Chapitre 20 : L’écho des peaux
Le soleil s’était fait timide, tamisant la pièce d’une lueur douce, presque irréelle. La chambre de Lena baignait dans une chaleur feutrée, comme si le temps lui-même s’était mis sur pause.
Elle était allongée sur le ventre, la tête tournée vers Evans. Son bras replié soutenait sa joue, et un sourire paresseux effleurait ses lèvres. Evans, lui, était étendu sur le dos, une main posée derrière sa nuque, l’autre traçant distraitement des cercles invisibles sur la peau de Lena, juste au creux de ses reins.
— Tu réalises, murmura-t-elle, qu’on ne parle que depuis ce matin… et que pourtant, j’ai l’impression de te connaître depuis des jours.
Il tourna doucement la tête vers elle, ses yeux gris glissant sur son visage comme une caresse.
— Peut-être qu’on se connaît depuis des jours. Des jours qu’on n’a pas encore vécus.
Elle rit doucement, sa voix enveloppée d’un frisson. Elle se rapprocha de lui, sa jambe glissant sur la sienne, sa main remontant lentement le long de son torse.
— Tu parles toujours comme ça, ou c’est seulement quand tu es nu dans mon lit ?
— Je pense mieux quand je suis nu, répondit-il dans un souffle, sa bouche effleurant la sienne.
Le baiser fut d’abord timide, presque distrait, comme une virgule dans une phrase déjà écrite. Puis il s’approfondit. Plus lent. Plus dense. Lena s’était glissée contre lui, leurs corps retrouvant cette chorégraphie intime et silencieuse, comme s’ils n’avaient jamais vraiment arrêté de se toucher.
Leurs gestes n’avaient rien de pressé. Tout était retenu, comme un fil tendu entre deux respirations. Elle l’embrassait comme on raconte un secret, avec les lèvres tremblantes d’un frisson contenu. Il la caressait comme on lit un poème à voix basse.
Ils se redécouvraient, encore. Différemment. Plus profondément. Comme si chaque contact leur apprenait quelque chose de nouveau. La lenteur devenait un langage. Chaque soupir, chaque regard, chaque frisson partagé, une ponctuation douce à leur conversation de peau.
— Tu me rends silencieuse, souffla-t-elle contre son oreille.
— C’est parce qu’on dit déjà tout, murmura-t-il, en la faisant basculer doucement sous lui.
Leurs corps s’accordaient dans une lenteur qui ne cherchait pas à atteindre quelque chose, mais à rester. À durer. À suspendre. Chaque mouvement était une offrande, une manière de dire "je suis là", sans jamais prononcer les mots.
Et quand leurs souffles se mêlèrent dans un frémissement, il n’y eut pas de fin. Juste une suite. Une tendresse. Une peau contre une autre, un front posé contre une tempe, un soupir dans les draps.
Ils restèrent là, étendus, emmêlés. Ni l’un ni l’autre ne parla. Il n’y avait rien à ajouter.
Juste ce silence-là. Riche. Plein. Vrai.
Leurs corps encore tièdes s'étaient déposés dans une quiétude tendre. Les draps, à moitié défaits, dessinaient autour d’eux une île, un refuge. Lena, blottie contre Evans, la joue posée dans le creux de son épaule, se laissait porter par la lente montée et descente de son torse, comme une mer calme.
Ses doigts effleuraient distraitement sa peau, dessinant de petits cercles invisibles, sans but précis, juste pour rester là, connectée.
Il ne disait rien. Ne bougeait presque pas. Mais quelque chose avait changé.
Elle le sentit avant même d’ouvrir les yeux. Ce n’était pas une crispation, pas une fuite. Juste un éloignement subtil. Comme si son esprit s’était mis à flotter au-dessus d’eux, à la lisière de la pièce.
Elle resta silencieuse. Elle n’avait pas envie de rompre ce moment en lui tendant un miroir. Pas tout de suite.
Il est là… et pourtant, un morceau de lui s’est éclipsé, pensa-t-elle, sans rancune, juste avec cette lucidité tranquille qu’elle ne montrait pas toujours.
Elle se serra un peu plus contre lui, espérant que son geste le ramènerait peut-être, mais ses bras restèrent posés sur elle avec une douceur mécanique, presque distraite. Comme s’il s’accrochait sans vraiment sentir qu’il le faisait.
Elle aurait pu lui poser une question. Le ramener avec des mots. Mais elle choisit de se taire.
Il a le regard qui parle à quelqu’un d’autre, pensa-t-elle. À quelque chose qu’il n’arrive pas encore à poser.
Ce n’était pas douloureux, pas encore. Mais c’était là, une présence en creux. Une absence silencieuse dans le cocon.
Elle ferma les yeux, et dans ce demi-sommeil fragile, elle décida de rester là, contre lui, sans chercher à le retenir.
Peut-être que c’était ça aussi, aimer quelqu’un : accepter qu’il ait des absences. Des morceaux d’ailleurs.
Il ne savait pas vraiment ce qui l’avait happé.
Peut-être une image, un souvenir fugace. Un reflet dans le plafond, un écho venu de loin. C’était flou, comme un rêve mal évaporé. Mais ça l’avait saisi un instant, l’avait tiré vers un ailleurs qu’il n’avait pas cherché.
Et pourtant… maintenant, il sentait. Lentement. Qu’il revenait.
Il n’avait pas bougé, mais la présence de Lena contre lui, ce contact chaud, ce souffle paisible, avait commencé à peser différemment. Comme un poids doux qui l’ancrait. Comme si elle le rappelait à lui-même sans rien dire. Sans rien faire d’autre que d’être là.
Il inspira plus profondément, son torse se soulevant sous la joue de Lena. Et sans même y penser, ses doigts s’étaient mis à bouger. D’abord timidement. Puis plus franchement. Ils remontèrent lentement le long de sa colonne, jusqu’à sa nuque, où ils restèrent posés, en attente.
Son regard s’était déplacé vers elle. Il ne la regardait pas encore vraiment, mais il la sentait. Pleinement.
Un murmure effleura ses lèvres, presque inaudible, sans intention claire :
— J’crois que je suis fatigué de penser.
Elle ne répondit pas. Elle n’en avait pas besoin. Il n’attendait pas de réponse.
Il bougea enfin, juste un peu, pour déposer un baiser dans ses cheveux, un baiser trop long pour être anodin, trop lent pour être accidentel. Et dans ce geste, il s’abandonna enfin. À l’instant. À elle.
La bulle ne s’était pas brisée. Elle s’était juste déplacée, réajustée autour d’eux. Moins suspendue, plus réelle.
Et peut-être que c’était mieux ainsi.
Il avait fermé les yeux.
Pas pour dormir. Juste pour se recentrer. Sentir la chaleur de Lena contre lui, le poids de son corps qui respirait au même rythme que le sien, cette tendresse presque inconsciente qui naissait entre deux silences.
Mais parfois, même dans la paix, une pensée s’invite sans qu’on l’appelle.
Zoé.
Son visage lui revint. Flou, puis net. Son sourire, la façon dont elle posait sa main sur sa tasse en parlant, ses yeux quand elle l’écoutait vraiment, profondément. Elle avait toujours cette manière d’être là, sans jamais peser. Comme une présence douce, fiable.
Il se demanda, juste un instant : Est-ce que je l’ai blessée ? Est-ce qu’elle m’aimait ? Ou est-ce que j’ai inventé quelque chose de plus grand que ce que c’était vraiment ?
Il sentit Lena bouger légèrement contre lui, une jambe se glissant sur la sienne, un soupir rassurant échappé de ses lèvres. Et soudain, l’image de Zoé se déplaça dans son esprit. Moins comme une absence douloureuse, plus comme une présence bienveillante.
Une amie.
C’était ça.
Pas un amour déchu. Pas un regret. Juste quelqu’un qui avait compté, qui comptait encore, mais autrement. Zoé faisait partie du chemin, mais elle n’était pas la destination.
Il entrouvrit les yeux, ses doigts se resserrant sur la nuque de Lena. Un souffle chaud, presque imperceptible, glissa de ses lèvres à son oreille.
— Je suis là…
Peut-être qu’il se le disait aussi à lui-même.
Il embrassa doucement sa clavicule, dans un geste lent, comme un sceau invisible posé sur le présent. Sur elle. Sur maintenant.
Et il sut.
Il était exactement là où il devait être.
La lumière avait doucement glissé sur les murs, filtrée par les rideaux entrouverts. Le jour s’était étiré paresseusement, les enveloppant dans sa chaleur tamisée. Le temps n’avait plus vraiment de forme. Il s’était perdu entre les draps, entre leurs peaux, entre leurs mots.
Mais Evans finit par relever doucement la tête, ses doigts glissant dans les mèches rousses éparpillées sur l’oreiller. Son regard chercha celui de Lena, encore embué de cette bulle où ils s’étaient laissés flotter.
— Je devrais rentrer…
Sa voix était basse, presque un murmure désolé.
— Mes colocs vont finir par appeler les hôpitaux. J’ai... littéralement disparu depuis hier.
Il esquissa un sourire, mais son cœur battait un peu plus lentement. Il n’avait pas envie de partir. Juste besoin. Et ce n’était pas pareil.
Lena hocha la tête avec douceur, sans rien dire. Elle garda son regard sur lui, un peu plus longtemps qu’il ne fallait. Elle n’allait pas lui demander de rester. Même si, au fond, chaque fibre de son corps aurait préféré l’avoir encore contre elle. Encore un peu. Encore une heure. Encore une nuit.
Mais elle respectait le silence, ce moment fragile qui disait plus que n’importe quelle phrase.
Evans s’assit au bord du lit, rassembla ses affaires dans un calme presque cérémonieux. Ses gestes étaient lents, presque hésitants. Il se pencha, enfila son t-shirt à l’envers, jura doucement, rit un peu, puis corrigea le tout sous le regard amusé et muet de Lena.
Quand il revint vers elle, toujours nue, drapée dans le tissu froissé, elle se redressa pour l’embrasser.
Un baiser sans précipitation. Un baiser dense, ancré, presque méditatif. Il s’y laissa couler comme dans une mer chaude, les mains autour de son visage, ses lèvres caressant les siennes avec une lenteur étudiée. Il n’y avait pas d’au revoir dans ce baiser. Juste un à bientôt, dit sans mots, sans promesses, mais plein d’une évidence douce.
Quand il se détacha, il effleura son front du bout des doigts.
— Merci… pour tout ça.
Elle ne répondit pas, mais son regard brillait d’un éclat qu’il garderait en lui, bien après avoir refermé la porte.
Et alors qu’il s’éloignait dans le couloir, Lena resta un moment immobile, les draps froissés autour d’elle, les lèvres encore empreintes de sa chaleur.
Evans referma doucement la porte de l’appartement de Lena, presque à contrecœur, comme s’il laissait derrière lui quelque chose de trop doux pour être réel. Le palier était silencieux. Trop neutre après la chaleur intime de cette chambre. Il s’y arrêta un instant, dos à la porte, les yeux fermés.
L’air avait une odeur différente ici. Plus froide. Plus impersonnelle. Il inspira profondément, comme pour garder un peu de son parfum, un peu de sa voix, un peu de cette peau contre la sienne.
Il monta lentement les quelques marches qui le séparaient de son propre étage. Leurs appartements n’étaient pas bien loin, à peine deux niveaux d’écart. Mais chaque pas l’éloignait de cette bulle qu’ils avaient tissée toute la journée.
Il pensa à Zoé.
Pas avec trouble. Pas avec désir. Juste… avec ce mélange doux-amer de tendresse et de lucidité. Elle avait été là. Présente. Importante. Une lumière tamisée dans une période floue. Mais maintenant qu’il revenait à lui, maintenant qu’il se savait touché plus profondément par Lena qu’il ne voulait l’admettre, il comprenait. Zoé, c’était une amie. Une belle personne. Mais pas celle qu’il attendait en silence dans un ascenseur, pas celle qui lui faisait oublier l’heure, le monde, les doutes.
Ce n’était pas un rejet. C’était un apaisement.
Il poussa la porte de son propre appartement. Une odeur familière de pizza froide, de désordre et de vie l’accueillit. Des rires étouffés venaient du salon. Il entendait Kyle s’exclamer sur un ton dramatique, suivi de la voix plus grave et posée de Damien.
Il sourit. Un sourire un peu flottant, un peu ailleurs.
Il n’était parti qu’une journée. Mais il avait l’impression d’avoir vécu une semaine.
Evans passa une main dans ses cheveux en entrant dans le salon, tentant de se donner une contenance. Il avait encore sur lui l’empreinte de Lena sur sa peau, dans son regard, dans le moindre de ses gestes un peu plus lents, comme si son corps refusait de quitter tout à fait l’étreinte.
Kyle était affalé sur le canapé, une boîte de céréales à la main, vêtu d’un t-shirt trop large à l’effigie d’une licorne astronaute. Damien, assis plus droit, faisait tourner un gobelet entre ses doigts, l’air faussement concentré sur un jeu vidéo en pause.
Quand Evans entra, les deux levèrent les yeux vers lui comme un seul homme.
— Tiens donc, fit Kyle avec un rictus. Le revenant. On allait envoyer une mission de sauvetage, mec. Tu t’es perdu dans un autre monde ou quoi ?
— Il est tombé dans un trou noir, répliqua Damien, sans même lever les yeux de son gobelet.
Evans esquissa un sourire fatigué.
— Un peu, ouais.
Damien haussa un sourcil, posant le gobelet sur la table basse.
— T’as dormi là-bas ?
Evans hocha la tête. Il ne chercha pas à mentir. À quoi bon ? Ils lisaient déjà en lui comme dans un roman ouvert. Surtout aujourd’hui.
— On a passé la journée ensemble.
— Genre, ensemble ensemble ? demanda Kyle en croquant bruyamment dans une poignée de céréales. Genre, fusion nucléaire ou juste... astronomie douce ?
Evans le fixa un instant, un éclat rieur au fond des yeux.
— Je sais même pas comment te répondre à ça.
— Dis juste "c’était bien", ça suffira, répliqua Damien en lui tendant un verre d’eau déjà rempli, comme s’il avait anticipé le besoin de revenir à la réalité.
Evans le prit en silence. Il but lentement, puis s’assit sur le fauteuil face à eux.
— C’était plus que bien, murmura-t-il après un moment. C’était... autre chose.
Le silence s’installa un instant, ni pesant ni gênant. Kyle le rompit doucement :
— Et Zoé dans tout ça ?
Evans regarda le liquide tournoyer dans son verre. Il inspira.
— Je crois que j’ai compris aujourd’hui. Elle compte pour moi, vraiment. Mais... c’est pas pareil. C’est pas ça.
Il leva les yeux vers eux, comme pour chercher une approbation. Damien acquiesça doucement.
— C’est bien de le savoir. Et de le dire.
— Et Lena ? demanda Kyle, plus sérieux que d’habitude.
Evans sentit son cœur battre un peu plus fort. Il répondit sans détour.
— Lena... je sais pas encore ce que c’est. Mais j’ai pas envie de fuir. J’ai juste envie de rester dans ce qu’on a. De voir jusqu’où ça va.
Kyle hocha lentement la tête.
— Mec... t’es foutu.
Damien rit doucement.
— Et ça te va bien.
Kyle se pencha vers la table basse, attrapa la manette et relança la partie sur l’écran. Les lumières du jeu projetèrent des reflets bleutés sur les murs, accompagnées de petits sons électroniques.
— Bon, vu que t’es revenu d’entre les morts, t’as plus d’excuses, Evans. Tu prends la manette et tu joues avec nous. Pas question que tu fasses ton poète mélancolique ce soir.
— Je suis pas mélancolique, répondit Evans, en s’emparant de la manette avec un sourire. Juste... encore un peu ailleurs.
— Ailleurs, genre entre deux draps ou entre deux dimensions temporelles ? renchérit Kyle avec un clin d’œil.
Damien lui lança un coussin sans même lever les yeux de l’écran.
— Laisse-le respirer, intergalactique du dimanche.
Evans se cala dans le fauteuil, la manette posée sur ses genoux, et observa ses deux amis. Ce genre de moment léger, simple, bordé de rires un peu idiots et d’amitié sincère, il en comprenait désormais la valeur. Comme un point d’ancrage. Comme un rappel que malgré les émotions qui secouaient tout à l’intérieur, il y avait ici une constance, un socle, quelque chose de doux où revenir.
— Merci, les gars, souffla-t-il après un moment.
Kyle tourna la tête, la bouche pleine de céréales.
— De rien, l’amoureux.
— C’est ce que font les frères, ajouta Damien, plus sérieux. On est là. Et si ça capote ou si tu deviens insupportable, on sera toujours là. Mais on te jettera quand même des coussins.
Evans rit doucement. Il sentit une chaleur se répandre dans sa poitrine, une paix étrange, discrète. Ce n’était peut-être pas encore la certitude, ni la fin de ses doutes. Mais c’était un instant d’équilibre. Et c’était déjà beaucoup.
Le jeu commença, les cris de protestation et les moqueries fusèrent, et pendant quelques minutes, Evans se laissa happer par la simplicité du moment. Entre deux plaisanteries, entre deux coups d’épaule amicaux, il se surprit à sourire franchement. Vraiment.
Et dans le coin de sa mémoire, Lena. Toujours. Un peu floue. Mais lumineuse.
Annotations