Jour 5
La bouche un peu pâteuse et le corps délicieusement engourdi, Luce s'étira. La sensation de froid assaillit ses pieds, la faisant grogner et gigoter pour remettre la couette dessus. Ouvrant brusquement les yeux, la jeune femme comprit premièrement qu'elle n'était pas morte et deuxièmement qu'elle était dans un lieu parfaitement inconnu, car elle n'avait jamais dormi dans un lit aussi confortable de sa vie. Heureuse de comprendre que le leader de leur groupe devait avoir fini par la tirer de la fontaine, elle se redressa. Elle eut l'impression de recevoir un coup de masse à l'arrière du crâne, la douleur la faisant s'affaler de nouveau. La migraine s'intensifia, jusqu'à devenir insupportable. Brusquement, sans aucune explication, son esprit s'éclaircit, et elle se vit apparaître devant quelqu'un. Mais comment avait-elle fait pour voyager dans un état de semi conscience ?
Je peux distordre l'espace lorsque je suis sous le coup d'émotions fortes.
Retenant un hoquet de surprise à cette réalisation, elle se recroquevilla un peu plus au chaud, sous la couette. Elle comprenait petit à petit ce qui lui était arrivé. Elle avait absorbé une quantité importante de l'eau de Mímir, ce qui lui procurait des réalisations. Comparant cela au fait d'avoir une perfusion de sagesse, elle se demanda si c'était réellement une bonne chose.
Cela sera utile pour l'avenir.
Étrangement, elle en était certaine. Mais elle avait cette impression désagréable de ne plus se connaître. Une sérénité l'habitait, n'empêchant pas son cœur d'être déchiré. Elle avait survécu, mais cela n'avait pas était le cas de Brune, elle n'avait pas eu cette chance. Sa famille l'apprendrait peut-être un jour, trop tard. C'était comme lors de l'orage...
Il avait condamné consciemment ceux tombant à l'eau, on ne pouvait pas voyager dans un océan cosmique.
Un goût amer apparut dans a bouche, et sachant ce que cela annonçait, Luce se leva précipitamment et ne réussit qu'à faire quelques pas avant de chanceler. Elle tomba à genoux attrapant ses cheveux à la dernière minute avant de vomir de la bile. La douleur atroce, les larmes aux yeux, elle releva la tête et fit face à la dernière personne qu'elle pensait voir, As'. Pourtant, elle se sentit incapable d'être étonnée. Elle avait voyagé vers lui, car elle savait qu'il avait vécu une telle situation.
« Charmant, grommela-t-il. Je ne suis pas très fan de cette idée de décoration.
— Ah bon ? murmura-t-elle d'une voix faible. Étonnant, vraiment. »
Ses sourcils se froncèrent et d'un ton froid, il lui intima de retourner s'allonger. Il siffla, ce qui fit arriver une petite créature qui récura le sol rapidement, faisant totalement disparaître le vomi. Une autre rapporta une bassine et Luce la remercia d'un hochement de tête. Se rapprochant, il plaça des coussins dans son dos en l'aidant à s'asseoir. Puis, il prit place au bord du lit.
« Je pensais pas faire preuve d'autant de gentillesse sans rien attendre en retour un jour.
— Pourquoi ? répliqua moins vivement qu'elle le voulait. Parce que tu es un des puissants seigneurs des Enfers ?
— Tu en as absorbé plus que ce que je pensais, constata-t-il.
— Tu sembles contrarié Asmodée. »
Il était pâle, la mâchoire crispé, il ne la regardait plus. Luce n'avait pas l'énergie de faire preuve de tact ou de diplomatie. Elle ne réalisait qu'à cet instant à quel point elle avait failli pactiser avec le diable, enfin, un de ses larbins. Pourquoi ne s'était-il pas joué d'elle quand il en avait eu l'occasion ? C'était presque frustrant de ne pas pouvoir simplement le classer comme 'irrécupérable' ou 'engeance de la pire espèce'. De nombreux épithètes lui vinrent en tête en plus de ceux-là, mais elle n'en prononça aucun, car il avait prit un minimum soin d'elle. Elle n'aurait jamais cru croiser la route d'une telle célébrité. Il se tourna brusquement vers elle, l'air déterminé.
« Bon gamine, j'ai été sympa en t'hébergeant alors que tu étais inconsciente. Mais dès que tu seras capable de sauter, tu rentres chez tes parents. »
Hochant simplement la tête, en signe d'approbation, elle le vit quitter silencieusement sa chambre. Elle pensa qu'au moins il était cohérent qu'il ait eu autant d'informations sur le cœur d'Yggdrasil. Multiples étaient les questions qu'elle pouvait se poser à son sujet, sur sa connaissance de Mímir, sur la raison pour laquelle il l'avait recherché, pourquoi l'avait-il sauvé, pourquoi lui avoir donné ces informations, pourquoi ne l'avait-il pas piégé... A vrai dire, elle aurait pu se casser la tête à ce sujet, mais la vérité était qu'à l'heure actuelle, elle n'en avait absolument rien à faire. Elle voulait juste sombrer de nouveau dans ce sommeil sans rêve, si reposant. Elle voulait juste fuir ce qu'elle était devenue et ses préoccupations. Elle voulait juste oublier les réalisations qu'elle avait eu un peu plus tôt. Cela pouvait attendre de toutes manières, elle allait devoir passer plusieurs jours alitée à cause de son état et du choc émotionnel associé aux derniers évènements.
Ses cheveux étaient en pagaille, semblable à un nid d'oiseau, mais elle n'en avait cure. Le regard vide, elle n'arrivait plus à dormir depuis un petit moment. Ou beaucoup plus longtemps. En fait, elle n'avait quasiment aucune idée du temps s'écoulant, sa chambre, et seule pièce où elle pouvait être, ne possédait aucune fenêtre. Elle aurait aimé, ne serait-ce que pour voir de la pluie s'écraser contre les carreaux des vitres. Finalement, elle ne pouvait se fier qu'aux repas amenés par la petite chose indescriptible, seul indicateur des heures passants malgré cette impression d'être figée. Épuisée par les sanglots violent qui l'avait secoué toute une journée, elle avait l'impression d'être creuse, ne sachant où trouver de la motivation pour se reprendre en main. Dès qu'elle fermait ses yeux, elle voyait Brune ou l'immense Jörmungand, parfois, elle revivait le moment où Útgarða-Loki balançait le corps de son amie dans les airs, riant à gorge déployée. Parfois, dans un instant de calme dans la tempête qu'était devenue son esprit, elle songeait à sa famille et aux bras réconfortant de sa mère. C'était dans ces moments-là qu'elle essayait de se lever, mais ses jambes ne répondaient toujours pas. Alors, elle tombait lamentablement, pleurait, remontait difficilement sur le lit et se remettait à broyer du noir. Si elle n'avait pas eu l'espoir de revoir sa famille, cette petite flamme brillant en son cœur, elle se serait simplement laissée mourir de désespoir.
Quand elle ne pleurait pas, elle pensait et c'était bien pire. Luce réalisa trop d'informations, trop rapidement pour son esprit fragilisé. Elle saisit ce qu'était la sagesse, cette réflexion au-delà d'elle-même, ce recul lui faisant dépasser son humanité. Elle comprenait l'ampleur de la cruauté du Thésée qui avait mentit pour ne pas effrayer ceux l'accompagnant, elle sut qu'on ne pouvait voyager sans bassine et qu'ils n'avaient eu aucune chance de survie. Elle comprit leur bêtise de ne pas planifier plus en détail cette expédition, car si ces Mondes étaient fermés aux Voyageurs, il y avait une raison.
L'accès a été condamné pour nous protéger et pour protéger Yggdrasil.
Elle n'aurait pas du être surprise qu'Asmodée n'ait eu aucun scrupule à lui donner l'accès à quelque chose pouvant détruire l'équilibre de son monde. Elle ne l'avait pas revu depuis son réveil, et c'était mieux ainsi. Il valait mieux qu'elle ne se compromette pas avec le Mal, qu'importe sa figure et ce que ses actes montraient. Cette petite voix en elle, celle de la source Mímir, lui soufflait qu'il valait mieux qu'elle prenne soin d'elle, ignorant certaines de ces questions sur cet individu.
L'ignorance est la clé de la paix.
Ce n'était pas vrai, et elle le savait. Elle avait juste le sentiment qu'elle devait se protéger, et son état confirmait cette bonne idée. Grimaçant, elle se demanda si boire à la source de la sagesse ne s'apparentait pas à une malédiction. Si elle était sincère avec elle, elle ne comprenait même pas comment elle avait fait pour se retrouver sous la garde du démon représentant le péché de la luxure. Comment avait-elle pu croiser sa route ?
Môr-leidr est surnommé le premier cercle des Enfers.
Elle avait oublié cette rumeur, qu'elle avait trouvé absurde la première fois qu'elle l'avait entendu. Mais l'était-ce vraiment ? Une hypothèse se forma dans son esprit, appuyé par sa lecture de la Divine Comédie, elle se trouvait actuellement dans le deuxième cercle des Enfers, celui-là même qui était voisin avec les Limbes. Et elle était prête à mettre sa main à couper que ce n'était pas accessible aux Voyageurs. Une question se posait donc, qu'était-elle pour pouvoir voyager sans bassine vers des lieux inaccessibles ? Une mutante d'un groupe déjà considéré comme des mutants ? Une peur s'insinua en elle, celle de l'incompréhension et du rejet involontaire de sa famille. Ils ne pourraient à la comprendre, peut-être la soutenir, mais elle était désespérément seule. Sa respiration s'accéléra de plus en plus, la pièce rétrécissait, elle étouffait. Elle était repartie pour une crise épuisante, impuissante, incapable de s'échapper de ce cercle vicieux.
En réalité, ses crises finirent par s'espacer, son sommeil devint meilleur et elle réussit à manger plus au fur et a mesure du mois qu'elle passa dans la demeure d'Asmodée. Elle avait de plus en plus envie de partir d'ici, retrouver ses proches. De plus, si elle restait encore ici plus longtemps, elle risquait de simplement s'effacer. Luce arrivait à se lever, mais elle avait peu de force dans les jambes. Cependant, en voyant la date de la fin de l'expédition pour récupérer le cœur d'Yggdrasil se rapprocher, elle décida qu'elle devait rentrer, peu importait son état. Elle voulait être sûre de ce que son esprit avait déduit et appris de Mímir, la mort des autres Voyageurs ne pourraient pas passer inaperçue, ils allaient donc faire une annonce. Et elle ne désirait aucunement que ses proches croient qu'elle était décédée. Le poids de la sagesse absolue était suffisant, perdre sa famille serait trop pour elle. Titubant un peu en se levant, elle prit son sac et en sortit la bassine avec une bouteille d'eau. Elle s'arrêta avant de sauter, hésitant à laisser un mot à son hôte. Elle finit par céder, écrivant une note brève, puis sans aucun doute en tête, elle sauta.
Lyon était quasiment vidé de toute présence humaine à son arrivée, ce qui ne l'empêcha pas de trouver un train pour Strasbourg et une correspondance avec Munich. Ses parents avaient accepté de venir la chercher, n'habitant pas trop loin. La jeune femme avait pu sentir le soulagement tangible de sa mère, elle savait à quel point sa fille avait risqué sa vie. Le trajet lui parut interminable, n'osant ouvrir les lettres qu'elle avait récupéré au foyer et étant grandement tentée de le faire. Il y avait notamment un nom inconnu, un expéditeur dont elle ne savait rien. Peut-être le savait-elle un peu, en quelques sortes, le contenu de cette fichu enveloppe. Ce qui expliquerait son manque d'envie d'accomplir l'acte qui la tuerait. Il lui était impossible de repousser éternellement cet évènement. Cédant à la tentation, un grand calme la saisit à sa lecture, contrairement à tout ce qu'elle aurait pu imaginer.
« Chère Madame,
Nathanaël était un camarade et avant la dernière offensive, il m'a confié ce billet avec votre nom et une adresse.
Bien à vous,
Edouard »
« Luce,
Commencer par 'si tu reçois ce mot, cela veut dire que je suis mort' serait un peu banal.
Malheureusement, c'est la triste vérité et c'est pour cette raison que je t'écris.
Je ne veux pas que tu t'enterres dans un sentiment que nous avons partagé, ou quoi que cela fut. Il te faut vivre, sans moi, mais vivre. Nous n'étions pas destinés à être ensemble, et même si tu ne crois pas à ce genre de choses, sache que c'est ce sentiment qui m'a toujours retenu de concrétiser notre relation. Ce quelque chose qui s'est affermit lors de ta découverte comme quoi tu étais une Voyageuse, et j'en fus persuadé lors de ma convocation au front.
Si tu es honnête envers toi-même, tu sauras t'en rendre compte et me pardonner la rudesse de ces mots.
Je tenais à toi et c'est pour cette raison que je te souhaite d'être heureuse,
Car une guerre n'en est pas une s'il n'y a pas de pertes.
Que le Seigneur veille sur toi,
Nath »
Luce referma délicatement la lettre. Elle s'était imaginée des milliers de fois cette annonce dans le dernier mois, elle en avait pleuré des heures. Elle croyait qu'en l'apprenant, elle perdrait la raison, s'arracherait les cheveux, crierait comme une démente, déchirerait la lettre en des millions de petits morceaux. La vérité la frappa soudainement, elle savait qu'il allait mourir. Et ce dernier mois, les larmes qu'elle avait versé étaient autant pour lui, que pour Brune, que pour ceux morts dans l'océan cosmique, que pour son innocence échangé contre la sagesse absolue. Ce fut bref, mais elle eut l'impression d'avoir un couteau chauffé à blanc enfoncé dans son estomac. Elle se plia en deux à cause de la douleur, suffocant. Puis cela repartit aussi brusquement que c'était apparu, il ne lui restait que le constat amer qu'elle avait encore un long chemin à faire avant de finir son deuil. Pouvait-on réellement faire le deuil de quelqu'un un jour ? Ne gardait-on pas une part de cette personne en nous à tout jamais ?
Elle ne pouvait pas se laisser simplement mourir, des gens tenaient à elle.
Quand elle repenserait à ce moment, plus tard, bien longtemps après, elle se rendrait compte à quel point sa foi avait été un point d'encrage à ce moment-là pour ne pas sombrer dans le désespoir. Croire en une vie après la mort, une vie éternelle où elle les reverrait tous, lui permit de poser de nouveau un regard apaisé sur son monde.
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