Le "Fou" de Locronan

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C'était le milieu des années trente et, de père en fils, depuis trois générations, sa famille tenait un café-épicerie-quincaillerie-bourrellerie, comme il en restait encore, sur la Place des Charrettes, à Locronan.

L'endroit, jadis au carrefour de deux voies romaines, était occupé depuis les temps néolithiques, nous révèlent les fouilles, mais c'est Anne de Bretagne, venue en pèlerinage invoquer Saint Renan pour enfanter, qui avait élevé ce bourg au rang de ville en 1505.

Pendant près de deux siècles, la culture du chanvre et l'industrie des toiles à voile y avaient apporté la prospérité. Richesse pour les marchands, les tisserands et misère pour leurs ouvriers. Les premiers se firent bâtir de belles demeures sur la place de l'Église et alentour, les seconds logeaient dans des conditions misérables dans la rue Moal et ses écarts, où ils trimaient du point du jour à la nuit tombée.

Au XIXe siècle, le village, revenu à une agriculture de subsistance, devint assez misérable. Il faudra attendre le vingtième et la remise en valeur progressive du patrimoine, les débuts du tourisme culturel et les premiers vacanciers pour ramener la prospérité enfuie.

Tel était le cadre de naissance de Matthieu Le Troquer.

Fils aîné, suivi de trois sœurs, ce Matthieu-là n’était pas ordinaire.

Dès l’enfance, ses manières avaient attiré l’attention par leur étrangeté. La « folie » de notre héros était alors commune, banale, quelconque, mais déjà pas mal inconvenante : il adorait faire caca dans les pots de fleurs vides ! Et allait jusqu’à vider ceux qu’il trouvait pleins avant d’y déposer sa malodorante obole ! Au grand dam de ses parents.

Puis, lui vint une autre manie : regarder par le trou des serrures. Anodine aux premiers temps, cette mauvaise habitude devint problématique par la suite.

Dévidons le fil des événements.

C’est d’abord au détriment de sa famille que Matthieu exerça ses coupables talents. Selon un plan courant à l’époque, les chambres de la demeure, au premier étage du commerce, ouvraient toutes sur le même couloir. Mais la logique qui avait présidé aux affectations se révéla fâcheuse en fin de compte. En effet, dans la chambre du bout dormaient les parents, puis venait la chambre de Matthieu, ensuite celle de sa sœur cadette Andréa, et enfin celle des deux jumelles, Esther et Judith. Suivant l’ordre des naissances, donc.

Cette configuration malencontreuse allait permettre au garçon d’espionner bientôt la chambre de ses géniteurs. Après s’être laissé surprendre, deux ou trois fois, accroupi devant le trou d’une serrure, il renonça à cette pratique peu sûre pour en adopter une nouvelle, plus sophistiquée et d’une meilleure sécurité.

Cela se concrétisa lorsque dans l’atelier de son père, bricoleur à ses heures, il découvrit, à neuf ou dix ans, le maniement de la vrille, du vilebrequin et de la chignole. Ces trois outils l’émerveillèrent à un point tel qu’il passa des heures à s’exercer au perçage de trous dans toutes les planches qu’il trouva. Avant de mettre ses nouvelles aptitudes au service de ses manies.

À l’époque, les cloisons intérieures des maisons étaient encore en bois et les tapisseries sombres et chargées, ce qui lui facilita grandement la tâche. Le trou qu’il pratiqua dans la paroi mitoyenne de ses parents était dissimulé dans sa chambre à lui par un portrait ovale facile à écarter ; précautionneux, il s’assura qu’il n’était pas trop repérable de l’autre côté. La chance fit qu’il tombât sur l’orifice du fusil d’une scène de chasse !

C’est ainsi qu’avant d’avoir eu la moindre lecture à ce sujet, Matthieu avait vu ses parents faire la bête à deux dos, sans rien y comprendre, mais sans pouvoir détacher son œil ébahi de la cloison !

Il eut le malheur de rapporter la chose sur la cour de récréation, fut bientôt instruit par de plus éveillés que lui et se retrouva affublé du nom argotique que l’on donnait alors aux sages-femmes et autres accoucheuses : guette-au-trou !

Dorénavant, dans la poche intérieure de son veston, une vrille de bon calibre, la pointe vissée dans un bouchon, ne le quittait plus, et si vous le laissiez dans une pièce le temps suffisant, vous risquiez de le retrouver en train de forer autant d’orifices que de murs en bois dans celle-ci.

Son obsession scatologique se combinant avec ce voyeurisme naissant, il s’attaqua bientôt aux édicules d’aisances, au fond du jardin de chacun, d’un accès relativement aisé, dans un bourg de campagne. Il y a toujours un passage suffisant pour un gamin dans un grillage fatigué ou une haie dégarnie.

Dans un premier temps, il recherchait les nœuds du bois à sa hauteur dans les planches des cabanes avant de les faire sauter pour épier les besoins de ses concitoyens. S’il n’en trouvait aucun, il recourait à ses outils pour parvenir à ses fins.

C’est un vice assez répandu. Qui n’a jamais dû boucher d’abord un ou plusieurs trous avec du papier-toilette, avant de procéder à ses besoins naturels sans risquer d’être épié par un œil inquisiteur ?

La nature a veillé à nous donner des rythmes réguliers, ce qui facilita grandement la tâche du sacripant. Il avait remarqué, en allant à l’école par le chemin qui passait à l’arrière des clos du village, que la boulangère descendait régulièrement aux gogues à l’heure de son passage.

C’était une femme plantureuse, au décolleté généreux, qui lorsqu’elle relevait ses jupes découvrait des cuisses imposantes et un fessier majuscule. Malheureusement, la mode était encore aux culottes fendues, et pour la petite commission, la boulangère ne laissait pas voir grand-chose. Aussi Mathieu aspirait-il chaque fois à ce qu’il s’agisse de la grosse envie, pour la voir baisser pavillon.

Sa mésaventure initiale l’avait rendu prudent et il ne risquait plus à confier aux premiers venus sur la cour de récré ses découvertes anatomiques et sexuelles.

À l’adolescence, ses méfaits redoublèrent et l’onanisme vint s’ajouter à la liste de ses péchés. Il pratiqua un nouveau trou, cette fois dans la cloison qui le séparait de sa sœur et la vit ainsi passer de fillette à jeune pubère.

Il avait à présent délaissé la boulangère, qui n’avait plus grand-chose à lui cacher, pour sa fille aînée, gironde et potelée à souhait, prénommée Anne.

Mais les sentiments bientôt vinrent se mêler à la curiosité malsaine. Lors de la Grande Troménie(1), qui tombait cette année-là, Matthieu, devenu joli garçon, décida de s’approcher de la blonde Anne.

On était début juillet ; les blés avaient été coupés, les chemins nettoyés, les reposoirs construits au pied des calvaires... Tout était prêt pour permettre à la foule de pèlerins d’arpenter les douze kilomètres de chemin sacré, à travers la plaine du Porzay et la Montagne du Prieuré.

Ce dimanche-là, Matthieu aperçut Anne sur le parvis de l’église consacrée au Saint, avec les autres filles de son âge, dans les atours du costume traditionnel, attendant comme lui la sortie des bannières. Elle portait avec une grâce infinie la coiffe de lingerie brodée, avec sa collerette montante de tulle froncé, le corsage deux pièces et la jupe de velours noir magnifiquement rehaussés d’or, le tout surmonté d’un tablier de satin brodé et bordé de dentelle.

Lui, pour sa part, arborait son haut chapeau de feutre à ruban et boucle, sa veste de drap du pays glazik (2) à encolure de velours et broderie et un pantalon de drap noir, rayé de blanc.

Ce qu’elle était belle en coiffe et costume breton !

À la station de St-Anne-la-Palud, il la suivait de loin, au calvaire de Saint Guénolé, il s’en rapprochait déjà ; à la chaire de Saint Ronan, il était derrière elle et à la fontaine Saint Eutrope il se retrouva à son côté, sans trop savoir comment cela s’était produit.

Après la procession, la fête païenne reprit ses droits avec le fest-deiz (3). Solitaire et réservée, Anne ne dansait qu’avec d’autres filles, mais Matthieu s’enhardit quand même à lui proposer une gavotte en couples qu’elle n’osa refuser.

Quelques semaines plus tard, dans un autre pardon (4), il lui volait un baiser qu’elle le laissa prendre en rougissant. Ils commencèrent à se fréquenter. Devenus plus intimes, un soir qu’il avait un peu bu, peut-être, il lui avoua qu’il l’avait observée à son insu et que c’était ainsi qu’il l’avait trouvée jolie.

Imprudentes paroles ! Elle lui avait aussitôt retourné une gifle monumentale et signifié que tout était fini entre eux. Hélas, elle eut le tort de rapporter l’incident à une amie qui ébruita aussitôt l’affaire.

Comme toujours, de bouche à oreille, la chose enfla, l’échotier local y vit matière à chronique moralo-humoristique et c’est ainsi que l’auteur du méfait se retrouva, sous sa plume, affublé du qualificatif infamant de « fou » de Locronan.

Alors que sa vie prenait la voie d’une normalisation, cet échec fit retomber Mathieu Le Troquer dans ses travers de plus belle et ce qui devait arriver arriva : l’une de ses victimes alla trouver les gendarmes et porta plainte, suivie par plusieurs autres.

Les pandores mirent une surveillance en place et... voilà notre homme pris sur le fait, l’œil rivé à un trou pratiqué dans... les toilettes du curé ! Le mystère de la soutane, sans doute... Le scandale n’en fut que plus grand, allez savoir pourquoi.

Au tribunal d’instance, ses camarades d’école, puis de collège, ses parents et ses sœurs durent témoigner des petits et grands travers de « Guette-au-trou ». De son éducation « par le petit bout de la lorgnette » si l’on peut dire et des dérèglements qui s’étaient ensuivi.

La condamnation pécuniaire et l’obligation de soins sont choses pénibles, mais supportables et justes ; l’opprobre, lui, est bien plus lourd à vivre. Même si, avec l’installation des premiers WC et salles de bains dans les maisons, il s’est trouvé un peu assagi par la force des choses, quoi qu’il fasse et puisse dire, pour tout le monde désormais, Matthieu Le Troquer est et restera le « Fou » de Locronan !

Au moins, jusqu’à ce qu’un autre fait divers plus marquant relègue celui-ci aux arcanes de la petite histoire.

© Pierre-Alain GASSE, novembre 2016.

(1) Procession catholique de douze kilomètres en l’honneur de Saint Renan, qui a lieu tous les six ans, entre les 2e et 3e dimanches de juillet, et reprend le circuit en douze stations d’un culte celtique, gaulois et druidique.

(2) "pays" regroupant 25 communes autour de sa capitale, Quimper, également capitale de Cornouaille. C'est le drap bleu (glaz) employé pour la fabrication des costumes masculins qui est à l'origine du nom.

(3) litt. fête de jour, en breton.

(4) forme de pèlerinage principalement rencontrée en Bretagne. Organisé à une date fixe récurrente, dans un lieu déterminé et dédié à un saint précis, le pardon comporte une messe et une procession en extérieur vers un lieu sacré suivant un parcours immuable. Les reliques du saint et des bannières font partie de la procession (Wikipedia).

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