L’homme métronome

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 Bertrand se leva comme à son habitude à 6H32 du matin. Cette heure ça n’était pas le fruit du hasard, c’était la même heure depuis 22 ans. Calculée, ajustée, pesée, contre pesée, expérimentée encore et encore. C’était l’heure parfaite. Celle qui permettait à Bertrand de se laver les dents aussi longtemps qu’il le voudrait. Il aimait que ses dents ne soient pas trop jaunes. Car le contraste avec son teint blafard – aussi blanc que l’émail de l’évier – n’était pas très saillant. On ne pouvait pas dire qu’il était une beauté, Bertrand était plutôt un intellectuel. Il trouvait d’ailleurs drôle cette opposition que les gens font entre la beauté et l’intellect. Comme si un moche devait forcément être intelligent et un con avoir un minimum de beauté. Ça le faisait rire parce que des cons moches, il en connaissait une pelle.

 Mais lui était intelligent. Il aimait les chiffres et les ordinateurs, et en avait fait son métier. Bertrand était ingénieur en informatique. Il reposa son tube de dentifrice qui ne contenait plus que 13 ml de pâte à 6H42. Puis il alla prendre son petit-déjeuner. (Eh oui, il se lavait les dents avant de manger, c’était le premier brossage matinal, le deuxième arrivait après le petit déjeuner). Le temps de tout installer sur la table, il était 6H55. Bertrand mis 575 billes de céréales au miel dans son bol et l’équivalent de 87 cuillères à soupe de lait dans son bol. Il mangea pendant 25 minutes. Se doucha, s’habilla, réalisa son deuxième brossage de dents et sortit comme chaque jour à 7H45.

 Il savait qu’il ferait froid ce matin car il avait regardé la chaîne météo la veille pendant tout le dîner. En plus des chiffres, il aimait les prévisions météo et pouvait les regarder en boucle sans jamais se lasser.

 À 7H50, son bus arriva. Aujourd’hui, il était à l’heure ce qui était rarement le cas. Bertrand avait horreur de cette liberté que se prenait le conducteur de bus comme si le trafic était une excuse. Et quelle excuse avait bien le trafic pour être aussi désordonné ?

 S’il n’avait pas de place assise au deuxième rang à droite, Bertrand restait debout devant cette même place jusqu’à son arrêt. Aujourd’hui, il était debout près de la vieille dame. Toujours la même, celle qui se mettait à sa place le mercredi et le vendredi. Qu’est-ce qui pouvait bien lui prendre à cette vieille peau d’emmerder le monde deux fois par semaine ? Ne pouvait-elle pas sortir en dehors des heures de pointe ? Souffrait-elle tant de sa solitude pour sortir ainsi quand le bus était plein ?

 Ce jour-là, pour la première fois, Bertrand vit les papiers qu’elle sortit de son sac. Des rendez-vous médicaux… Il fut terrassé de honte et lorsqu’il sortit de ses autoflagellations mentales, il vit des paysages inconnus se dérouler devant lui derrière la vitre du bus. Il avait loupé son arrêt. Tremblant, il regarda sa montre. 8H30. Il sentit son pouls s’accélérer, la sueur perla de son front. Il avança – fébrile – vers la sortie.

 Le bus régurgitait un amas de passagers et Bertrand fut bousculé. Une femme renversa son café brûlant sur son manteau. Bertrand cria. Le pourpre monta aux joues de la dame. Elle bredouilla des excuses.

 Et Bertrand eut le réflexe de regarder sa montre… 8H35. Il serait en retard de toute façon. Il ne se rappela pas l’avoir déjà été… En retard. Alors Bertrand leva les yeux sur elle. Elle avait de la gêne dans le regard, une expression si adorable que Bertrand en oublia sa montre. Ils marchèrent ensemble sur trois cents mètres. Ils devaient se quitter à une intersection mais restèrent pourtant discuter encore un peu. Juste une minute ou deux. Bertrand ne sut pas combien exactement.

 Depuis, Bertrand ratait toujours sa station et marchait chaque matin avec Héloïse.

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