme m’apparaissait trop mystérieux, réservé à des initiés et particulièrement cryptique.

Quand nous eûmes franchi la plaine, nous pénétrâmes dans une forêt qui s’étendaient sur une partie raide de la montagne. La marche se fit plus éprouvante, mais la chaleur du soleil moins intense. Les branches et les feuilles nous couvraient d’un manteau d’ombre très appréciable.

Malgré l’effort redoublé, je parvins à discuter un peu avec Aveline. Elle s’avéra drôle et m’avoua qu’elle partageait nombre de mes craintes. Personne de sa famille ou de ses connaissances n’avait jamais été Dompteur. Rejoindre Garde-Voile équivalait à un saut dans l’inconnu. Lorsque nous ressortîmes de la forêt, nous avions atteint un vaste plateau dont une majeure partie était occupée par un lac.

Les troisième année nous conseillèrent de nous rafraichir et de nous désaltérer. Après le lac, une dernière montée nous attendait, plus rocailleuse, plus tortueuse et plus escarpée que ce que nous avions traversé jusque-là. Alors que je buvais l’eau rassemblée dans mes mains, Tristan vint à ma rencontre.

— Tout va bien, Louis ? s’enquit-il avec un large sourire.

— Oui. C’est fatiguant, mais le fait d’avoir rencontré les autres élèves me rassure un peu.

— Cela ne m’étonne pas. De mon côté, j’en ai profité pour parler avec de nombreux camarades. Certains sont intéressants et aimables. D’autres, par contre, comme ce Paul Noirfend, sont à éviter. Sous couvert qu’ils sont issus d’anciennes familles de Dompteurs, ils ne daignent pas nous adresser la parole et nous jugent insignifiants. J’ai du mal à supporter cet état d’esprit.

Il utilisa le temps de la marche jusqu’à Garde-Voile pour me parler de chaque élève avec qui il avait tenu une conversation. J’avais honteusement pensé qu’avec l’arrivée de ces garçons et de ces filles, Tristan avait trouvé une compagnie plus intéressante que le mienne. En réalité, il était parti comme un éclaireur pour sonder chacun des nouveaux membres de notre petite tribu, pour ensuite me faire un rapport. Je m’en sentis soulagé et touché. Tristan Casteldor était réellement quelqu’un hors du commun.

L’ultime montée se révéla particulièrement abrupte. Nous aboutîmes, au milieu de l’après-midi et en sueur, sur le deuxième plateau. Ici, avait été érigée l’envoutante Garde-Voile. Semblable à un château, dont le toit et les fenêtres des tours scintillaient comme de l’améthyste, l’école me subjugua. Construite à-même le flan brisé de la montagne, la forteresse magique ne possédait aucune symétrie. Une tour plus haute et plus large que les autres dominait, tandis que des bâtiments de taille diverse et des ponts suspendus interconnectaient les ailes de l’école. D’autres édifices s’étendaient autour du château, certains plus en hauteur dans la montagne.

Un grand mur, aux reflets violets, ceignait l’établissement et des douves remplies d’eau complétaient ses défenses. Sous le soleil de l’après-midi, Garde-Voile brillait comme une pierre précieuse.

— C’est splendide, dis-je tout bas.

— Effectivement, confirma Tristan, les yeux écarquillés.

— Je savais que nous allions être émerveillés, ajouta Aliénor. Mais ce tableau dépasse mes espérances.

— Cela va me changer de la petite maison attenante au moulin de père, ironisa Aveline.

— La populace de basse lignée s’extasie toujours pour rien, nous cingla Paul qui passa en me mettant un coup d’épaule.

Je ne pipai pas mot, mais Tristan haussa la voix.

— Paul Noirfend, je ne te connais qu’à peine. Sache toutefois que tu t’es fait aujourd’hui un ennemi. Et tu ne cesseras de le regretter durant tes années de vie dans cette école.

Je crois qu’à l’époque Paul ne perçut pas l’ampleur de la menace qui s’abattait sur lui. Du haut de son piédestal d’enfant de famille magique, il ne semblait pas percevoir notre mécontentement et la tempête qu’il alimentait dans nos cœurs. Lui arrive-t-il de déplorer son comportement de l’époque ? Je me pose parfois la question. Peut-être. Après tout, il aurait pu avoir la chance de choisir son camp s’il s’était montré moins mauvais envers nous.

L’aigle d’Enguerrand vola au-dessus des portes du château et, bientôt, un grand pont fut abaissé. Retenu par d’immenses chaînes métalliques, le pont atterrit tout de même avec fracas sur la terre, de notre côté des douves.

Dans la cour intérieure, délimitée par des corridors couverts de verrières aux teintes violettes, trois personnes nous accueillirent. En levant les yeux, je remarquai que des visages se dessinaient derrière les fenêtres du bâtiment principal, derrière ce qui semblait être des professeurs. Les élèves avaient dû recevoir comme ordre de laisser libre la cour mais, intrigués, ils guettaient l’arrivée des première année depuis l’intérieure de l’école.

— Bienvenue, jeunes gens, déclara l’un des professeurs.

Âgé d’une soixantaine d’années, l’homme portait une robe aux couleurs de Garde-Voile et une longue barbe grisonnante. Sur son épaule, une corneille noire endiamantée de tâches lumineuses, comme le firmament d’une nuit d’été, nous scrutait en bougeant sa tête de manière frénétique.

— Mon nom est Armand Orvandrel Devorveine. Je suis le directeur de Garde-Voile, en charge de former de nouvelles générations de Dompteurs de l’Ailleurs pour le royaume de Vilfort. À mes côtés, vous trouverez Isolde Portelune, qui sera votre professeure de Lien avec l’Ailleurs et de magie rudimentaire cette année, ainsi que Théodore Lestemain, qui vous enseignera l’escrime. Les garçons, vous suivrez le professeur Lestemain, qui vous guidera jusqu’à vos dortoirs. Les filles, vous suivrez le professeur Portelune. Prenez le temps de vous installer, profitez des vêtements mis à votre disposition. Ce soir, lorsque le professeur Sombrarc sera arrivé avec les élèves manquants, nous nous retrouverons tous dans la Grande Salle, pour partager le banquet d’accueil. Ensuite, comme vous vous en doutez certainement, minuit approchant, il sera l’heure de votre première connexion avec l’Ailleurs.

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