Epilogue

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La jambe de Mickaël battait furieusement sous la table. Moi aussi, je me sentais nerveuse. Dans le bistro de mamie, personne ne pipait mot. Nous attendions tous qu’elle revienne des cuisines depuis plus d’un quart d’heure, mais ni papa ni tonton ne voulait prendre le risque de la déranger. Ses fourneaux étaient sacrés, il fallait avoir une autorisation spéciale pour y entrer. Alors nous restions là à attendre, comme des voyageurs à la gare. Il n’y avait pas de rails mais un bar. Les murs sombres et le carrelage noir et blanc étaient impeccables. Ce soir, les lumières tamisées seraient du plus bel effet sur les surfaces lisses et brillantes. Sauf que ce soir, nous ne serions plus là pour l’admirer.

Maman venait d’arriver. Elle s’était installée dans un box près de la porte pour ne voir personne jusqu’à ce que notre grand-mère nous dise au revoir. Papa rongeait son frein au bar, agacé par tout ce qui l’entourait, mais surtout dépité d’avoir perdu notre garde si rapidement. Au vu des circonstances, il risquait de ne plus nous voir après le mariage de maman. Elle allait nous emmener très loin et nous ne reviendrons ici que pour les vacances, je le voyais venir à des kilomètres. J’en voulais terriblement à ma mère de nous emmener (même si je ne voulais pas l’admettre), et j’en voulais encore plus à mon père d’avoir perdu cette bataille. Mais comment aurait-il pu gagner ? Maman avait raison : s’il n’arrivait plus à garder sa tache de naissance sous contrôle, il ne pouvait plus s’occuper de nous. Notre père n’était pas un super-héros, il ne pouvait pas nous protéger du danger. C’était lui, le danger.

Heureusement, il restait un espoir. Si tonton arrivait à se remettre de sa rupture avec sa copine (qui l’avait appelé il y a quelques minutes et sur laquelle il pleurait actuellement toutes les larmes de son corps, assis à quelques rangées derrière notre table), il pourrait peut-être aider notre père à se reprendre en main.

Il n’était pas le seul à avoir des peines de cœur. Mickaël était encore triste d’avoir perdu Agathe. Lui changer les idées était bien le seul avantage que je trouvais à aller vivre avec maman et Mathieu.

— Tu crois que la vieille se doute de quelque chose ? m’a-t-il demandé.

— À propos de quoi ?

— Le trou de quatre mètres carrés dans la paroi de sa verrière. Tu crois qu’elle sait que c’est nous ?

J’ai réfléchi un instant et je lui ai répondu :

— Elle a bien dû remarquer que quelqu’un avait creusé dans son jardin. Nous sommes peut-être les seuls à qui elle a montré le passage entre les buissons. Mais d’un autre côté, elle ne peut rien prouver. Sinon, elle serait déjà venue nous poser des questions, non ?

— On est dans le pétrin.

Il ne savait même pas à quel point il avait raison. Sur l’écran de mon téléphone, j’avais des messages de Yassine et une bonne dizaine de vocaux de la part de Léa. La moitié parlait d’Agathe qui se comportait bizarrement avec notre entourage, ce qui n’annonçait rien de bon pour moi. L’autre moitié parlait de Théo. Il fallait vraiment que je lui parle de mon couple, moi aussi. Elle savait déjà plus ou moins ce qu’il se passait, mais je n’avais jamais osé avoir une vraie conversation à ce sujet. Il était temps que cela change.

J’allais demander à Mickaël si lui aussi avait mis tout ce qu’il pouvait dans sa valise jaune canari au cas où nous ne reviendrions jamais, mais papa m’en a empêché en me faisant signe de le rejoindre au bar. Mon jumeau nous a regardé curieusement, jaloux d’être ainsi mis à l’écart, et je me suis assise sur un tabouret en balançant mes baskets dans le vide. Papa a commencé par me demander de ne pas faire de bêtises et de pardonner à maman « parce qu’elle fait de son mieux, elle aussi » et, quand il a vu que je ne bronchai pas, il s’est mis à me parler plus sérieusement en baissant la voix.

— Il faut que tu fasses attention, m’a-t-il ordonné. Il faut que tu évites un maximum de toucher à ta tache de naissance et que surtout, tu ne perdes pas le contrôle.

— Mais comment veux-tu que je fasse ? Ce n’est pas comme si tu t’étais donné la peine de me filer le mode d’emploi !

— Garde les pieds sur terre, écoute ta mère et évite les sensations fortes. Je ne serai pas là pour t’aider alors il faut que tu te débrouilles seule.

— En gros, je dois rester enfermé à la maison et faire de la méditation ? Autant que j’aille vivre avec Alexandre, alors.

— Ne dis pas de bêtises !

— C’est noté. Ne pas faire de bêtise et ne pas dire de bêtise non plus. Est-ce que je peux au moins voir mes amies ?

Il a failli sauter de son tabouret.

— Tu plaisantes ? Après avoir fait le mur ? Jamais de la vie ! Tu vas rester tranquille et réfléchir aux risques inconsidérés que tu as pris. Et quand les choses se seront calmées, on va remettre les choses au clair toi et moi. Et crois-moi, tu n’es pas près de retourner chez Léa.

J’allais me disputer avec lui et lui rappeler que quand les cours auraient recommencé, il ne pourrait plus m’isoler, mais maman nous a interrompus. Elle s’est approchée dans son dos et l’a fait sursauter.

— Liliana ?! Qu’est-ce que tu veux ? J’étais en train de parler à Ellie, je te signale.

— Et moi je te rappelle que je n’ai pas toute la journée et que nous avons de la route à faire alors, maintenant, tu vas me rendre mes enfants. J’en ai assez d’attendre ta mère.

Il a serré le poing.

— Tu te fiche de moi ? Elle est en train de préparer le repas. Tu ne vas quand même pas partir alors que les jumeaux ont le ventre vide ! Je te l’interdis.

— Tu n’as pas le droit de m’interdire quoi que ce soit. Je ne te demande pas ta permission. Contrairement à toi, qui n’as qu’un salaire de traducteur médiocre, moi, j’ai une carte bleue capable de payer le repas de mes enfants quand j’en ai besoin.

— Moi aussi et tu le sais très bien, alors arrête de me faire passer pour un miséreux, surtout devant notre fille !

— Ellie, va t’assoir. Il faut que je discute avec ton père.

Elle avait presque craché le mot « père ». J’ai rejoint Mickaël sans les quitter des yeux.

— Maman prend de sacrés risques, a commenté mon frère.

— Si jamais papa perd le contrôle…

On les a observés longuement en attendant le moment où ça finirait par dégénérer. Tendus sur nos chaises, les mains agrippées aux accoudoirs, on interprétait chaque froncement de sourcils, chaque nouvelle insulte murmurée pour qu’on ne l’entende pas (sans succès) et chaque bras qui s’élevait dans l’air et qui retombait sans avoir pu frapper l’autre. Si un jour mes parents avaient l’occasion de se battre légalement, ils le feraient avec plaisir. Je n’étais pas douée pour des idées de cadeaux, mais pour une fois, je crois que j’avais trouvé une bonne piste : leur offrir une séance de boxe en couple, pour qu’ils puissent enfin se venger de tous les coups bas qu’ils se faisaient mutuellement.

Tonton a arrêté de pleurer. Il s’est approché de nous en reniflant et il nous a dit :

— Si vos parents sont trop craignos, dites-le-moi, je compatirais. Et je pourrais peut-être vous héberger chez moi, le temps qu’ils reprennent la raison.

— Pas la peine, ai-je ri. Merci.

— Tonton, a répondu Mickaël, je t’adore mais la bouffe est succulente chez mamie. Pas bonne, pas très bonne, mais succulente. Alors, je pense qu’on va plutôt monter à l’étage et reprendre notre chambre d’enfance.

Je jouais avec la fermeture éclair de mon gilet tout en réfléchissant à l’avenir. J’avais un peu peur de ce que j’allais découvrir, mais je craignais surtout de perdre ma vie ici. Et si maman nous forçait à changer de lycée ? Et si on ne revenait plus ici pour Noël ? Et si je ne revoyais plus jamais Yassine, Léa ou mon père ? J’avais l’impression d’en faire trop et de m’inquiéter pour rien, mais d’un autre côté, ma mère en était capable. Et papa… Papa n’était pas en mesure de rivaliser avec elle pour l’instant. Leur dispute s’est enfin terminée et ils sont restés côte à côte sans dire un mot.

On aurait dit qu’ils avaient mis le monde sur pause, ça ne m’arrangeait pas. J’étais fatiguée d’attendre et pressée de manger.

— Pourquoi mamie n’est-elle toujours pas là ? ai-je demandé.

— J’aimerais bien le savoir, a râlé maman.

Mickaël est devenu tout pâle.

— Elle a peut-être eu une crise cardiaque ! Ou alors, elle est tombée dans le four.

Tonton s’est mordu la langue pour ne pas rire et il s’est levé.

— Je vais voir.

Il était à un mètre de la porte de service lorsqu’elle s’est ouverte. Mamie a failli lui rentrer dedans et l’envoyer au tapis, mais heureusement, il s’est écarté à la dernière seconde.

— Maman ! Tu m’as fait peur. Qu’est-ce qui se passe ?

Elle se tordait les mains dans son tablier, complètement paniquée.

— Jeremy, Gabriel…

Elle n’a pas pu finir sa phrase. Elle s’est précipitée derrière le comptoir et elle a sorti des verres.

— L’heure est grave.

On s’est tous approchés d’elle sans comprendre. Aucune odeur ne sortait des cuisines. Le four ne fonctionnait pas, le frigo était surement aussi plein que ce matin. Elle a jeté un œil à sa belle-fille et à nous, ses petits-enfants, puis elle s’est jetée à l’eau :

— J’ai reçu un appel de la prison.

Papa a réagi au quart de tour.

— Il va bien ?! Tu as eu de ses nouvelles ?

— Il a été libéré. Votre père rentre à la maison !

J’ai beugué. Prison ? Il ? Libéré ? Hein ?

Mon grand-père taulard allait rentrer ?! Bonne ou mauvaise nouvelle ? Il n’était pas réellement coupable, certes, mais j’avais un mauvais pressentiment. Pendant que tout le monde se regardait dans le blanc des yeux, le souvenir de son visage m’est revenu. J’ai repensé à ses bras musclés qui pouvaient soulever de la fonte, à ses tatouages inquiétants, à ma peur viscérale qu’il me tue et à ses yeux terriblement noirs qui contenaient tant de haine, de violence et de mépris.

Et là, j’ai su qu’une fois encore, Mickaël avait raison : on était vraiment dans le pétrin.



À SUIVRE…

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