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La Lune semblait comme une prune délavée au milieu de la voûte argentée. De rares insectes s’égaraient hors des bois, grésillement lointain rappelant l’agitation bruyante des véhicules citadins. La vallée où Gaëlla et Romikéo s’étaient arrêtés pour la nuit était arrosée d’un ruisseau, dans lequel ils s’étaient lavés au crépuscule, et parsemée d’arbres sous lesquels ils pouvaient rester discrets.
Trois jours s’étaient écoulés depuis l’évasion de la jeune fille, mais ils n’avaient parcouru qu’une cinquantaine de kilomètres à la suite de leurs retrouvailles. Gaëlla avait en effet dû se reposer afin de reprendre des forces et soigner ses blessures, et Romikéo avait insisté pour qu’elle se ménage en vue de leur cavale collective.
– Tu crois que j’ai envie de rester à tes côtés ? l’avait-elle défié, la rancune de leurs différends telle une écharde oubliée qui ressortait.
– Tu feras bien comme tu veux, avait répondu Romikéo en haussant les épaules. Moi j’ai fait mon taf, tu es libre, maintenant. Je me disais juste qu’on serait plus forts à deux, dans ce bourbier.
Gaëlla l’avait considéré avec suspicion. Elle ne comprenait pas ce qu’il attendait d’elle, ni pourquoi il s’était donné tant de mal à l’aider. Le jeune homme avait soutenu son regard et expliqué :
– Quand j’ai entendu dans les médias qu’un membre des Ediles de l’Ombre avait été arrêté et avait avoué être responsable de l’attentat du Centre des Séances d’Approche, je me suis douté que ce n’était pas vrai. En creusant un peu, j’ai réussi à découvrir l’identité de ce fameux terroriste. Je ne pouvais pas croire que tu te dénonçais à la place des véritables responsables, et j’ai compris qu’on ne te laisserait pas la moindre chance de t’en tirer, alors il fallait que j’agisse.
Suite à sa déclaration, Gaëlla avait gardé le silence un long moment, avant de lâcher :
– Non, je n’aurais jamais revu le soleil, c’est certain. Je ne sais pas vraiment quoi dire, si ce n’est merci.
– J’espérais un torrent de compliments et de larmes de gratitude, mais ça me va quand même.
Ils avaient échangé un sourire, puis Romikéo avait désigné la direction à suivre pour espérer être tranquilles un moment, et ils s’étaient mis en route.
Ce soir-là, la faim leur dévorait les entrailles, mais la vallée n’avait que quelques plantes sauvages à leur offrir en guise de souper. Au cours des trois jours précédents, ils avaient écoulé le stock de provisions rassemblé par Romikéo avant d’organiser l’évasion de la jeune fille, mais avaient par chance trouvé de l’eau chaque fois qu’ils avaient eu besoin de remplir la gourde qu’il avait emportée de sa cabane en fuyant les autorités.
Le ventre presque aussi vide qu’avant leur maigre repas, les deux fugitifs contemplaient la toison au-dessus de leur tête, en tentant de faire abstraction des gargouillis mécontents de leur estomac.
– Tu crois qu’il sera un jour possible de réactiver mon e-wrist sans être instantanément retracée par le gouvernement ? demanda soudain Gaëlla, démoralisée.
Romikéo, allongé les coudes en appui sur l’herbe, planta ses yeux verts dans les siens, l’air grave.
– Gaëlla, je dois t’avouer quelque chose, dit-il en se redressant. Une fois qu’on s’est retrouvés, j’ai dû… détruire ta puce.
La jeune fille ouvrit la bouche, abasourdie, mais il la devança et se justifia :
– Tant que je contrôlais ton e-wrist en te guidant, ça ne craignait pas grand-chose. Mais les autorités auraient fini par retrouver ta trace tôt ou tard avec ta puce… On ne pouvait pas se permettre de courir ce risque. Alors quand tu t’es évanouie dans mes bras, avant toute chose, je l’ai… désactivée de façon permanente. Disons que je l’ai brouillée de manière à ce que toute information sur ton compte soit illisible, effacée, de manière à la rendre complètement inexploitable. En quelque sorte, ton e-wrist est hors d’usage, cassé à jamais.
Gaëlla resta sans voix un long moment, secouée.
– Excuse-moi de ne pas t’en avoir informé, je… j’ai eu peur que tu t’y opposes et que ça compromette tout…
– C’était ce qu’il y avait de mieux à faire, rétorqua-t-elle finalement. Tu sais ce qui est sûr et tu connais le système, moi non.
Romikéo sembla touché par cette marque de confiance. Il posa sa main sur celle de la jeune fille, qui frissonna dans l’humidité de la nuit.
Alors moi aussi, je suis un fantôme, à présent…, songea-t-elle, sans bien savoir ce que cette nouvelle inspirait en elle.
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