En 1988 la famille changea de district pour Bavella, à la maison forestière d’Arza située six kilomètres sous le col sur la vieille route de Solenzara. Ancienne caserne sous Napoléon III du temps des campagnes de reboisement de la fin du XIX°siècle, c’était un large bâtiment de granit rehaussé d’un étage et de greniers d’archives, ayant caves, garages et dépendances sur un hectare de terrain de service. Mitoyen à la propriété forestière, il y avait une concession domaniale au nom de Pierre-Marie Lucciani, pour panage dans un immense cochonnier sous une châtaigneraie alimentée en eau par la surverse du captage de la maison d’Arza. La forêt domaniale de Bavella était somptueuse, dévalant de pins laricio depuis le col jusqu’aux cascades de la Vacca, rayée de coupe-feux où l’arbousier conjuguait l’espace avec des châtaigniers séculaires, avec de nombreux îlots de sénescence ayant échappés à l’incendie de 1960. Pulischeddu, Reinach, Purcaraccia, des torrents de montagne se précipitant de vasques en piscines naturelles, populations de mouflons inféodés aux espaces montagnards, voies d’escalade réputées et parois de granit barrant l’horizon sur l’Incudine, une nouvelle odyssée s’ouvrait. Les enfants avaient dès lors deux milles hectares de terrain d’aventure ! Les jumelles restèrent à l’école communale de Zonza. Pourtant, cette nouvelle demeure incita beaucoup de leurs camarades à venir jouer à Robinson Crusoé sur les terres d’Arza, jouer avec les cochons de Pierre-Marie ; et la maison devint gaie et riante. Aux fortes chaleurs, Anne-Marie se faisait une joie de venir s’occuper de cette marmaille turbulente et éduquait leur grand frère Marc-Antoine à devenir berger de cette cohorte insouciante. Elle lui racontait l’histoire du vieux berger :

“Il était une fois, un vieux berger. C’était... il y a bien longtemps. Ce vieux berger veillait sur ses moutons le jour et la nuit.

Le soir, il regardait les étoiles, il les trouvait belles, il les appelait par leur nom.

Il connaissait beaucoup de choses, ce vieux berger.

Il savait la longue histoire des gens de son pays, c’était son trésor.

Au cœur de ce trésor, avait poussé comme une petite fleur qui avait grandi, grandi et le remplissait tout entier. ESPÉRANCE était son nom.

Elle lui disait :

« Un jour, quelqu’un viendra. Il sera le vrai berger des hommes. Il les aimera et les fera vivre, comme toi tu aimes et fais vivre tes moutons. »

Le vieux berger pensait à tout cela la nuit en regardant les étoiles et il était heureux.

Il attendait, il attendait.

Les autres se moquaient de lui : « Tu rêves. Tu es trop vieux ! »

Mais lui répondait : « Au commencement de notre histoire, il y avait déjà un berger : Abraham. Lui aussi était vieux et pensait que c’était fini pour lui, quand trois hommes sont venus lui apporter ESPÉRANCE. Il a cru et il a eu un fils. A cause de cela, le vieil Abraham disait :’’ Un jour, quelqu’un viendra. Il sera le berger des hommes.’’ »

Le vieux berger attendait, attendait.

Les autres se moquaient de lui : « Tu rêves. Tu es trop vieux ! Ce n’est pas un homme comme tu dis qu’il nous faut ! C’est un soldat, un chef avec des armées, un roi, puissant et riche. »

Mais lui répondait : « Des rois, nous en avons eu. David était un grand roi, mais ce qu’il voulait d’abord, c’était nous apprendre à vivre ensemble, sous le regard de Dieu, avec la petite fleur ESPÉRANCE. Un jour, quelqu’un viendra. Il viendra de la part de Dieu. Il sera même plus grand que David. »

Et le vieux berger attendait, attendait.

Les autres se moquaient de lui : « Tu rêves. Tu es trop vieux ! Il y aura toujours des gens qui n’ont rien et nous mourrons tous. Il n’y a rien à ESPÉRER ! »

Mais lui répondait : « Je suis tout rempli d'ESPÉRANCE. La phrase du prophète chante dans mon cœur. Écoutez-la ! Écoutez-la ! ‘’Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière.’’ »