Dysfonction

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Isaa s’agitait inutilement sur le fauteuil, ses yeux volant de tous côtés, incapables de se fixer sur un point. Le docteur Ishiguro attendait patiemment que l’esprit de sa patiente soit suffisamment stable pour que le dialogue puisse s’amorcer.

— Comment vous sentez-vous ? démarra-t-elle lorsque ce fut le cas.

— Comment vous croyez que je vais ? Je suis ici non ?

— Ma question ne porte pas sur le fait de savoir si vous allez bien, mais de savoir comment vous vous sentez.

Le visage d’Isaa se contracta convulsivement. Deux siècles auparavant, Ishiguro aurait noté cette réaction sur son carnet, ce qui aurait provoqué une réaction de résistance chez sa patiente. La prise de note automatique sur banque de donnée était une belle innovation. Les images de contractures vinrent se juxtaposer au ralenti à l’image en temps réel.

Peur. Confusion. Colère. Syndrome paranoïaque ?

— Il n’y a pas de poussière, lâcha soudain Isaa.

— Je vous demande pardon ?

— Pas de poussière. Ni ici, ni ailleurs dans le centre.

Bouffées délirantes, déconcentration ou détournements de sujet. Fixation sur la propreté.

— En quoi l’absence de poussière vous pose-t-elle problème ?

— Vous trouvez ça normal ?

— L’absence de poussière ?

— Oui !

— Le mobilier et les épurateurs d’air ont fait d’immenses progrès, je suppose que la propreté des lieux en est la conséquence directe.

— Je ne vous parle pas de propreté, je vous dis qu’il n’y en a pas du tout !

— Et ça vous gêne.

— Évidemment, pas vous ?

— Pas le moins du monde. Un excès de poussière me gênerait, mais je ne peux pas dire qu’un excès d’absence de poussière me paraisse problématique. S’il n’y a pas de poussière, c’est un problème en moins, non ?

— Ce n’est pas… vous ne comprenez pas !

— Alors expliquez-moi, Isaa. Je souhaite réellement comprendre en quoi la poussière, ou son absence dans le cas présent, vous angoisse à ce point.

— Mais parce que ce n’est pas normal ! Même si cet endroit, et partout ailleurs en fait, était propre jusqu’à l’extrême, il devrait y avoir encore de la poussière, ne serait-ce qu’un peu !

— Dites-moi, jusqu’à combien vos yeux peuvent-ils augmenter leur perception.

— Trois cent fois.

— Donc, vous pouvez voir un grain de poussière…

— Comme vous verriez une bille, oui.

— C’est un grand changement, est-il récent ?

— Oui. Un peu moins de deux mois.

— Comment l’avez-vous vécu ?

— Très bien. Au début.

— Ce devait être merveilleux de tout redécouvrir avec cette acuité.

— C’est vrai.

— Et ensuite, que s’est-il passé ?

Isaa se tendit subitement, ses yeux recommençant à virevolter.

Trouble cognitif suite à l’augmentation. Paranoïa synesthésique ?

— Combien de vos sens avez-vous fait augmenter ?

— Tous.

— En combien de temps ?

— Environ quatre semaines.

Paranoïa synesthésique probable. Envoi de demande des rapports d’augmentation.

— Ce n’est… pas la procédure habituelle.

— Non, mais mes supérieurs avaient besoin d’un remplaçant en urgence.

— J’ai lu dans votre demande que vous faites partie des services d’enquête, ce qui est très vague. Pouvez-vous me préciser vos fonctions exactes ?

— Détective à la disrupt. Enfin apprentie, pour l’instant.

— Un secteur stressant et soumis à une charge émotionnelle importante. Vous avez choisi de consulter une spécialiste en dehors des services d’enquête. Craignez-vous de perdre votre nouvelle affectation si votre supérieur venait à penser que vous êtes en dysfonctionnement ?

— Je ne suis pas dysfonctionnelle ! s’écria Isaa.

— Ce n’est pas ce que j’ai dit. Le craignez-vous ?

— Évidemment. C’est naturel non ?

Anxiété aggravée. Stress opératoire en collision avec la paranoïa synesthésique et l’angoisse liée aux nouvelles fonctions.

— Revenons à la poussière. D’autres choses vous ont-elles perturbée depuis que vous avez accès à vos sens augmentés ?

— Les failles.

— Pouvez-vous préciser ?

— Il y a des failles partout. Chez les gens que je croise, dans les objets, même dans l’air.

— Ses failles, pouvez-vous me les décrire ?

— Ce n’est pas physique, c’est discret et difficile à expliquer. Je sens que quelque chose ne va pas, que les choses ne sont pas à leur place.

— Vous sentez… un décalage par rapport à vos attentes ?

— Oui ! C’est ça, un décalage par rapport à la réalité, à ce qu’elle devrait être en tout cas.

— Quelles sont vos attentes par rapport à la réalité, Isaa ?

Nouvelles convulsions du visage, contraction des muscles du dos et des épaules.

— Je ne sais pas…

— Je pense que si. Votre esprit a également été modifié pour supporter vos nouveaux sens, n’est-ce pas ?

— Vous en avez vu d’autres comme moi, pas vrai ?

— Personne n’est comme vous et vous n’êtes comme personne. Nous sommes tous des êtres uniques. Votre esprit a-t-il été modifié Isaa ?

— Oui, évidemment. Qui supporterait ça, sinon ?

— C’est donc difficile à supporter ?

— Parfois… oui, c’est dur.

Affaiblissement de la résistance.

— En quoi est-ce difficile Isaa ?

— J’ai l’impression que mon esprit est toujours en activité, que les données arrivent trop vite.

— Et trop fort ?

— Oui. C’est exactement ça. Un raz-de-marée de sensation et d’informations.

— Vous vous sentez fatiguée ?

— Oui.

— Vous dormez ?

Isaa leva le menton, reculant dans le fauteuil comme si elle cherchait à défier Ishiguro.

— Vous savez bien que non.

Augmentation de la résistance.

— Vous aimeriez dormir ?

— Je… peut-être.

Pathologie potentielle identifiée. Début du diagnostic.

— Que pensez-vous des personnes qui vous entourent Isaa ?

— Elles sont… fausses. Pas dans le sens de malhonnêtes, juste fausses.

— Ce sont de fausses personnes donc, pourquoi sont-elles fausses ?

— Elles n’ont pas de réalité, pas de substance. Je pense que très peu des personnes que je connais sont réelles.

Confirmation de la pathologie. Diagnostic en progrès.

— Êtes-vous réelle, Isaa ?

— Je ne sais pas. Je crois que je l’ai été, mais maintenant je ne sais plus.

— Depuis qu’on vous a augmentée, c’est là que vos doutes ont commencé.

— Oui.

— C’est là que vous avez perçu les failles et les absences.

— Oui…

— L’absence de poussière, que cela vous évoque-t-il ?

— Que ce monde est faux.

Possible erreur de diagnostic. Nouvelles données nécessaires.

— Un monde sans poussière est faux ? Pourquoi la poussière est-elle si importante ?

— Vous êtes déjà allée dehors ?

— Vous voulez dire… dehors-dehors ?

— Oui, hors du centre.

— Une fois. J’avais un patient qui avait besoin d’aide sur un avant-poste.

— Il y a beaucoup de saleté dehors.

— En effet. Le dehors vous paraît-il plus réel ?

— La poussière est différente dehors, c’est de la cendre volcanique, du silicium, des cristaux, différents déchets organiques et synthétiques. Je peux voir tout ça.

— Si cette poussière du dehors pouvait pénétrer le centre, le trouveriez-vous plus réel ?

— Non, c’est la poussière du dedans qui est importante.

Ishiguro fronça les sourcils, un geste d’irritation auquel elle se laissait rarement aller. Isaa ne répondait pas aux critères d’effondrement psychique induit par une augmentation soudaine des sens. Elle semblait avoir développé une fixation, une logique propre à son délire qui ne correspondait à aucun cas recensé. Le générateur de diagnostic tournait en rond.

— Pourquoi la poussière du dedans est aussi importante à vos yeux, Isaa ? C’est sa composition qui semble vous préoccuper.

— C’est ça.

— Pourquoi donc ?

— Parce que la poussière domestique est principalement composée de déchets organiques. Ceux de nos propres corps.

— Pardon ?

— Vous pouvez vérifier, ce sont nos cheveux, nos poils, nos cils, notre peau qui desquame qui composent majoritairement cette poussière.

— Je... vois. Et quelle est votre théorie quant à son absence ?

— Que nous ne sommes pas réels, bien sûr !

— Aucune autre solution ne vous vient à l’esprit ?

— Non ! Ce monde, vous, moi, nous ne sommes pas réellement ici ! Tout ceci est faux ! C’est… virtuel ! Ou créé à partir d’autre chose !

— Le centre dans son ensemble serait un programme et vous et moi en ferions partie ?

— Pas comme un ensemble, mais oui ! Nous sommes prisonnières et pas seulement nous deux, tout le monde !

Bouffées délirantes. Théorie de la conspiration virtuelle.

— Mais si tout est inclus dans ce… programme, en quoi est-ce différent de la réalité ? Si nous n’existons qu’ici, n’est-ce pas notre réalité ?

— Non, parce qu’il n’y a pas de poussière. Comment est-ce que je saurais pour la poussière, si c’était la seule réalité ? Il y en a une autre, une vraie réalité. Je ne sais pas pourquoi ou comment je suis devenue prisonnière de ce monde, mais je dois m’en échapper !

Ishiguro était perdue. La poussière d’origine biologique, le délire sur le monde virtuel et la paranoïa synesthésique étaient des symptômes de dysfonctionnements trop différents. Un élément clochait. Alors qu’elle cherchait un nouvel angle, Isaa porta son majeur à sa bouche. Éberluée, Ishiguro se laissa aller à un bref soupir de soulagement.

Pathologie confirmée : TOA. Sujet traitable.

Isaa partie, Ishiguro se connecta à la base de données du centre pour y rédiger son diagnostic. Le docteur Giralt prit aussitôt contact avec elle.

— Bonjour Geor, lança Ishiguro. Je suppose que tu m’appelles pour mon dernier cas ?

— C’est une rareté, comment l’as-tu identifiée si vite ?

— Tu ne vas jamais le croire, j’étais sur le point de l’envoyer en désaugmentation pour paranoïa synesthésique.

— C’est ce qu’on aurait tous fait je pense.

— Et là, elle a essayé de se ronger les ongles.

— Ah ah ! Tu te moques de moi !

— J’étais abasourdie !

— Vraiment, j’aimerais avoir un enregistrement de ton entretien pour l’étudier. J’ai entendu dire qu’il y avait eu plusieurs cas dans les nouveaux avant-postes du secteur sud.

— Je t’envoie ça. Tu crois que ça vient des derniers modèles d'augmentation ? C’est inquiétant.

— Plutôt des nouveaux systèmes de traitement. À force de pousser la machine…

— Sans doute. Il faudra harmoniser nos données avec les autres praticiens et envoyer un rapport à la direction du centre. On ne peut pas se permettre ce genre d’épidémie, surtout chez les plus augmentés si tu vois ce que je veux dire.

— Parfaitement oui. Je te laisse, j’ai un patient imprévu.

— Bonne soirée, je dois terminer ce rapport de toute façon.

Les yeux fermés pour mieux se concentrer, Ishiguro se remit à la rédaction :

Le sujet a montré des symptômes contradictoires et exprimé des pensées délirantes, tous induits par la pathologie sous-jacente. Il est évident qu’une surveillance accrue de ce type de dysfonctionnement doit être mise en œuvre et de nouveaux protocoles d'analyse mis en place pour éviter les diagnostics erronés.

Le dossier se referma et Ishiguro prit quelques secondes pour en relire le titre. Après tout, c’était son tout premier cas du genre.

Isaa Tracy, modèle phi/eta, détective apprentie à l’agence d’enquête, secteur disruption ; dysfonction diagnostiquée : trouble obsessionnel anthromorphique.

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