Chant 0 : Rencontre avec Haust, Démon-Aède

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RENCONTRE AVEC HAUST, DÉMON-AÈDE

Mon extinction fut étonnamment singulière.

Comme porté par une force étrangère le long des troncs massifs qui composaient la Forêt Coléreuse, m’élevant au ciel jusqu’au-delà des branches agressives, je contemplai mon inquiétant cadavre bariolé de coupures pourpres et tristement perdu au sein du labyrinthe boisé qui semblait maintenant danser notre disparition. Mon corps m’avait laissé partir. Doucement, les alentours devinrent nébuleux, pour définitivement voiler tout ce qui était visible.

Noir.

Je repensai au moment où j’aurais dû décliner l’offre des quatre aventuriers qui ne m’accompagnaient désormais plus. Je me rappelai la taverne. Sous les acclamations générales de l’auditoire ivre et satisfait de ma rengaine tout juste achevée, j’avais fixé mon rebec et mon archet sur mon dos et englouti ma dernière bière brune d'une seule gorgée. Mes compagnons de tablée fraîchement rencontrés, après maints compliments et gentilles moqueries sur mon gilet en fourrure de lièvre rapiécé, m'avaient convaincu de les suivre en m’assurant qu’ils connaissaient le moyen de mettre fin aux souffrances antiques de la région. D’abord rebuté par l’idée de risquer ma peau et mon âme, j’avais fini par faire confiance à mon instinct apparemment faillible. Non pas que leurs trognes m’avaient rassuré, mais le fameux alcool et ce qu’ils avaient promis de sortir de leurs bourses pour me remercier m’avaient aidé à prendre une décision. Renfilant mes poulaines, remontant mes hauts-de-chausses, cachant un poignard et coiffant mes longs cheveux écarlates de ma capuche de cuir, j’avais, sans le savoir, pris délibérément la décision de mourir. Avec succès.

Soudain, je revins à moi, si l’on put dire. Je fus de nouveau debout, certainement avalé par le rien. Je marchai avec peine et irrémédiablement, transportant mes plaies et mon instrument en guise de seuls accoutrements. Je ne pus savoir si j’étais aveugle ou si plus rien n’était. J’errai lentement, voûté et trainant des pattes, ne sachant où aller mais y allant tout de même, égaré dans l’immensité des ténèbres. Nulle manifestation, hormis cet air persistant d’accords mineurs vociféré par un orgue invisible. Ahuri et larmoyant, mon corps mou n’obéissant qu’à l’appel de la complainte macabre assourdissante, je me laissai supplicier par les paroles sombres qui l’accompagnaient.

Bienvenue, Barde.

Cette voix ! Comme si l’on avait ouvert la gorge d’un baryton et que les mots, pour sortir, avaient été frottés à l’archet sur les cordes vocales. Un grincement propre au son produit lorsque l’on joue médiocrement du rebec venait colorer odieusement toute consonne. Chaque syllabe bouleversait mes entrailles et s’apprêtait à rompre mes os. Dans l’obscurité absolue, l’effroi me submergea. Hurlant une voyelle unique, je tentai vainement de couvrir les lamentations de l’orgue et la gravité abominable de cette voix raclée.

N’écoutant pas mes plaintes incontrôlables et perpétuelles, surpassant mes hurlements et mon délire, elle m’adressa sur un tempo interminable ces quelques mots.

Chante, Barde, chante comme à présent tu cries,

Retourne à ton monde aux héros condamnés,

Conte les triomphes du Malin, mets-les par écrits,

Infinie sera ta vie, immortelle sera ta renommée.

Je ne pus répliquer à ce poème qu’en braillant de plus belle. Trop secoué par les évènements, je ne compris pas immédiatement la seconde chance que l’on m’offrait sans raison apparente. Cependant, il me sembla évident de fournir une réponse au mystérieux orateur. L’horreur qu’il m’inspirât à cet instant m’aurait fait dire n’importe quoi, tant que j’eusse pu sortir de ce coin infernal, en vie ou non. Je décidai alors de lui livrer le seul terme qui me vînt en tête, comme un automatisme reflétant parfaitement ma nature poltronne : Oui. Je me cédai alors tout entier à l’inconnu. Oui. J’aurais accepté d’accomplir les pires ignominies si l’on me l’avait ordonné. Oui. J’aurais confessé des mensonges, des actes qui ne m’auraient pas appartenu si l’on m’y avait obligé. Oui. J’aurais renié les miens et recueilli d’autres si l’on m’y avait forcé. Oui. J’aurais envoyé mes semblables dans ce pandémonium désert si l’on m’avait assuré d’en partir.

Mille fois oui. Mais que cessât cette torture.

Brutalement, une nouvelle force me tira cette fois en-deçà du sol imaginaire. Un accord mélodique constant soutint cette intervention inédite, tandis que je fus happé en contrebas et que l’éclat de la lune reprit ses droits. J’atteignis avec violence une terre, palpable cette fois. Par réflexe en me relevant difficilement, je tournai mon regard vers les cieux. M’apercevant être en définitive à l’orée de la détestable forêt responsable de mon finalement court trépas et à quelques foulées des portes de Poudre, je songeai en vomissant aux paroles obscures formulées à mon intention lorsque j’étais encore « là-haut ».

Ayant partiellement recouvré la raison, le message me parut limpide. La voix m’avait assigné une tâche alors insoupçonnée, celle de vivre à son service et pérenniser la domination du Mal sur les Hommes grâce à mes refrains. Je vivrais aussi longtemps que des pauvres fous tenteraient d’éradiquer l’influence malfaisante des forces occultes d’Automne. Il me fallait continuer à exercer ma profession auprès de courageux insensés pour satisfaire cet être chantant. Nu, abattu mais ne saignant plus, je me mis en marche pour une bière et une couche à la taverne.

Ainsi avais-je rencontré le démon Haust.

Et ainsi débuta ma plus longue vie.

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