CHAPITRE 05 : L’escarmouche.

11 minutes de lecture

Maintenant qu’il était allongé, il espérait ne jamais revoir cette jeune femme qui personnifiait à ses yeux encore éblouis le paradis, l’enfer et la tentation. Il songea qu’il fallait qu’il gagnât son salut par la foi et dans l’épreuve. Et son épreuve portait le doux nom de Djezabelle.

Une autre nuit arriva, on était à la toute fin du dernier quartier de la grande lune, quand les premiers incendies embrasèrent de nombreuses tentes et quelques navires.
La troupe d’Aymeris qui était sur le pied de guerre fut la première à contre-attaquer. À la tête de sa cavalerie, il chargea dans l’obscurité traversant le village de toile, renversant quelques tentes. Les assaillants s’étaient égayés dans le champ de dunes, aussi sa troupe se divisa. Et puis là-bas, il la vit, il la devina seule cavalière au milieu d’un groupe de dromadaires.

  • Pour la Papesse ! Chargez ! Chargez ! Laissez-moi le cavalier.

La poursuite s’engagea dans l’obscurité et la confusion. Son esprit troublé d’un indéfinissable espoir, il la talonna, percevant son souffle et celui de sa jument. Ils étaient à nouveaux seuls, son étalon la rattrapa enfin.
Arrivé à sa hauteur, il lui cria :

  • Il ne serait pas juste que nous combattions à cheval j’aurais trop sûrement l’avantage. Démontons, veux-tu ?

Pour toute réponse, il la vit souple comme un roseau sauter de cheval. Il planta sa lance dans le sable et calmement descendit de sa selle. Ils étaient sur la crête d’une dune sous le mince croissant d'une des lunes mourantes. Alors un élan d’amour furieux comme le désespoir les poussa l’un vers l’autre, sabre haut.

  • Nous voici au terme, cria Djezabelle. Je t’aime, ennemi de mon cœur, quand je t’aurai tué, je porterai ton deuil !
  • Charmante Dame, tu sais ce que l'on dit chez nous ? L'amour c'est comme la guerre, facile à démarrer, difficile à finir... et impossible à oublier.

Et ils se précipitèrent l’un vers l’autre dans un combat sans issue car aucun ne voulait faire de mal à l’autre. Ce fut plutôt une chorégraphie, une danse d’amour et peut-être de mort ou chacun rivalisait d’adresse, où les lames s'embrassaient dans des baisers furieux. Maintes fois il aurait pu porter un coup décisif, à chaque fois il hésita, maintes fois elle en profita pour parer, elle s’en rendit compte mais n’en laissa rien paraître. Elle était consciente qu’il l’épargnait une nouvelle fois et cela la mit en rage. Elle lui porta une charge fulgurante. Il ne put que la parer très durement lui arrachant des mains son yatagan, le choc terrible lui fit perdre l’équilibre. Elle partit en arrière et roula au bas de la dune où elle resta immobile. Il dévala la pente sableuse en courant, sifflant son cheval. L’étalon les rejoignit, alors qu’il serrait la jeune femme dans ses bras, elle était toujours inanimée.
Il abandonna quelques instant Djezabelle pour prendre sa gourde, il lui baissa son litham*, il lui humecta les lèvres et lui rafraîchit le front.
"Comment, pensa-t-il, cette femme magnifique ! cette créature parfaite ! elle pourrait m'appartenir, je pourrais en faire ma prisonnière, elle m'aime ! elle me suivrait à coup sûre sans résister. Mais non, je ne le ferais pas. Elle ne sera jamais à moi, un autre peut-être l'aura !"

Il désira mourir, s'arracher le cœur, et ce fut avec ces sentiments qu'il aborderait les combats à venir. Mais ce n'était plus cette femme demi nue, aux mains de soudarts qu’il avait délivrée et portée dans ses bras. "Non, ce n'est plus elle." Il comprenait bien maintenant les paroles de son père, quelques jours avant qu’il n’entre dans les ordres, et qui avait tant fait rougir sa mère.

Les Chevalier de la Foi ! Tu vas te retrouver, avec des moines qui sont de fameux gaillards et pas des bigots. J’ai souvenance d’avoir jouté contre l’un d’entre eux, il portait une écharpe nouée au bras et il disait combattre pour les couleurs de sa dame. Je restais incrédule ; mais mon père poursuivit : tu comprendras cela plus tard, surtout si tu intègres une commanderie qui n’est pas directement sous l'œil du Grand-Maître ou de la Papesse.

"C'est vrai, que nous ne ressemblons guère aux autres religieux. Quand nous sommes en campagne, nous ne pensons guères aux vêpres, aux matines, au bréviaire et à tout ce qu'ordonne l’Ecclésiaste. Beaucoup de mes frères, se contentent d'observer rigoureusement le célibat, et prétendent que le vœu de chasteté n'est pas autre chose. Je pourrais faire de même, mais ce n'est pas noble, il faudrait se cacher, vivre dans le mensonge." puis la regardant malgré la nuit il ne put que penser "Quelle femme ! que ses traits sont purs ! je la regarderais tant que je le peux encore !... Parce qu’elle est inconsciente, sans cela je n'oserais pas. J'aime assurément bien mon ordre, je respecterai ma parole, mes serments de chevalier et l’étendard de ma foi, cette roue sable contre-bretessé en champ d’argent !"

Elle l’enlaça sous le dernier filet de lune. Il ne la rejeta pas. Sa beauté était comme un parfum enivrant et trop fort qui fait perdre la raison. Puis elle retomba en pamoison.

"C'est égal ; je crois que j'aime Djezabelle encore plus ; elle me dit des choses bien douces que ma bannière ne me dit pas, et puis elle m'aime, assurément, elle m’aime. Je ferais pour elle ce que le chevalier de notre ordre, dont mon père m'a parlé, a fait pour sa dame, en se battant contre lui. Dire que je le regardais alors comme un parjure, un scélérat ; eh bien ! comme lui, pour l’honneur de Djezabelle je pourrais rompre plus de cent lances. Mais il n'y faut plus penser, car je n’ai qu’une parole, l'honneur est là, qui ne peux se troquer pour un sourire, pour une étreinte. Je vais prendre, avec elle, des airs encore plus fraternels, et quand je la regarderai, il faudra que je la regarde par-dessus la tête. Ne pas croiser son regard, ne pas la regarder dans les yeux."

La rouge lueur, qui s'élevait au-dessus des dunes, éclairait le ciel comme une immense aurore boréale ; ajoutant une lueur plus vive encore provoquée par un nouvel incendie d'une autre partie du camp des Salamandrins. La jeune femme, qui avait ouvert bien des fois les yeux pour le caresser du regard, s'éveilla tout à-fait. Elle se souleva, l'oeil étincelant, la narine frémissante.

  • Encore une fois tu m’épargnes. Tiens, dit-elle, je viens de rêver. Tu es là, et ce n'est pas assez, il faut que je te voie encore en dormant. Je rêvais que j'étais dans tes bras, dans la mer et que tu me sauvais la vie, comme la dernière fois. C'est singulier, je voudrais encore manquer de me faire attaquer pour que tu me sauves. Fais de moi ce que tu veux, je suis ta prisonnière.
  • Personne n’appartient à personne, car nous sommes tous les enfants de dieu. Et ce, même si je t’aime avec la fureur d’un désir qui restera pourtant inassouvi. puis passant du coq à l'ane il poursuivit : As-tu peur Djezabelle ? Demain ou après-demain, ce sera grande bataille.
  • Non, car j’ai foi en Samaël notre Saigneur. Mais puisque nous allons peut-être mourir… donne-moi tes lèvres… laisse-moi t’embrasser sur la bouche… donne-moi ton souffle.
  • Je ne peux pas, Djezabelle. Même devant l’abîme qui nous guette. Même devant les grandes ténèbres, je ne peux pas… et pourtant, Dieu qui nous voit, sait à qu’elle point je suis sûr de t’aimer. Malheureusement je suis un moine soldat, Djezabelle. J’ai fait vœu de chasteté, Djezabelle. Je suis un Chevalier de la Foi, la joie des hommes m’est interdite. J’ai appris que le réel bonheur ne peut se trouver ici-bas, qu’en soi-même. Je prie pour cela. Pourtant je sais au fond de moi que tu incarnes ma destinée.
  • Et toi n’as-tu pas peur ? Crains-tu la mort ?
  • Non, je ne crains pas la mort au regard vide, aux mains froides. Je ne crains que l’amour qui trouble l’esprit et ravage la chair. Un moine-soldat ne craint pas la mort, juste il l’oublie. Quand je t’ai vue nue dans la maison de roseaux, ma force était attirée par ta faiblesse et j’ai ouvert mes bras autant pour te revêtir que pour te protéger. Je savais au fond de moi que je t’aimais déjà, que je t’aimais d’être tremblante et sans défense, que je t’aimais d’être aussi mon terrible ennemi, que je t’aimais enfin d’être inaccessible.
  • Quand tu es entré, je n’ai plus bougé et sans savoir pourquoi je voulais être ta proie. Tu étais magnifiquement redoutable. Tes yeux avaient la couleur de forêts que je ne connais pas. À l’instant où triomphateur tu fus seul avec moi, à l’instant où tu recouvris ma nudité, les larmes que je versai, étaient le reproche muet que tu ne me pris pas. Pour toi à cet instant j’aurai sacrifié ma virginité et ma vie. Ton odeur forte de fauve combattant m’enivrait comme maintenant. Prends-moi ! Je suis tienne, personne ne saura.

S’il n’avait pas fait si sombre, si son teint n’avait été si bronzé, il aurait pu la voir rougir de colère et de convoitise.

  • Je ne puis. Encore une fois, seule une Papesse peut me délier de mes vœux.
  • Eh bien, je saurai attendre, tu seras mien ou je mourrai ! J’ai si longtemps respiré l’air brûlant du désert. Je me suis si souvent trouvée seule au milieu des vastes champs de pierres et des mers de sable que je connais l’infinie patience. Je t’aime comme si tu étais sorti de moi, plus que si tu avais été mon enfant, lui murmura-t-elle à l’oreille.
  • Djezabelle, vivre sans amour n'est pas vivre, et vivre dans l'amour sans souffrir est impossible pour moi !

Le temps passa incertain et vague. Enfin, il fallut bien qu’ils se quittent. Tous deux étaient avant tout des guerriers et connaissaient leur devoir. Il n’y avait aucune échappatoire, le destin les avaient fait se rencontrer ni au bon moment ni au bon endroit. Mais avant, il lui offrit un dernier cadeau : un petit livre manuscrit qu’il avait copié dans sa jeunesse, un livre maintenant interdit, un livre qu’elle promit de toujours garder sur elle.

  • Tu sais que vous n’aurez aucune chance face à nos myriades ?
  • Qui sait… Nous savons nous battre, nous sommes nombreux, l’Empire de l’Est nous craint, les Dominiens nous respectent. Nos charges de cavalerie sont dévastatrices. Comment vaincrez-vous notre chevalerie ?
  • Je ne sais, répondit Djezabelle, avec son mystérieux sourire. J'ai dans la tête un monde de pensées qui, peut-être, te feraient rire si je te les dévoilais. Samaël est un titan, escaladant des montagnes démesurées, prenant le chemin des aigles, s'enfonçant dans le désert, atteignant presque au ciel pour tomber ensuite avec plus de force sur ses ennemis. Sa volonté dit Je veux. Il suffit. Il obtient. Depuis peu il a des alliés dont la puissance est incommensurable. Ne me demande plus rien je ne sais rien.

Djezabelle se tut, le sourcil froncé, comme si elle craignait d'en avoir trop dit. Elle caressait le cou de sa jument, semblait se préparer à partir.

  • Pour la dernière fois, Salamandrin viens-tu avec moi ?

Le chevalier fit de la tête un mouvement négatif.

  • Je te connais trop bien pour te prier d'oublier notre rencontre. Tu es plein de finesse, tu sais que le silence de l'aube d'engloutira toutes les paroles que nous avons prononcées, et qu'elles ne doivent être répétées à personne. Sois brave et courageux pour nous combattre. Pourtant je suis certaine que tu es né pour voler avec les ailes d'un aigle en notre compagnie. Tu veux t'enfermer dans des serments stupides. Si un jour tu es mon ennemi, si je dois te combattre à nouveau, Samaël ne te crucifiera pas et tu ne seras pas mon esclave. Je t'aime, bien que tu refuses de me suivre, je n'oublie pas que, le premier, tu m'as tendu la main. Que ton Dieu te garde, le mien m’attend non loin d’ici il est vivant et invincible.

Et c’est le cœur lourd que chacun rejoignit son camp.

  • Eh bien, Comte, on vous croyait mort ou prisonnier ! s’écria Thibault alors qu’il passait le fossé éclairé de flambeaux soufrés.
  • J’avoue que je me suis un peu perdu à poursuivre un cavalier.
  • Je croyais qu’ils n’avaient pas de chevaux ?
  • Je crois qu’il faut s’attendre à bien des surprises. À ce sujet, Thibault, il faut que je te parle.
  • Oui.
  • Je vais te demander de rester avec la réserve. Fais-moi la grâce d’accepter, au hasard de ma course j’ai pu approcher leurs campements. Le champ de dunes est couvert de feux de camps, comme autant d’étoiles au firmament. Je te le dis, nous courons au désastre, beaucoup des nôtres ne reverront jamais Salamandragor.
  • À voir ta mine grave, je te crois. Nous sommes des soldats trop aguerris pour ne pas savoir où nous nous engageons. Et cette nuit qui a été des plus périlleuses fait que je me défends de mettre en cause ton jugement.
  • As-tu une idée des dégâts ?
  • À peu près trois cents morts chez la Papesse, autant de blessés, presque un millier de tentes détruites, et surtout quatre-vingts navires qui finissent de se consumer. Encore une fois, tu avais raison. Heureusement, aucun dégât dans notre camp.
  • Et chez les Samaëliens, des morts ? Des prisonniers ?
  • Sang de l’Ecclésiaste, deux morts, seulement deux morts, ou plutôt trois : l’unique prisonnière que l’on a pu faire s’est suicidée. Car tiens-toi bien, il n’y avait que des femmes, de vraies tigresses.
  • Et pour l’eau potable ?
  • J’ai fait creuser de nombreux puits, elle est saumâtre, mais heureusement nous avons des pièges à sel. J’ai mis en applications les leçons de Serre.
  • Tu ne fais que confirmer mes craintes. Demain tu rassembleras toute la réserve en un seul camp. Renforce-le le plus possible, fais remettre le plus de bateaux à l’eau, envoie une flottille le long des côtes, c'est bien le diable si l'on ne trouve pas un meilleur mouillage, et à la grâce de Dieu.
  • Tu as raison : demain je renforcerai au mieux notre position, je ferai récupérer tout ce qu’on peut sur les épaves, et j’installerai à terre toute notre artillerie.

Durant le peu de nuit qu’il lui restait il n’arriva pas à fermer l’œil. "Que faire mon dieu ?" mais ses prières restèrent vaines. Il était maudit, car cadet de famille depuis sa naissance, il était promis à la prêtrise. Encore heureux, il avait pu devenir moine soldat pour trois raisons : d’une part, il était de constitution robuste, d’autre part, son âme orgueilleuse n’aurait pas supporté le silence des cloîtres et surtout en cas du décès de son aîné, sans descendance, on aurait pu le séculariser.

Mais pour lui, point de mariage, point de descendance car l’union de son frère avait été bénie de plusieurs naissances. Il pensait aux vœux qu’il avait dû faire, il lui fallait les endurer, car les renier, il en était incapable, même si sa foi divergeait des nouveaux droits Canons de la Théologie du Désespoir. Celle-ci amenait à soutenir aussi bien les Convulsionnaires du Tombeau qu’à approuver les scènes collectives d’hystérie et de sadisme, sous l’égide de la sainte Inquisition et qui s’épanouissaient un peu partout. Des hommes, des femmes, des religieuses surtout demandaient à être flagellés.

Ces pratiques avaient reçu le nom de Secours ; il y eut les petits et les grands Secours. Salamandine, nouvelle Papesse s’en fit la protectrice. Elle disait que le royaume n’était pas assez pur. Que partout ce n’était qu’hérésie, blasphème et apostasie. Elle était encouragée et guidée sur cette voie par ce chien de Nicohélas Sacrésis.

D’ailleurs sur le fronton du tribunal de l'Inquisition n’avait il pas fait graver en lettres de sang :

"L'amour de l’Ecclésiaste est comme une brulure, facile à recevoir, difficile à soutenir... et impossible à oublier."

******************************************************************************

litham*: voile dont les femmes du désert se couvrent le vi­sage. Pièce d’étoffe qui cache la partie inférieure de la figure chez cer­tains peuples.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 10 versions.

Vous aimez lire sergent ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0