A l'ombre d'un corps
Une inspiration vibrante, arrachée d’un thorax à la respiration sifflante. C'est ce qui finit par le réveiller.
Un léger plissement de cils, puis un battement de paupières, dévoila la nuance chaude de ses prunelles, un caramel noisette qui s’attarda sur un décor irréel. Devant lui, un paysage digne d’une chasse au trésor : des dunes et encore des dunes.
De petites collines à perte de vue, ondulantes, comme des vagues... Elles semblaient dormir, figées dans leur silence, mais le vent, insistant, soulevait des volées de grains dorés qui venaient lui picoter les yeux, l’obligeant à les plisser....encore et encore.
Puis son regard glissa, presque malgré lui, vers ce qui gisait à ses côtés. Une forme détachée du sable, immobile . Si proche qu’il pouvait sentir la chaleur imperceptible qui s’en dégageait. Son souffle rauque, presque un son subtile, imitait parfaitement le souffle du désert.
Que faisaient-ils, son meilleur ami et lui ici, au milieu de nulle part, enveloppés par ce silence céleste et ces immensités muettes ?
Il avait beau trimer dans sa mémoire, il ne se souvenait pas comment ils étaient arrivés là. Tout autour, le silence étouffait les questions. Mais cette présence solide à ses côtés, tangible, lui procurait une étrange sensation, analogue à celle que le oud à cordes pincées verse à l’oreille : à la fois riche, puissant, rassurant et plein de mystères, comme une mélodie inachevée qu’on aurait laissée en suspens, à l’ombre d’un corps.
C’était presque vraisemblable, comme si la simple proximité de son ami suffisait à retenir la réalité de se briser en mille éclats. Une seule goutte de ce calme partagé aurait suffi à lui redonner courage. Ses pensées vagabondaient, il rêvassait peut-être, cherchant dans ce silence vibrant une logique, une manœuvre pour comprendre ce qui les avait menés ici. Autour d’eux, les dunes semblaient immuables, et pourtant, à y prêter une attention plus fine, des mouvements imperceptibles couraient sous la surface, comme si quelque chose vivait, tapi dans l’ombre du sable.
Car Souhail, ce frère d’âme, et lui avaient tout traversé. Ils avaient lutté contre l’étrangeté du voyageur, appris à survivre aux regards qui soupèsent et jugent. Ensemble, ils avaient supporté la morosité du voyage perpétuel, affronté les sempiternelles questions lancées comme des pierres : « D’où tu viens ? » ou « Pourquoi es-tu là ? »… Jusqu’à ce couperet, toujours le même : « Rentre chez toi. ».
Personne ne saisit la profondeur de cette injonction, ni le dilemme du voyageur.
Personne ne comprend le travail acharné que l’on réduit à ce mot : étranger.
Ni la douleur de porter les siens dans son cœur sans pouvoir les revoir.
Mais...Souhail, lui, avait su voir au-delà. Il l’avait reconnu pour ce qui il était, et l'avait compris....dès le premier regard posé sur ses yeux nuance chaude caramel noisettes...
Ses pensées s’effilochaient, suspendues entre songes et silence, lorsqu’un frisson traversa le sable. Il crut d’abord rêver encore : une vibration sourde, comme un battement sous la surface. Puis une autre.
Le désert n’était plus immobile.
Les dunes, jusque-là figées, semblaient respirer. De fines particules se détachèrent, montant dans l’air en volutes, comme si les étoiles elles-mêmes s’étaient mises à choir sous forme de poussière dorée.
La rêverie se brisa. Son cœur se serra.
— Souhail… souffla-t-il, d’abord tout bas, comme une prière.
Il secoua son ami par l’épaule.
— Souhail ! Réveille-toi ! cria-t-il à présent.
Le sable se mit à onduler sous leurs corps, comme un tapis vivant. Souhail ouvrit brusquement les yeux. Il eut à peine le temps de se redresser que le sol trembla de tout parts, des marches invisibles frappées à coups de tambour.
Le silence des dunes, jusque-là muettes, se fissura. Chaque vibration se répercutait dans sa poitrine, procurant une angoisse étrange, semblable à un son trop ancien pour appartenir au monde des Hommes.
Le sable se creusa soudain, ouvrant un gouffre.
Et une forme gigantesque surgit, écailleuse et veloutée à la fois, ondulante dans la nuit. Un serpent colossal, au corps solide comme une muraille mouvante, dressa sa gueule vers le ciel. Ses yeux luisaient, hypnotiques, et son souffle rauque imitait une flûte funèbre.
Il pensa alors que l’assimilation n’était pas qu’une affaire de gestes ou de coutumes. Elle pouvait s’étendre à l’âme elle-même. Mais face à cette créature, tout son vernis occidental s’effritait. Ses racines parlaient à travers lui : sa vraie nature exposée, celle d’une culture qu’on croyait étouffée, mais qui remontait intacte, vibrante, comme un parfum de nostalgie. L’âme menthe et thé. La jellaba au lieu des cravates. L’odeur des épices dans les marchés, la lumière des mosaïques d’un riad, le goût sucré des cornes de gazelle au coucher du soleil, le chant des hirondelles sur la terrasse d’une médina …
Le serpent, monstrueux et fascinant, se mit à onduler comme au rythme d’une musique lointaine. Dans sa tête, il crut entendre le vacarme des bendirs, le roulement métallique des qraqebs. Une fanfare d'une célébration nostalgique qui accompagnait cette apparition impossible.
Et soudain, il comprit. Le serpent n’était pas seulement un monstre. Il était le symbole même de l’assimilation : immense, hypnotique, engloutissant tout sur son passage, avalant les racines et les identités comme il avalerait les dunes.
À ses côtés, Souhail fixait le reptile, les yeux brillants d’une lueur déterminée.
— On a déjà survécu à pire, dit-il d’une voix basse mais ferme.
Ils échangèrent un regard final, court mais chargé de tout ce qu’ils savaient l’un de l’autre. Le genre de regard qui n’a pas besoin de mots pour dire : On se bat ensemble, ou on tombe ensemble.
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