scène culte et l'après.
Je sors de ma stupeur et reprends peu à peu contact avec la réalité, sidéré par ce qui vient de se produire. Incrédule d’être encore en vie. Je me demande comment j’ai pu être épargné par l’arc électrique qui s’est déclenché au moment où le monstre a englouti le câble sous-marin qui alimente toute l’île.
Les cris de joie des jeunes me ramènent à du concret, le soulagement immense qui est le leur, malgré le choc de ce qu’ils ont vécu.
Ils sont sur les rochers et moi je fais trempette dans le petit canot gonflable qui m’a servi de char d’assaut, dérisoire mais salvateur.
Un peu plus loin, à quelques brassées, une coque de voilier endommagée. Je me dirige dans cette direction, en donnant quelques coups de pagaie, avec ce petit bout de rame en bois qui m’a servi à attirer le monstre.
Dans cette bicoque de fortune, il y a mon petit garçon, engoncé dans son gilet de sauvetage rouge et il y a cette jeune fille, à peine sortie de l’enfance, qui m’offre un doux sourire timide au moment où je pose ma veste sur ses épaules. Je lui tourne le dos, je durcis mon expression et je regarde dans la direction de mon petit bonhomme qui se met, soudain à scruter mon visage avec intensité. A cet instant, je n’ai qu’une envie, ou plus exactement deux : le serrer dans mes bras et lui donner une fessée. Dans quel ordre, franchement, je n’en sais rien. Il se défend avec adresse ou coquinerie, c’est selon ; me baratine une histoire comme quoi ils l’ont forcé à venir. Je réponds par un sourire et le prends dans mes bras, je respire son odeur au moment où sa joue touche la mienne. C’est tellement bon de le sentir vivant contre moi.
***Cerné par cette abominable puanteur de chair carbonisée, je ne sais combien de minutes s’écoulent pour nous, jusqu’à ce qu’un bateau de la patrouille des gardes-côtes arrive. Entre-temps j’ai recueilli quelques bribes de mots que les jeunes ont bien voulu lâcher, j’ai pu, enfin je crois que je peux, reconstituer la tragédie et l’horreur de ce à quoi ils ont assisté. Je lis dans les yeux de Jackie et de ses amies la même froide terreur que j’ai cru voir dans ceux de Tina.
***Michael passe la nuit à l’hôpital, pour des examens. La commotion cérébrale qu’il a subie appelle une surveillance. Ellen reste avec lui, tandis que je rentre à la maison avec Sean. Il s'est endormi, sur le siège arrière de la voiture. Sommeil provoqué par le sédatif que le médecin lui a administré
*** Il faut songer à donner une sépulture décente à toutes les victimes, notre petite communauté est terriblement endeuillée. Les deux femmes, l’une noyée, l’autre tuée dans l’explosion du bateau, ont déjà eu une cérémonie, mais elles seront associées au service funéraire.
Andy, le petit copain de Tina, Marge qui s’est sacrifiée, pour sauver notre petit garçon, Andrew, le jeune plongeur qui n’a pas survécu à l’embolie pulmonaire dont il a été victime et le pilote de l’hélicoptère. Il y a du monde qui s’est déplacé, les voisins, les amis, les notables de la ville, ils sont tous venus. Les équipes médicales et de secours de la ville sont là également pour soutenir les familles endeuillées. Michael a tenu à être présent, il a eu l’autorisation des médecins, il est là, assis dans une chaise roulante, la nuque serrée dans une minerve, aux côtés de Jackie. Elle n’a pas de famille ici et nous sommes près d’elle. Tina est là, soutenue par ses parents, elle nous confie ne plus avoir de larmes.
Les lectures de textes s’enchaînent, de douces mélodies sont jouées par l’orchestre des jeunes lycéens, mes yeux se brouillent. Je pense à ces destinées fauchées, à l’aube de leur vie d’adulte, je pense à cet homme de devoir. Je serre la main d’Ellen très fort. Nous sommes rassemblés sur la jetée, c’est serein et tellement douloureux à la fois. C’est le plus bel endroit pour leur rendre hommage et être au plus près d’eux. Je pense égoïstement au bonheur simple d’avoir mes deux fils auprès de moi, alors que les gens autour de moi ont le cœur déchiré. Pourquoi ces attaques ? Pourquoi notre paisible petite île ? Je n’ai pas la réponse.
Deux absents, dans la foule dense de la communauté. Larry, le premier magistrat de la ville, qui s’est constitué prisonnier, prêt à endosser toute la responsabilité de la tragédie et Len Peterson qui a pris la fuite. Pourquoi n’en suis-je même pas surpris ? Cette ordure n’a pas une once de sens moral. J’ai moi-même rédigé le mandat d’arrêt, ce fumier n’ira pas loin.
***Les jours qui suivent, Sean se remet à mouiller son lit. Il a des terreurs nocturnes et nous rejoint dans notre chambre.
Nous ne tardons pas à accepter la suggestion du docteur d’être suivis par des psychologues. Sean y dépose son inconscient sentiment de culpabilité d’avoir désobéi et d’avoir survécu, là où Marge a perdu la vie. Michael en ressort avec une gravité nouvelle et une insouciance envolée, que Jackie s’efforce d’adoucir par son tendre sourire et quelques baisers volés que nous cautionnons, Ellen et moi. Et moi, j’essaie de composer avec cette rage que j’aurais voulu mettre dans mon poing droit pour défoncer la gueule de Len Peterson et mes premiers pas quand je suis de retour dans mon bureau, après avoir été réintégré par le nouveau Conseil Municipal et mes supérieurs. On me dit que je n'ai rien à me reprocher, facile à dire, j’ai tout le poids de l’immobilisme des hommes sur les épaules, leur aveuglement meurtrier et mon impuissance face à l’horreur.
***plus tard.
Je viens de finir ma journée de travail. Je rentre à la maison pour retrouver Ellen. Les enfants sont en vacances chez mes parents, loin d’Amity. Elle nous a préparé un petit repas, elle a sorti les chandelles et sa plus belle robe. Je place une galette noire sur le tourne-disque, la musique douce et légère s’élève dans la pièce. Notre morceau de musique. Elle entre dans la pièce, sourit tendrement, je m’avance, tend la main et l’enlace. Nous dansons, heureux de savourer cet instant, juste dans le plaisir de vivre la simplicité de notre félicité ; de nos deux cœurs cicatrisants après cette tragédie et ces heures d’angoisse.
Je dépose sur sa bouche un baiser. Je capture ses mains dans les miennes, nous croisons nos doigts, nous unissons nos mains en une caresse pleine de tendresse et de désir ; le chagrin et la peine ne nous enlèvera pas le plaisir d'être ensemble et de faire l'amour. Voilà le chemin de nos sens qui s'offre à nous, en ce début de nuit. Nous nous embrassons, nous nous unissons, nous nous abandonnons au plaisir de notre amour, de nos caresses..
« Oh ma chérie, je t'aime tant... Je ne veux pas te perdre, jamais ! »
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