HISTOIRE DE PIQUET : SOUVENIRS D'UN GARDE
Peut-être en avez-vous fait l'expérience ? A moment donné, sans que l'on sache
très bien pourquoi, certains souvenirs viennent se planter au coeur de la mémoire
et très rapidement, l'envie de les faire partager surgit. Pour ma part, ce sont des
souvenirs de service militaire. Ainsi au milieu des années 80, j'étais soldat ( à Paris ),
simple soldat, n'ayant obtenu qu'une note moyenne aux tests psychotechniques lors
des journées de sélection. Mes classes terminées, j'occupais un emploi de secrétaire
dans une administration militaire quand je fus informé que j'allais être affecté com-
plémentairement pour une certaine durée au piquet de sécurité d'une caserne. Cela
signifiait que j'allais intégrer un groupe de vingt soldats, consignés à la salle des gardes,
et devant se tenir prêt à intervenir immédiatement 24h/24 en cas d'alerte ( pour stopper
par exemple une intrusion ou tentative d'intrusion ). J'allais ainsi devenir garde de piquet
un jeudi d'octobre 1984.
Jeudi 25 octobre... J'entre pour la première fois dans la salle des gardes de la caserne C.
Amateur de cinéma, je constate qu'elle est conforme au schéma traditionnel des salles
des gardes popularisé par les films d'action et d'aventure dans lesquels les gardes sont
systématiquement éliminés par le héros ou l'héroïne et comprend donc un râtelier d'armes,
un dortoir, et une zone de vie / "détente". Plus précisément, elle est située au premier étage
du bâtiment central. On y accède par un grand escalier et un couloir. La salle est très grande.
En entrant au fond à gauche, se trouve le râtelier des fusils, placé sous la surveillance du
caporal-chef, responsable immédiat des gardes, qui a son lit à proximité. Puis c'est la première
partie de la zone de vie avec un téléviseur accroché au plafond par une tige métallique et pas
mal de chaises. Au centre de la salle, c'est le dortoir composé de dix lits superposés sur deux
rangées qui se font face. Carrément à droite, c'est la deuxième partie de la zone de vie, avec des
tables, des chaises, et une grande fenêtre. C'est donc dans cette salle qui fait peut-être 60 m2 que
je vais vivoter car être de piquet, je vais vite le comprendre, c'est en fait beaucoup d'attente, mais
une attente vigilante. Il faut en effet être toujours prêt pour une inspection, une alerte d'exercice
de jour comme de nuit avec si c'est de jour une similation d'intrusion, la levée du drapeau, les tests
physiques ( 100 m, 1000 m, saut en hauteur ) sur le petit stade en terre battue de la caserne.
Dans tout cela le plus stressant, c'était sans nul doute l'inspection et l'alerte de nuit. L'inspection
pouvait être inopinée et "brutale" comme la fois où l'adjudant avait déboulé dans la salle des gardes
sans un mot. Instantanément, nous nous étions mis au garde-à-vous et passant entre nous, il avait
fixé chaque garde. Son regard était dur, sévère...ce genre de regard qu'on n'oublie pas. Puis il avait
claqué un " Repos" et quitté les lieux. Une fois l'adjudant parti, la pression retombée, j'avais repensé
à une histoire qui se racontait entre gardes depuis l'année précédente. Celle d'une sergente qui avait
quitté la caserne et qui était redoutée par les gardes car lors de ses inspections, elle ne laissait rien
passer : posture, tenue, discipline et réactivité des gardes, propreté de la salle ( sol, tables, chaises
fenêtre, poubelles ) et bien sûr le râtelier des fusils. Avec le recul, je me dis que j'aurais bien voulu
être inspecté par cette sous-off car ça m'aurait peut-être permis de m'étalonner un peu plus en tant
que garde de piquet.
L'alerte à présent. Voilà comment cela se passait. Il y en avait toujours une par 24h , parfois deux.
Elle avait souvent lieu entre minuit et une heure du matin. Généralement on se pieutait un peu
avant minuit et on dormait toujours en tenue - treillis vert kaki et ceinturon - et bottés ( rangers aux
pieds et lacés ). Quand la sirène retentissait, on giclait des lits car nous avions deux minutes max
pour rallier le point de rassemblement devant le bâtiment central. Le caporal-chef ouvrait les
cadenas et tirait d'un coup sec sur le câble de sûreté qui bloquait les fusils. Dans un ballet bien réglé,
il distribuait une arme à chaque garde qui remontait le couloir en courant et dévalait l'escalier pour
rejoindre le point de rassemblement. On s'alignait, arme au pied, puis l'adjudant faisait l'appel et
vérifiait la tenue et l'équipement. Quand on remontait à la salle des gardes une fois l'alerte terminée
- la séquence durait environ trente minutes - le caporal-chef annonçait : " Gardes, déposez. On
remet au râtelier." Autrement dit, chaque garde devait restituer son fusil. Après ça, en principe, plus
rien ne se passait jusqu'à 7h, heure à laquelle le capochef se manifestait par un "Gardes ! Debout !"
Pour certains, c'était fini. Ils étaient libérés. Pour les autres, une nouvelle journée d'attente
commençait.
On se débrouillait donc pour tuer le temps. Certains gardes jouaient aux cartes, d'autres discu-
taient de choses et d'autres. Pour ma part je servais de secrétaire à un gars qui avait des lettres à
adresser mais ne savait pas rédiger. L'un de mes voisins de lit, lui, faisait bande à part, plongé dans
la lecture d'une BD non règlementaire - autrement dit érotique - le genre de lecture qui pouvait
donner lieu à un recadrage en règle par l'adjudant mais aussi par tout autre gradé...ou gradée ! Il y
avait en effet une trentaine de VMF - Volontaires Militaires Féminines - à la caserne et certaines
( moins de dix ) étaient caporales, donc nos supérieures hiérarchiques. La télé était aussi un passe-
temps l'après-midi. Ainsi nous regardions les séries policières américaines le dimanche.
En fin de compte, mon passage au piquet s'est étalé sur 4 mois pour un total de 264 heures, réparti
en tours de "12h", "24h", "48h". Cette "densité " atteste que j'étais considéré par l'encadrement
(sous-offs, caporaux-chefs ) comme un "garde sûr", un garde qui avait parfaitement intégré la règle
du piquet - obéissance, discipline, réactivité - ainsi que sa "doctrine " qu'avait explicitée en deux
phrases sèches un jeune sous-off :
" Les gardes, si vous pouviez penser tout seuls , ça se saurait ! Un garde n'invente pas , il exécute ! "

Annotations
Versions