CHAP 6 8

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Réfectoire. Le choix est un luxe qui ne m’est pas donné, sinon je me laisserais crever dans ma cellule. La hiérarchie est limpide, même pour un esprit plongé en plein chaos. Les quatre tondues, autour d’Aliénor et Ronan, sur une table surélevée par une estrade pour embrasser la scène. Les adeptes ensuite, leurs repas sont frugaux, mais elles ont le privilège d’avoir leurs chaises. Puis les novices, à une autre table, assises sur des bancs. Leurs portions sont rachitiques. Les enfants s’affairent à servir les tablées, sous l’égide du plus vieux, âgé d’une douzaine d’années. Une vraie scène à la moyenâgeuse, le seigneur qui garde un œil sur ses sujets à l’heure du repas, tentant de deviner les complots et les alliances fomentés contre lui. Sauf qu’ici elle traque « les pensées impures », un comportement rebelle, un mouton noir. Elle n’a pas à chercher bien loin. Je m’apprête à m’attabler avec les novices, l’une des femmes me laisse naïvement de la place, mais la vieille bique tonne dans le silence :

— La souillure de ton âme éclabousse encore le groupe, Guy Deloupe. Tu dois apprendre l’humilité. Tu mangeras par terre, avec le chien.

— Je préfère ma cellule, Alien. J’éclabousserai personne.

— Non. Tu dois commencer à t’intégrer.

Je suis éreinté. Je cherche une échappatoire plutôt que la confrontation directe. Les membres nous observent, attendent un nouveau duel au sommet perdu d’avance. Seul le chien se goinfre paisiblement, heureux les simples d’esprits. Je n’ai aucune issue diplomatique, je n’ai plus qu’à la renvoyer chier puis endurer la bastonnade jusqu’à tomber dans les vapes. Donc acte :

- Intégrer quoi, pétasse ? Ton vieux con défraîchi ? Merci mais non merci. Je voudrais pas nourrir tes morpions avec mon fromage de bite : ça risquerait de mi piquer le gland.

L’ambiance déjà électrique devient un orage sur le point d’exploser. Elle prend le temps de bien mâcher en me dardant d’un œil perçant. Son injonction est sèche, elle ne me lâche pas :

— Nattie !

Brunette se lève à la hâte, renversant presque son banc et ses occupants :

— Oui, Ovate !

— Tu es sa référente. Ton état d’esprit influe sur le sien, or je ne constate aucun progrès.

Nattie se décompose, ses yeux roulent de stupéfaction, de peur, d’incrédulité. Elle cherche vainement de l’aide parmi ses camarades d’infortune, avant de se reporter sur moi. Sa dévotion et son zèle à « m’éduquer » me dégoûtent. Je lui exprime silencieusement le fond de ma pensée : va bien te faire mettre.

— Je…

Aliénor la fait taire d’un geste de la main.

— Tu dois accepter les conséquences de ton échec. Ses actes — et ses paroles — rejaillissent sur toi, et à travers toi sur toute la communauté. Nous sommes tout, ou rien. Tu comprends ?

— Oui… Oui, Ovate.

— Bien. Quitte le rang et vient te mettre au milieu.

Alien fait signe à l’une de ses cerbères, qui se dirige vers le centre de la pièce, armée de sa grande tige en bois souple. Nattie tremble comme une feuille mais s’exécute. Je sais ce qui va arriver. Je ne plierai pas. Je n’ai pas choisi d’être là, elle si.

— Tu perds ton temps, Alien. Tu peux la bastonner autant que tu veux, je m’en branle.

— Vous êtes liés, Deloupe. C’est sa faute si tu es indiscipliné et ce qui arrive est ta faute. Toi seul pourras y mettre fin. En mangeant les restes que nous te laisserons généreusement. Au sol. Avec le chien.

Elle fait un signe à la tondue, la tige fouette l’air, sèche, avant de déchirer le vêtement de Nattie déjà bien entamé. Elle pousse un cri de surprise douloureux. Je me détourne, plante mes yeux dans ceux de la marâtre. Les coups pleuvent, je reste stoïque. Pas Nattie. Elle encaisse durement, se met à chialer. C’est vrai, peut-être qu’elle ne serait pas là si je n’avais pas fait joujou avec son fils, à Scrignac. Peut-être que ça aurait changé le cours des choses si je l’avais protégée ce soir-là, dans la réserve. Maintenant elle subit ça, peut-être par ma faute. Je me réfugie derrière ce doute raisonnable. Avec des « si », on refait le monde. Elle pousse des cris hystériques. Je la vois qui s’écroule, en périphérie de mon champ de vision. Ça fouette l’air pour claquer sur son dos. Je jette un coup d’œil, son vêtement est un haillon imbibé de sang. L’assemblée attend que je mette fin au calvaire. Je suis une enflure, je les emmerde. Maintenant elle me supplie, moi :

— Guy ! Pitié, Guy !

Qu’elle aille se faire foutre, qu’ils aillent tous se faire foutre. La tondue s’acharne, le dos de Nattie est une plaie béante. Ça devient insupportable, ses cris, ses pleurs, mon nom qu’elle prononce. Fuck ! Puis plus rien, enfin. Elle est tombée dans les vapes. Alien fait un signe à la tondue, fin du calvaire. Le silence est plombant, une accalmie au milieu de l’orage. Les regards réprobateurs me sont tous adressés. Mais j’ai gagné. Gagné quoi ? La manche durera jusqu’à ce que je perde :

— Mettez-la à l’isolement, une semaine. Faites-lui faire un jeûne.

— Tout ça pour lui accorder des vacances ? Je prends sa place sans souci, rien que pour m’éviter de voir ta sale gueule.

Elle m’observe, puis avec délectation :

— Ronan, tu lui feras la thérapie, tous les soirs.

Salope. Même les enflures ont leurs limites :

— C’est bon, Alien. Je vais bouffer avec le clébard.

— Je suis ton Ovate, Guy Deloupe. Les titres se gagnent ici, et se respectent. Tu m’appelleras Ovate, ou Madame.

— Va te…

— Faites venir Erwen ! C’est ton référent aussi non ?

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