CHAPITRE 15 - Astrid Seyer

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Dimanche 14 juillet 2013
15 h 20, musée d’Orsay, Paris 7e arrondissement


Nous continuons la visite. Un couple, accompagné d’adolescents, ne s’arrête qu’un court instant devant La chasse sauvage d’Odin puis sur Freyja traînée par les chats Bygull et Tregull. Ils ne se rendent même pas compte que la jeune femme présente à mes côtés est celle qui s’affiche à demi nue sur le tableau. Abandonnant Freyja à la demande d’Isabelle, je me retourne pour mieux étudier la toile du parent d’Olaf : Peter Nicolai Arbo. Cette fois-ci, je peux admirer, en toute quiétude, cette œuvre peinte en 1868 pour en analyser son thème, les couleurs, le symbolisme de cette scène qui représentait une chasse d’inspiration fantastique.

— Merci, mon amour… J’ignore encore si tu vas réussir dans ta quête, mais je réalise que tu es déjà en train de t’impliquer pour me tirer d’affaire, me murmure Isabelle dans l’oreille. Si demain, tu es toujours d’accord pour acquérir cette toile, j’appellerai Olaf !

Aussitôt, les lèvres d’Isabelle se posent contre les miennes pour m’embrasser passionnément. Mon cœur accélère soudainement sa cadence. J’acquiesce à cet échange langoureux qui mériterait un gage. Je perçois l’ombre d’un visiteur qui ne cesse d’aller et venir dans la galerie, ce qui nous oblige à interrompre notre baiser, juste le temps que le trouble-fête s’éclipse. Les pas s’éloignant, je l’étreins à nouveau. Récupérant nos esprits au bout de quelques instants, j’entraperçois, dans l’encoignure, à la sortie du corridor, un quidam qui nous observe minutieusement, les yeux écarquillés et demeurant bouche bée.

Il me semble reconnaître ce personnage, alors qu’il reprend une physionomie normale. L’individu se dirigeant vers nous, j’identifie Paul Mornas avec qui j’avais évoqué cette exposition l’avant-veille.

Au plus haut point gêné, je pars à sa rencontre, lâchant la main d’Isabelle qui se met en retrait d’un renfoncement.

— Bonjour, Paul ! Mais quelle stupeur de te découvrir ici, je n’imaginais pas que tu te passionnais autant pour les peintures mythologiques !

— Quelle surprise en effet ! me souffle Paul ! Tu es revenu pour revoir cette expo ?

— Comme tu peux t’en rendre compte !

— L’autre matin, au café, tu m’en as touché deux mots de cette manifestation que tu avais visitée. Et tu y es donc retourné. Ma foi, tu es en bonne compagnie. Je pensais qu’il n’y avait personne dans ta vie…

— Restons discrets, s’il te plaît !

— Ah ! La dame est mariée et c’est pour cette raison qu’elle s’est cachée dans le coin, me chuchote-t-il.

— Absolument pas… Cette dame est célibataire et souhaite qu’on la laisse tranquille, c’est tout !

— Tu devrais quand même me la présenter !

— Euh… Si, bien sûr… Mais…

— Attendons Astrid et Mathilde… Astrid va être très heureuse de te trouver à nouveau accompagné.

— Ah ! Astrid est avec toi ? Je ne la vois pas ! m’étonné-je, dépité. Comment se porte-t-elle ?

— Elle est à la traîne avec Mathilde. Il faut qu’elle se ménage… Eh bien, figure-toi que j’ai évoqué à Astrid cette exposition dont tu m’as parlé vendredi… hier, je lui ai donc proposé d’aller la visiter pour lui changer les idées… elle a aussitôt appelé une de ses amies qui avait également envie de découvrir cette expo…

— Elle n’aurait pas dû venir, Astrid… Elle aurait dû plutôt se reposer…

— Mais ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre… Tu le sais fort bien, m’exprime-t-il en clignant de l’œil, c’est une vraie passionnée de peintures… D’ailleurs, c’est un peu grâce à toi qu’Astrid avait entamé des études aux Beaux-Arts ! En fait, elle m’avait déjà révélé ce qui s’était passé sur le pont des Arts alors que tu la conduisais à l’École des Beaux-Arts ou quelque chose comme ça… pour qu’elle s’inscrive !

— Ah !

— Tu n’as pas l’air de t’en souvenir !

— Euh !

— C’est là qu’une femme, fort contrariée et en furie, s’est jetée sur vous. D’après Astrid, tu la connaissais : une très jolie comtesse, paraît-il, qui est repartie dans l’autre sens avec tous ses habits déchirés. Elle était excessivement jalouse, m’avait rapporté Astrid !

— Bon d’accord, je constate que tu es parfaitement au courant de cette histoire ancienne. Il faut oublier tout cela… Ce jour-là, Astrid fut victime d’un quiproquo. Elle a été et restera toujours ma meilleure amie, même si nos chemins se sont séparés… D’ailleurs, je ne l’ai plus jamais revue, celle dont tu me parles. Mais chut ! Les murs ont des oreilles. Je ne souhaite pas que tu évoques cette indiscrétion qui n’en vaut pas la peine.

— D’accord ! Je la ferme… Tu as quand même eu la chance de rencontrer Andie quelques mois après cette furie, se rappelle Paul. Et tu t’entendais bien avec elle puisque tu as vécu près de douze ans en sa compagnie, c’est très bien…

— À quoi bon, je n’ai encore rien construit…

Astrid, accompagnée d’une autre femme que je ne connais pas, fait son apparition. Elle est très étonnée de m’apercevoir en train de bavarder avec son mari. Elle ouvre des yeux surpris avant de me sourire…

— Voici Mathilde, une ancienne élève des Beaux-Arts, elle aussi. Elle travaille pour une revue…

J’embrasse affectueusement Astrid et j’hésite à tendre ma joue à son amie Mathilde qui, à son tour, m’offre la sienne. Je suis vraiment incommodé, car je réalise qu’il n’existe aucune échappatoire et que je me dois de déloger Isabelle de sa cachette qui, observant au loin les peintures exposées, se rapproche de nous lorsque je lui fais signe de venir.

— Isabelle… J’aimerais te faire connaître mes amis… 

Isabelle découvre les yeux de Paul et ceux d’Astrid s’arrondir comme des soucoupes. Tout sourire, elle avance dans leur direction.

— Je vous présente Isabelle… Une amie… Voici Astrid, Astrid Seyer, épouse Mornas, une amie d’enfance… Mathilde, son amie… Et Paul Mornas, mon adjoint et ami d’enfance… Il a quitté la bonne ville de Marseille pour s’installer dans la capitale… Il est surtout l’un de mes meilleurs camarades de lycée, ainsi qu’Astrid d’ailleurs. Nous étions tous trois dans la même classe…

— Bonjour, Paul… N’est-ce pas vous qui étiez à la Sorbonne à côté d’Olivier ? Oui, c’est vous ! Je vous ai trouvé remarquable dans votre démonstration.

— Merci, s’étonne-t-il. Vous m’avez reconnu…

Et il recommence, Toufou, à jouer le joli cœur en présence de sa femme légitime. Cela m’énerve. Je vais devoir mettre les points sur les i.

— Isabelle ! Astrid et Paul se sont unis, il y a cinq ans à Aix-en-Provence… Ce fut un très beau mariage… Je m’en souviendrai toujours… Ah, je vais expliquer à Isabelle… Ce qui m’a constamment amusé dans votre histoire, c’est que vous vous êtes détestés cordialement durant trois ans, le temps de votre scolarité. Et puis le hasard accomplissant des miracles, vous vous êtes retrouvés devant le lycée Carnot huit ans après… C’est bien cela Paul ? 

Paul ne répond pas, ainsi qu’Astrid d’ailleurs. Chacun de leurs regards est rivé sur le tableau qui se présente devant eux ; Freyja tirée par les chats Bygull et Tregull.

— Pardonnez-moi ! demande Astrid… Ne seriez-vous pas Isabelle Bohon ? C’est bien vous sur la peinture ?

— On ne peut rien vous cacher… 

Les pupilles comparables à deux loupes grossissantes, Paul, troublé, n’articule plus rien tandis que je l’observe en train de scanner Isabelle de bas en haut, puis de haut en bas. Le silence s’impose au moment où il oblique son regard dans ma direction, puis sur Astrid qui fixe Isabelle.

— Je vous connais de réputation, continue Astrid ! Je suis fort étonnée de vous découvrir en chair et en os.

— Eh oui, c’est bien moi, répond Isabelle, mais je pensais que depuis le temps, on m’avait un peu perdue de vue.

— Sans doute pas avec cette œuvre qui vous honore. Je vous assure que Paul ne vous a jamais oubliée. Savez-vous que vous êtes à l’origine de notre mariage ? Olivier l’a toujours ignoré. Ce doit être une primeur pour lui. Mais, explique-moi, Paul ! Ne m’as-tu pas affirmé que tu avais croisé mademoiselle Bohon à la Sorbonne, il y a trois semaines ? demande Astrid à son époux.

— Oui, mademoiselle Bohon était présente au colloque ! pousse Paul d’une voix aigrelette, obliquant ses yeux grands ouverts vers Isabelle qui commence à s’interroger de l’étrange situation. Vous étiez alors vêtue un peu plus… Je ne trouve pas comment vous décrire. Vous étiez avantagée différemment, l’autre soir !

— N’aie pas peur des mots, Paul, Isabelle était sexy. Mais je te confirme qu’Isabelle est bien plus sexy aujourd’hui… Et figure-toi que je peux en témoigner, sans pouvoir t’en révéler davantage.

Interloquée par mon esprit audacieux, Isabelle accuse le coup. Je vois Paul et Astrid se questionner du regard.

— Disons que là, elle est habillée d’une manière plus classique ! estime Paul.

— Nous n’avons pas le même point de vue. D’ailleurs, nous ne pourrons pas l’avoir…

Isabelle se pince les lèvres.

J’imagine que mes petites phrases doivent faire mouche et la perturber.

— Je crois qu’Olivier exagère un peu ! tente Paul.

— Forcément, tu ne peux pas avoir le même regard que moi ! terminé-je.

— Vous êtes excessivement ravissante lorsque l’on vous découvre pour de vrai, déclare Astrid.

— Je te l’avais dit, soupire Paul.

— Habituellement, Isabelle ne peut se vêtir comme elle le désirerait pour des raisons purement professionnelles… Elle est enseignante. Je vous assure que vous ne pourriez jamais la reconnaître en semaine ! affirmé-je.

Paul ne comprend pas et continue son idée fixe :

— Ôtez-moi d’un doute… Connaissiez-vous déjà Olivier lorsque vous êtes passée à la Sorbonne ? J’ai vraiment l’impression que oui… C’est donc lui que vous êtes venue voir, ce soir-là ? spécule Paul, l’air ahuri.

— Mais tout à fait, répond-elle, je suis allée spécialement à cette conférence pour lui faire une surprise !

— Ah oui ! C’était parfaitement réussi, réplique Paul à l’adresse d’Isabelle, toute souriante, qui le remercie pour sa délicatesse ! C’est bien votre physionomie sur le tableau que je n’arrête pas d’admirer. Je dois vous avouer que j’ai été l’un de vos fans.

Immédiatement, je prends la parole :

— Isabelle m’a expliqué qu’Olaf Arbo, un arrière-petit-neveu du peintre Peter Nicolai, lui a enjoint de prêter sa frimousse pour réaliser cette toile, considérant que la douceur de ses traits correspondait à l’image que l’on pourrait s’imaginer de Freyja.

— Vous n’avez accordé que votre visage ? interroge Paul, dubitatif, à Isabelle. J’ai vraiment du mal à en être persuadé. C’est très réussi. J’ai des posters qui vous concernent. C’est très ressemblant !

— Cela suffit Paul ! Isabelle va être gênée si tu lui poses de telles questions !

— Mais pourquoi, Olivier, essayais-tu de me faire croire que tu ne la connaissais pas l’autre jour ? Tu ne semblais rien savoir d’elle ? Tu campais un rôle d’idiot, ou quoi ? Je me permets de m’exprimer ainsi, même si tu es mon supérieur hiérarchique ? me lance Paul. 

Je suis obligé d’intervenir, prenant mon ami par le bras pour le prier de se déplacer vers le corridor. Il ne bouge pas, fixant Isabelle.

— Pour tout te confier Paul, ce soir-là, j’ignorais tout d’Isabelle. C’est toi qui m’as mis au courant de son passé en me révélant qu’elle fut un célèbre mannequin ! Et je te l’assure que je n’en savais absolument rien ! C’est toi-même qui m’as donné son pseudonyme ! avoué-je.

— Ah bon, j’ai vraiment du mal à te croire ! Tu ne la connaissais pas ? persévère Paul, toujours dubitatif. 

Les questions insidieuses de Paul me dérangent, alors qu’Isabelle, Astrid et Mathilde, qui assistent à la conversation, nous écoutent attentivement. J’ai l’impression de devoir me justifier auprès de Paul.

C’est Isabelle qui me sort de ce mauvais pas, en s’adressant à Astrid et Paul.

— Nous sommes en couple depuis le jour de cette fameuse conférence ! confesse Isabelle.

— Non, ce n’est pas possible, s’étonne Paul ! C’est pour ça que tu n’étais pas présent au lunch ?

— Nous sommes subitement tombés amoureux, ce soir-là. Nous nous sommes abandonnés dans les bras de l’un de l’autre ! continue Isabelle.

— C’est incroyable ! poursuit Paul.

— Mais c’est merveilleux, s’exclame Astrid qui semble vouloir prendre part à la discussion qui s’anime davantage. Me permettez-vous de vous désigner par votre prénom ?

— Oui bien sûr ! Moi, je vous appellerai Astrid, répond Isabelle.

— Je dois vous remercier du fond du cœur ! formule Astrid.

— Mais pourquoi donc ? réagit, Isabelle, étonnée. 

Astrid prend à part Isabelle pour l’emmener trois pas plus loin, tandis que Paul commence à me chuchoter dans l’oreille pour être au fait de la romance que je partage avec un célèbre mannequin. Ce qui a pour conséquence d’isoler Mathilde qui préfère se diriger vers l’espace suivant consacré au peintre Mårten Eskil Winge. Calmement, j’explique à Paul que je n’ai rien réalisé de particulier pour séduire cette demoiselle qui m’est tombé dans les bras, comme ça, sans même claquer dans mes doigts. Je lui avoue que je n’avais pas encore compris l’histoire qui m’était arrivée. Les minutes passent et Paul finit par me déranger avec ses interrogations qui en appellent d’autres. Je lorgne alors vers Isabelle et Astrid qui ont l’air de se concerter comme si elles se connaissaient d’Adam et d’Ève. Dans une manœuvre désespérée, je tente d’écouter avec l’oreille de gauche ce que peut bien dévoiler Astrid à ma bien-aimée, et avec celle de droite, d’entendre ce que me déblatère Paul qui, devenant trop curieux à mon goût, me pose des questions auxquelles je réponds d’instinct. Le système auditif affûté comme il faut, cherchant à discerner ce flot de paroles ininterrompues qui surgit de partout, je parviens à me comparer à Corinne qui excelle particulièrement dans ce genre d’exercice. Constamment à l’affût des conversations échangées entre les deux femmes, je commence enfin à comprendre ce qui avait pu rapprocher Paul et Astrid.

Ce que je viens d’ouïr me surprend beaucoup, car Astrid, terriblement bavarde (ce que je savais déjà), me fait découvrir des pans entiers de la vie privée de Paul dont j’étais dans la plus totale ignorance. Cependant, je considère que cela ne me concerne en aucune manière. Je réalise que mon ancienne et meilleure camarade de lycée, devenue ensuite ma merveilleuse amie avant que nos chemins ne se soient séparés, avait cédé aux demandes insistantes de Paul qui s’était aperçu sur le tard qu’Astrid avait des airs de ressemblance avec Isabelle Bohon, ce que je n’avais jamais perçu antérieurement. Quelle révélation !

Tandis que Paul continue de me questionner sur Isabelle, je pointe toujours une oreille à gauche et l’autre à droite, lançant brièvement un regard circulaire sur le visage d’Astrid, puis sur celui d’Isabelle. La comparaison n’était pas aussi frappante que cela en avait l’air, mais il y avait effectivement un petit quelque chose d’indéfinissable qui m’intriguait. Je n’aurais pu expliquer les similitudes : peut-être au niveau du front, peut-être à cause du menton et des pommettes… Toutes deux semblaient avoir une taille identique pour un même gabarit. J’ignore pour quelle raison Paul avait jeté son dévolu sur Astrid, mais lui seul devait le savoir.

Toujours en pleine discussion, Isabelle et Astrid s’installent sur la banquette faisant face au tableau de Peter Nicolai Arbo pour entamer une conversation discrète, tandis que Paul me pousse dans un coin pour me révéler qu’il vient d’avoir confirmation de ce qui a été pressenti concernant la santé d’Astrid ; sa tension restant continûment basse, le docteur avait prescrit une échographie, il y a quelques jours. Le diagnostic est sans appel : Astrid est frappée d’une maladie rare caractérisée par un cœur grossissant d’un côté. Quelle terrible nouvelle ! Je sens mes jambes flageoler. Paul m’explique qu’à l’origine, Astrid avait été alertée par des signaux, sans oser en parler à quiconque. C’est au bout de quelques semaines qu’elle s’était rappelé que son père avait été atteint des mêmes symptômes avant de mourir pour insuffisance cardiaque. Se remémorant ce douloureux épisode, Astrid avait pris peur, ce qui l’avait obligé à consulter un médecin d’urgence, ce dernier l’orientant immédiatement vers un cardiologue.

Je suis littéralement tétanisé par ce que Paul vient de m’apprendre ; ainsi l’échocardiographie avait rendu un verdict sans appel. Une opération devrait être envisagée dans un délai plus ou moins long : un an, voire deux, sinon trois. Celle qui fut ma meilleure amie de lycée devrait être surveillée en permanence et se faire suivre tous les deux mois, sans omettre qu’il était hors de question qu’elle tombe enceinte. Quel drame ! Je ne peux m’empêcher de jeter un regard sur Astrid qui échange son numéro de téléphone avec Isabelle.

***

La visite se poursuit. Astrid et Paul ouvrent la marche tandis que j’enlace Isabelle pour démontrer à mon adjoint et ami tout l’amour que j’éprouve pour ma compagne. Isabelle, qui est surprise par mon comportement possessif, éclate de rire. Cependant, Paul nous rattrape, car il veut s’entretenir une nouvelle fois avec moi.

Dans la dernière salle, les trois jeunes femmes se rejoignent pour donner un avis sur le portrait de profil d’une déesse blonde qu’avait peint Edward Robert Hughes. Je continue de converser avec Paul au sujet d’Astrid.

La visite se termine. Dès que nous serons au rez-de-chaussée, j’ai déjà l’idée d’offrir à Isabelle le catalogue de l’exposition sur lequel figurent les tableaux qui nous ont captivés, dont celui pour lequel elle a posé, provoquant une contrariété de sa part. Je tente de la rassurer, en lui affirmant qu’il est impossible de reconnaître Isabelle Tuttavilla, bien différente d’Isabelle Bohon, sur une imagette de cette taille. Paul propose le même cadeau à Astrid, l’instigatrice de cette sortie improvisée, qui affiche alors une grande joie. Je décide ensuite de nous retrouver ensemble dans un café du boulevard Saint-Germain où Isabelle, Astrid et Mathilde pourront poursuivre leurs impressions sur l’exposition.

Malheureusement, il se fait tard et l’instant de nous séparer s’annonce comme une évidence. Alors que nous désertons la brasserie, j’observe Isabelle, les yeux en coin, m’apercevant qu’elle commence à manifester de la sympathie pour Toufou qui la dévisage de moins en moins étonnamment. J’échange enfin quelques mots avec Astrid, évoquant avec elle les quelques riches occasions partagées au lycée Carnot.

Au moment de nous quitter, j’embrasse Astrid très tendrement qui atteste de sa profonde amitié. J’apprécie beaucoup le témoignage de cette affection. Ce faisant, je constate qu’Isabelle, l’air amusé, me regarde, interrogative. Astrid s’éloigne avec Mathilde tandis que je salue Paul, lui adressant un clin d’œil pour l’assurer de mon estime, mais aussi pour lui souhaiter un grand courage pour la suite des évènements. Aussitôt, me remerciant très sincèrement, il se dirige vers Isabelle, hésitant à lui faire la bise, avant de rejoindre son épouse et Mathilde. Il en profite pour me renouveler son offre, celle de m’inviter à passer quelques jours à Aix-en-Provence en compagnie, cette fois-ci, d’Isabelle pour fin août.

— Isabelle sera encore en Corse avec une de ses amies. On verra à ce moment-là, Paul ! 

Paul s’éloigne, marchant à grandes enjambées, parvenant à se rapprocher de sa compagne et Mathilde lorsque Isabelle insinue :

— Je sais qui était la demoiselle qui t’a dépucelé ! C’est Astrid, j’en suis convaincue… Tu m’as leurrée, Olivier !

— Comment ça ?

— Tu pensais me faire avaler des couleuvres… j’ai tout aperçu et tout compris ! Au cours de notre passionnante discussion, Astrid s’est permis des allusions sur votre ancienne complicité… Ce qui me laisse croire qu’entre vous deux, il devait y avoir une sacrée connivence… Si tu saisis ce que je veux dire… Hein ! Dis-moi sans détour… Tu as dû découvrir de bien jolis moments dans ses bras ! Allez ! Tu peux l’avouer maintenant, car j’ai pleinement compris pour quelle raison tu ne souhaitais pas me dévoiler le nom de l’heureuse femme qui t’avait déniaisé. À cause de Paul, c’est évident et cela saute aux yeux… Il était alors ton meilleur ami et tu as tout manigancé pour que Paul ne puisse jamais savoir que tu avais porté une tendre inclination pour Astrid. Paul ignore les liens qui t’ont uni à elle, à part une camaraderie.

— Astrid t’a donc raconté cela, ce n’est pas possible ! éclaté-je de rire.

— Non ! Astrid ne m’a pas évoqué les relations sentimentales qui vous ont réunis. Mais dans le café, j’ai commencé à découvrir le pot aux roses quand tu t’entretenais avec elle pendant que je discutais avec Paul, qui avait l’air ahuri lui aussi. J’ai surtout compris lorsque vous vous êtes embrassés très affectueusement.

— Si j’ai serré si fort Astrid dans mes bras, c’est pour une autre raison. Paul m’a bouleversé.

— Pourquoi ? me demande Isabelle.

— D’abord, tu dois me croire ! Il n’y a jamais eu quoi que ce soit avec Astrid, à part un baiser qu’elle m’avait donné par surprise, presque deux années après la terminale. Et Paul n’a jamais été au fait de cet épisode…

Surtout, je ne dois pas évoquer la castagne sur le pont des Arts, impliquant Astrid et Aurore, sinon, un jour ou l’autre, Isabelle saura tout de ma liaison avec la maire de Bully.

— … Astrid fut ma meilleure camarade du lycée et à ce titre, elle ne m’a jamais été indifférente puisqu’elle a toujours représenté mon type de femme. J’aurais pu l’épouser. Le destin en a décidé autrement… Je peux t’assurer qu’il ne s’est jamais rien passé de concret, entre nous. Je ne vais tout de même pas m’étendre sur ce sujet. Pour t’apporter un avis sur Astrid : c’était une bien jolie fille, grande, élancée, au regard doux, aux cheveux longs et blonds comme les blés à l’époque, constamment le cœur sur la main… Jamais, je n’ai pu évoquer ma copine avec ma mère, sans qu’elle eût quelque chose à redire… Je pense que c’est une histoire d’amour contrariée à cause d’une mère bien trop possessive. Et ça, tu l’as fort bien compris. Le père d’Astrid, Barnabé Seyer, fils d’un important négociant havrais, s’était installé boulevard Malesherbes, de l’autre côté du parc Monceau. Il est décédé alors qu’elle venait d’avoir 17 ans. À ce moment-là, nous étions très liés par un esprit de solidarité qui s’est transformée ensuite en véritable amitié. Et c’est au nom de cette profonde amitié que je l’ai consolée à la disparition de son papa. Si elle a pu réussir son bac, c’est grâce à moi qui l’ai épaulée sous ma protection.

— … Et après ?

— Après, il ne s’est rien passé.

— … Je ne saisis rien, Olivier, elle te vole un baiser… Et c’est tout ?

— Par la suite, je ne l’ai plus jamais revue !

— J’hallucine, Olivier ! Elle ne t’a jamais donné d’explications ?

— Pas vraiment, Isabelle. C’est un peu plus compliqué que tu puisses l’imaginer. Ce que je pourrais t’affirmer, c’est qu’elle était encore vierge à 20 ans…

— Pourquoi pas ? Mais je ne pige rien à votre romance, finalement ! On peut rester vierge toute sa vie, mais tu aurais dû te dévouer. Cela t’aurait dégrossi.

— Isabelle ! S’il te plaît… En tout cas, Astrid ne devait plus l’être lorsqu’elle s’est mariée avec Paul. Nous nous sommes isolés pour nous justifier et nous nous sommes compris. Cependant, notre relation amicale n’aurait jamais pu être comme avant.

— Quel dommage, Olivier ! J’avais l’impression que vous alliez très bien ensemble pourtant. Mais comment Paul et Astrid, qui se détestaient lorsqu’ils étaient au lycée Carnot, se sont-ils retrouvés pour s’épouser ? Ton anecdote est fascinante, Olivier. J’en toucherais deux mots à Anne-Liesse…

— Laisse là donc tranquille, Anne-Liesse ! Paul, passionné d’astronomie lui aussi, a continué la même trajectoire que moi. Puis un jour, ses parents se sont installés à Aix-en-Provence. Il les a suivis, terminant ses études à l’université et passant un master avant de rejoindre le laboratoire d’astrophysique de Marseille situé à une vingtaine de kilomètres d’Aix. Quant à Astrid, elle a fait l’École nationale supérieure des Beaux-Arts pour se spécialiser surtout dans l’histoire de l’art. Elle est actuellement attachée de presse dans l’évènementiel.

— Mais raconte-moi un peu ! Comment se sont-ils rencontrés ? me redemande Isabelle, perdant patience.

— J’y viens ! Il faut comprendre qu’Astrid n’a pas eu de chance dans sa vie… Elle a perdu sa mère quelques années après la mort de son père… À 25 ans, elle se retrouve seule dans l’appartement du boulevard Malesherbes, et c’est quelques mois plus tard, après le décès de sa mère, qu’elle croise Paul qui flânait du côté du lycée Carnot… Il revenait sur les lieux de ses crimes… sans doute par nostalgie, histoire de retourner aux sources lorsqu’il a reconnu immédiatement Astrid qui rentrait chez elle. Il fut, on ne peut plus, surpris de la revoir, car elle avait beaucoup changé. Les rapports des adolescents ne sont pas ceux des adultes. C’est à partir de cet instant que Paul a commencé à fréquenter assidûment Astrid. Cela fait donc cinq ans maintenant qu’ils sont mariés.

— C’est vraiment une magnifique histoire que tu me racontes là, Olivier. Pardonne-moi, j’étais en train de devenir jalouse. Et je crois avoir assimilé que Paul a courtisé Astrid à cause de moi. Considères-tu que ma physionomie puisse faire songer à elle ?

— Tu sais, tendre Isabelle, j’ai l’impression depuis quelque temps que toutes les femmes se ressemblent… Ce qui est certain, c’est que vous avez, toutes les deux, le même genre qui porte vers une typologie nordique.

— Tu le penses vraiment, Olivier ?

— Je dois admettre que lorsqu’on creuse un peu, on y découvre des similitudes. Pour revenir à ce couple, je dois bien avouer que c’est une belle épopée que cette rencontre liée au hasard. Mais je réalise que le sort s’acharne sur Astrid, car Paul vient de me confier que mon amie souffre d’une grave pathologie cardiaque… Je doute qu’avec cette histoire qui leur tombe dessus, ils puissent avoir des enfants, mais tout n’est pas perdu… L’avenir nous l’apprendra…

— C’est pour cette cause que j’ai pris l’initiative, avec ton accord, de les inviter tous les deux chez moi. Ce sera une date à fixer, termine-t-elle.

Enlaçant Isabelle par la taille, je l’embrasse sur la joue avant de l’entraîner vers la place de la Concorde. Hésitante, elle me confesse :

— En réalité, Astrid m’a aussi révélé l’ampleur de sa maladie. C’est pour cette raison que j’ai estimé utile d’échanger nos numéros de téléphone… Je pense pouvoir l’aider… Du moins, j’ai un plan. En plus, ton ancienne conquête, si je puis la définir ainsi, m’a confié qu’elle était en train de préparer les bagages pour la semaine à venir. En effet, Paul et Astrid ont prévu de partir vendredi ou samedi pour Sainte-Adresse, afin d’y passer quelques jours avec le reste de sa famille. J’ai cru comprendre qu’elle se rendait chez sa tante. Je propose une solution… Samedi prochain, c’est l’anniversaire de mon grand-père. Mes parents doivent débarquer à Bully vendredi. Il y aura pas mal d’invités, mais je ne sais toujours pas qui viendra. Le moulin et le manoir sont assez grands pour héberger tout le monde. Astrid me touche profondément. J’aimerais tellement l’aider en lui présentant Claire qui pourrait l’orienter en cardiologie… Qu’en penses-tu ?

Mais que lui arrive-t-il d’un seul coup, à Isabelle ? Elle se prend pour mère Teresa ou quoi ? Même si je conçois son projet qui est fort généreux, cela ne m’arrange pas du tout… Du tout, du tout, du tout… Mince alors…

— Olivier, tu m’écoutes, oh ! Oh ! Olivier ! Tu n’es même plus avec moi depuis deux minutes ! Je te parle, tu ne me réponds pas. Tu sembles perturbé. Est-ce moi qui te trouble à ce point ?

— Oh pardon, Isabelle, que me déclarais-tu ?

— La dame te disait : je me suis permis d’inviter Astrid et Paul à Bully, afin que ton ancienne camarade de classe puisse rencontrer Claire. La dame t’expliquait que le cas échéant, ils pourraient passer la nuit au moulin. Est-ce que mon initiative te plaît ?

— C’est formidable comme idée ! lui affirmé-je faussement.

— J’en suis très heureuse pour Astrid, c’est une chic fille. Et Paul aussi.

— Je suis bien d’accord avec toi !

— En rentrant à la maison, je vais l’appeler pour lui faire part de cette proposition. Je pense que Claire la dirigera vers un de ses éminents confrères cardiologues, à moins qu’elle puisse la prendre sous sa coupe.

***

Il est tard et l’obscurité commence à recouvrir les arènes de Lutèce. Isabelle s’est enfin assoupie. Dans le creux de mon oreiller, je repousse lentement ses cheveux qui caressent mon épaule. Les yeux grands ouverts, je contemple fixement la photo d’Isabelle défilant sur un podium. Le sommeil ne vient pas et j’ai beaucoup de mal à éteindre les petites lumières qui se coordonnent dans mon cerveau. L’effet de la lune qui éclaire en partie la chambre en est peut-être la raison. J’imagine que mon état est consécutif à la dernière proposition de mon amoureuse, ce qui me perturbe beaucoup. En toute honnêteté, elle est louable cette merveilleuse idée qui consiste à vouloir aiguiller Astrid dans son parcours de santé. J’en aurais fait autant. Cependant, même s’il est certain que Claire est la personne providentielle pour mon amie, elle ne m’arrange pas et cela va nettement compliquer ma venue à Bully.

Nerveux, je me retourne vers Isabelle qui a repoussé le drap avec ses pieds en raison de la chaleur ambiante, ce qui me permet de me hasarder sur l’étonnante empreinte présente sur sa hanche. Puis mes pensées vont vers Astrid, renouant avec mes souvenirs liés à cet incident déconcertant qui s’était déroulé sur le pont des Arts et qu’il me serait impossible de raconter à ma douce colombe. Raviver cet épisode digne d’une pièce de boulevard allait par la force des choses me mettre en danger, ainsi qu’Astrid. Je n’ose même pas demander si mademoiselle de Lestandart, devenue madame de Marescourt, est également invitée à l’anniversaire de son grand-père. Comment savoir ? Bien évidemment, Isabelle n’y serait pour rien, car elle ne peut rien deviner de cette vieille histoire, mais la comtesse verrait sa réputation de sainte femme en pâtir.

Je cherche vainement à m’assoupir en envisageant toutes les hypothèses probables pour me tirer de ce mauvais pas. Bully, village paisible, connaîtrait-il un scénario proche de la série Dallas ? De toute évidence, j’allais être encerclé par plusieurs feux : Aurore d’une part, actuelle maire de la commune, qui devait m’en vouloir encore de l’incident qui avait eu lieu sur le pont des Arts ; Astrid, d’autre part, une sacrée rancunière qui avait sa petite revanche à prendre vis-à-vis d’Aurore ; Claire, le stéthoscope autour du cou, qui ne manquerait pas de m’étudier sous toutes les coutures ; Isabelle qui dénombrerait les coups lorsqu’elle découvrirait le pot aux roses et Anne-Liesse qui rédigerait un mémoire si sa présence à Bully se confirmait.

Mais comment ne pas oublier la genèse de cette lamentable histoire qui avait débuté de bien curieuse manière, après qu’Astrid m’eut volé un baiser dans sa chambre ? Je respire profondément, la torpeur commençant à s’emparer de mon cerveau. Mes paupières devenant lourdes, je ferme les yeux pour songer à ce qui s’était passé, il y a tant d’années. Je me hasarde à compter n’importe quoi, espérant m’enfoncer dans le sommeil rapidement…

J’avais essayé de décourager ses ambitions, bien qu’elle fût loin de m’être indifférente, la belle Astrid. Elle m’avait embrassé sur la bouche, et en quête d’une échappatoire, je lui avais proposé de nous balader au parc Monceau, dans l’espoir de lui refroidir les esprits.

Modifiant mon plan, je l’avais entraînée vers la station Malesherbes, puis l’avais invitée à prendre le métro, direction place du Châtelet. Là, la providence nous avait fait dériver vers les berges de la Seine. À ses côtés, je me sentais vraiment dépité, tandis que je fouillais dans mon imagination, recherchant une issue pour contrarier son obsession du moment, mais comment lui faire changer d’idée ? Que lui confesser ? Visiblement heureuse par notre promenade sur les quais, pouvais-je lui avouer que je partageais la couche d’une femme un peu plus âgée qu’elle ? Comment aurais-je pu me douter qu’Astrid s’était entichée de moi, alors que je lui avais déjà refusé un baiser le jour même où elle était devenue bachelière ? Depuis la seconde, je l’avais toujours considéré comme la petite sœur qui me manquait. Mon sentiment s’apparentait-il à de l’amour platonique ? Seule Anne-Liesse pourrait répondre, m’aurait affirmé Isabelle.

Maintenant, si j’en étais arrivé à cette situation ambiguë, c’était à cause d’Astrid qui, outre son désir de rester vierge jusqu’à son mariage, n’avait jamais envisagé de vivre une romance avec moi pendant notre scolarité. Au début des vacances d’été, j’avais pu faire la connaissance de Vanessa avec qui j’avais commencé à flirter, mais après qu’elle eût disparu de la circulation, sans laisser d’adresse, j’avais recherché un sens à mon existence en me réfugiant dans la plus profonde des solitudes. C’est de nouveau Astrid qui m’avait tiré de ma léthargie, ce qui nous avait permis de nous rapprocher davantage en devenant les meilleurs amis du monde jusqu’au jour où j’ai compris qu’elle entamait une démarche affective qui nécessiterait le temps qu’il lui faudrait.

À proximité du pont des Arts, Astrid m’avait suggéré de traverser la Seine pour rejoindre l’École supérieure des Beaux-Arts par la rue Bonaparte. Sur les quais, riant aux éclats, sautillant à cloche-pied sur les pavés disjoints, marchant à reculons, sans doute devait-elle pressentir de futurs moments heureux en ma compagnie ? Comment s’expliquer franchement lorsque s’installent des pépites de désir dans les yeux de votre meilleure amie qui, dans sa douce folie, prenait des risques inconsidérés en longeant la margelle bordant la Seine ? Cela m’avait obligé à lui saisir le poignet de peur qu’elle ne glisse et tombe dans l’eau trop froide à cette époque de l’année. Sa main fusionnée dans la mienne, nous étions remontés sur le quai des Tuileries pour franchir le fleuve. Cette idée n’avait pas été la meilleure qui soit, car le résultat n’avait pas été à la hauteur de mon espérance, ayant vécu ce jour-là un véritable vaudeville.

Je garde encore en mémoire les jambes d’Aurore tricotant à toute allure sur la passerelle pour venir à ma rencontre. Erreur de ma part, car elle s’était ruée comme une furie sur la pauvre Astrid qui ne comprit pas la raison de cette gifle magistrale qui l’avait envoyée valdinguer contre un réverbère. Bouche bée devant l’allure qu’avait prise cette balade improvisée, ce fut à mon tour de recevoir une raclée. Il me fut impossible de contrer Aurore qui avait enchaîné les soufflets sans que je puisse les empêcher. Les promeneurs s’étaient alors arrêtés instantanément, braquant leurs yeux sur nous. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, j’avais pu découvrir une jeune comtesse au caractère docile, transformée en véritable tigresse, faisant tournoyer son sac à main dans les airs pour me le lancer à la figure. Si j’avais réussi à esquiver la première attaque, je m’étais demandé comment parer la seconde. C’est bien grâce à la réaction heureuse d’Astrid, qui avait récupéré ses esprits, que j’avais pu éviter le choc. J’avais vu ma vaillante camarade se précipiter sur Aurore, stylée et bon chic bon genre, pour lui administrer des coups de poing et de pieds en rafale. N’en restant pas sur cet avantage, Astrid avait agrippé l’agresseuse par le cou, la faisant trébucher sur le tablier du pont. Aurore, qui ne s’était pas laissée impressionner par la jouvencelle, s’était vite rattrapée, s’accrochant au chemisier d’Astrid qu’elle avait déchiré sauvagement.

Considérant le quiproquo qui se tenait devant moi, j’avais dû jouer les arbitres, recherchant désespérément à éloigner deux demoiselles de bonne famille qui voulaient en découdre comme si leur propre survie en dépendait. Tandis que les gifles et les coups de pied pleuvaient dans toutes les directions, j’avais ressenti une vive douleur dans les parties génitales, n’ayant pu éviter à temps l’escarpin de la comtesse. C’est après avoir repris mon souffle contre le lampadaire que j’étais parvenu à isoler les deux belligérantes qui se traitaient de noms d’oiseaux. Après la mêlée, je les avais dévisagées séparément : l’une, Aurore qui, affichant un œil au beurre noir, récupérait le contenu de son sac à main qui s’était éparpillé autour d’elle ; l’autre, Astrid qui pleurait contre le réverbère, son chemisier lacéré et entrouvert, la manche arrachée. Pendant que les badauds comptaient les points, je tentais de réajuster la tenue de ma camarade pour cacher le téton qui transparaissait à travers son soutien-gorge, Aurore continuait de vociférer, vomissant tout son fiel à mon encontre. Sans que je puisse donner un seul éclaircissement ou exprimer un mot, la comtesse repartit dans la direction opposée afin de rejoindre son appartement de la rue du Bac. J’étais resté auprès d’Astrid pour la réconforter. Vexée et meurtrie d’apprendre que son assaillante était ma maîtresse depuis presque deux ans, Astrid s’était enfuie vers l’École des Beaux-Arts. Je présume que c’est peut-être grâce à cet épisode qu’elle s’orienta vers les arts plastiques. J’obtins de ses nouvelles lorsque Paul m’envoya un faire-part quelques années plus tard, découvrant avec grand étonnement le mariage d’Astrid avec mon meilleur ami.

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