Premiers jours

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Je ne me rappelle pas de la toute premiere fois où j'ai allaité B. Je pense que c'était à la maternité, juste après la naissance. Ça n'a pas pu être à un autre moment. Le cordon venait d'être coupé, B. était sorti, essuyé rapidement avant d'être posé contre moi. Je ne me rappelle plus l'enchainement des évènements qui m'ont amenée à avoir B. dans les bras, son corps contre mon ventre et sa bouche sur mon sein. Je crois me rappelerdu poids dans les bras et d'une sensation bizarre dans le sein. Peut-être des regards échangés ? La vraie découverte l'un de l'autre, alors qu'on se connaissait déjà depuis neuf mois.

Tout ce qu'il me reste de souvenir de cette première fois, c'est une photo qui me l'a donné. Au premier plan, je suis assise dans le lit d'accouchement, B. dans mes bras. Je porte une blouse blanche à motifs noirs et un masque chirurgical, covid oblige. Des cheveux s'échappent de la queue du bun fait en vitesse sur la tête. Les heures de travail ont froissé la coiffure. Contre mon ventre, je soutiens B. tandis qu'il me tient du doigt.Toute sa main enveloppe mon auriculaire. B. est bien couvert : un pyjama jaune, un bonnet blanc, et une turbulette rose en polaire. Ses yeux ouverts regardent dans le vague en direction de mon visage. En retour, je le regarde avec des yeux amusés autant que fatigués. En arrière-plan, on aperçoit une fenêtre et la lumière du soleil qui se lève. B. n'aurait pas pu porter un prénom plus idoine.

Je croyais que cette photo immortalisait notre première tétée, mais en y regardant de plus près, B. n'est pas au sein dessus. A t-il eu à manger dans la salle d'accouchement, ou a t-il eu le sein après ? Quand a eu lieu la premiere fois alors ? Était-ce à la sortie de mon ventre ? Après le premier examen ? Au retour en chambre ? Et est-ce vraiment important ?

Je l'ai allaité tout le séjour. Cela me paraissait tellement naturel, tellement facile. Rares étaient les moments où B. n'était pas au sein. Je le portais dans mes bras, le soutenais pour que sa bouche soit au niveau du mamelon. Je pressais mon sein pour lui faire un sandwich de chair et de lait et il tétait. Instinctivement, pour lui comme pour moi. Le reste du temps, il dormait. Je garde des tétées de la maternité quelques souvenirs douloureux : la chair du périnée qui tire, et la douleur des tranchées qui s'étire jusqu'aux genoux. Pourtant pas une seule fois lors de ces cinq jours je n'ai pensé à arrêter de nourrir mon enfant.

Je me rappelle cette insistance à ce qu'il mange au premier jour. "Votre bébé doit manger madame : soit vous donnez le sein, soit vous donnez un biberon". Comme si ça ne tenait qu'à moi. B. n'avait pas le droit d'être fatigué par l'accouchement, il n'avait pas le droit de prendre son temps pour s'acclimater à l'air, il n'avait pas le droit d'apprendre à avoir faim. Il devait manger toutes les quatre heures maximum. Je me rappelle de moments de solitude, face à ce bébé qui ne souhaitait pas téter. Plus il refusait le sein, plus mon inquiétude grandissait. Et finalement, le soulagement quand il s'est enfin décidé à manger : c'était comme si tout le poids du stress s'échappait de mon corps au rythme du lait qu'il tétait.

Je me rappelle des consignes mathématiques : il faut mettre le réveil le jour et la nuit, pour s'assurer qu'il n'y ai pas plus de quatre heures entre les repas de B. Il faut d'ailleurs noter les heures de tous ces repas. Il était pesé tous les jours pour contrôler son développement. Comme si tous les bébés avaient la même faim, le même métabolisme, la même courbe de poids. Comme s'ils n'étaient pas des êtres faits de chair de d'âme, mais des produits calibrés pour le marché.

Je me rappelle des bons conseils, pour donner le sein la nuit et dormir en même temps, en toute sécurité grâce au coussin de grossesse et à la barrière du lit. Et souvent lors d'un demi-réveil, je sentais le stress étreindre par surprise mon coeur, la peur de ne plus sentir B. à coté de moi dans le lit. Serait-il tombé au sol ? A-t-il disparu ? Une peur soulagée, mais pas balayée, par la vue de B. dans son berceau. Je ne me rappelais jamais de l'avoir recouché.

Pour les tétées de la nuit, on m'avait aussi conseillé de commencer par changer la couche de B. pour bien le réveiller, avant de le mettre au sein. En toute naïveté, j'avais suivi à la lettre ces consignes la première nuit. Comme demandé, j'avais mis mon réveil, j'avais changé la couche de B. pour le réveiller. Il me regardait, les yeux dans le vague. Puis je l'avais mis au sein. Il n'a même pas ouvert la bouche. Il a refermé ses yeux et s'est endormi. Alors, tandis que B. dormait dans mes bras, je me suis demandé pourquoi j'avais gâché ma nuit avec ce réveil inutile. Tant bien que mal, j'avais délicatement reposé B. dans son berceau, me promettant de ne plus suivre de conseils stupides. Je n'ai plus jamais mis le réveil, B. se chargeant tout seul de se rappeler à moi.

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