4 -
Hello ! La fin de ce passage existait déjà, seule la première moitié qui parle de Mitaine et Gaspard a été rajoutée !
***
Le convoi commença à obliquer vers l’ouest. Autour d’eux, les bâtiments typiquement soviétiques de Moscou se raréfiaient. À leur place, des buildings tout de verre et d’acier semblaient sortir de terre et dresser leur architecture vertigineuse vers le ciel. Certains flottaient loin sur l’horizon, au-dessus des silhouettes de leurs semblables, dessinant des ombres nettes sur le ciel.
On entre dans Pékin, songea Cornélia.
Elle gardait un œil sur le côté droit de la frontière – du côté de Midas. À présent, il n’y avait plus aucune trace d’or sur les bâtisses, ni aucun tentacule d’ombre du doppelgänger. Ils avaient disparu loin derrière le convoi, comme s’ils n’avaient jamais existé.
– C’est toujours le territoire de Midas ? demanda-t-elle à Gaspard et Mitaine.
Ces derniers temps, on ne pouvait plus mentionner l’un sans l’autre. Ils étaient devenus une seule entité : Gaspard-et-Mitaine. Malgré le poids conséquent de la dryade, le soldat la portait sur son dos presque toute la journée. Mitaine ne pouvait pas marcher : sa jambe amputée commençait à peine à repousser, et cela lui coûtait beaucoup d’énergie. Tel un arbre tronçonné au mauvais endroit, sa cuisse avait formé des bourrelets d’écorce disgracieux. Une branche maigrichonne en émergeait à peine, pointée vers le bas. Elle deviendrait sans doute un genou, puis un mollet, mais cela prendrait du temps. En attendant, Mitaine était un poids pour le convoi. D’autant qu’elle avait perdu son masque de grootslang, qui lui permettait de se transformer en gigantesque serpent-éléphant.
« Tous les blessés graves, sauf exception, seront abattus, démembrés et dévorés. »
Si elle avait été faite de viande, comme un être humain, Aegeus l’aurait certainement sacrifiée. Sa nature de dryade la sauvait, car elle n’était comestible pour personne.
– Ouais, répondit Gaspard. C’est encore chez Midas. En plus de Moscou, son secteur couvre une bonne partie de Pékin. Ça va de 2015 à 2055, si ma mémoire est bonne.
Il économisait son souffle, le regard dur et volontaire. Il finissait toujours par déposer Mitaine dans le Berliet lorsqu’il n’en pouvait plus, mais tous les matins, il repartait avec elle sur son dos. La dryade le traitait d’imbécile ; les boyards se moquaient de lui. Mais il n’abdiquait pas. Chaque fois, il lançait : « Râle pas, la grosse ! Au moins, j’te fais faire une balade ! » et Mitaine répliquait quelque chose du genre : « Comme si j’voulais m’balader avec toi, le moche ! ». Chaque fois, Blanche se lamentait sur leur manque absolu de romantisme.
Mais malgré leurs piques, Gaspard ne parvenait jamais tout à fait à contenir ses émotions. Ses mains le trahissaient plus que le reste : dès qu’il touchait Mitaine, elles devenaient tendres et douces, très différentes des moments où il maniait son arme. Cornélia devinait qu’il aimait trop son contact, celui de ses cuisses autour de lui, de son visage dans son cou, pour tenir compte des moqueries des autres. Au fil des jours, ses paumes avaient laissé des empreintes sur les cuisses de la dryade, en creux dans sa peau de mousse. Certains soirs, Cornélia surprenait le regard rêveur de Mitaine lorsqu’elle les effleurait.
Elle avait certainement connu d’autres empreintes jadis. Celles que les soldats de Midas laissaient sur les nymphes qui les servaient…
À tous les coups, elle a « perdu » son masque volontairement, songea Cornélia, blasée. Ou bien c’est Gaspard qui l’a caché. Ces deux-là…
Mais bon, Mitaine avait failli mourir ; on pouvait bien la laisser profiter un peu de son congé maladie.
– Midas occupait même un bout de Djibouti et de Sydney ! précisa la dryade. Mais ce salopard préférait trôner à Moscou, va savoir pourquoi. Sûrement pour énerver les démons russes.
– La Mégastructure n’a aucun sens, commenta Blanche.
Appuyée contre l’épaule de Pouet, elle retirait les patchs médicaux de ses pieds. Ils y étaient restés l’équivalent de trois ou quatre jours, pendant lesquels la blondinette s’était essentiellement déplacée à dos de Pouet.
– Ça marche vraiment trop bien, ces machins ! commenta-t-elle en regardant ses plantes de pied.
Une peau toute neuve commençait à remplacer l’ancienne tombée au combat. Elle fit la grimace quand elle posa le pied dans l’eau et que le sel irrita ses cicatrices. Puis elle reprit :
– Qu’est-ce que Midas fichait à Moscou et qu’est-ce que Bastet fiche à Pékin ? Elle ne devrait pas être dans une métropole égyptienne, et lui dans une ville grecque ? Ils ont joué leurs secteurs aux cartes, ou quoi ?
Mitaine éclata d'un rire bref. Ce bruit soudain terrifia Pouet, qui bondit de frayeur et fila se cacher derrière le camion le plus proche. Blanche et Cornélia poussèrent le même soupir. Un air coupable passa sur le visage de la dryade.
– Pardon, j’avais oublié… C’est à peu près ça pour les immortels. Enfin, plutôt que jouer aux cartes, ils préfèrent se foutre sur la gueule ! Sauf Homère, qui a eu un grand secteur sans lever le petit doigt, parce que les autres ont besoin de lui pour se souvenir de leur passé. De toute façon, il est pacifiste ! Il se serait jamais battu.
– Ils sont perdus, dit une voix d’homme derrière elles.
Elles sursautèrent. En se retournant, elles tombèrent sur Iroël, occupé à ramasser des emballages plastiques. Des tupperwares de couleur noire. Il les nettoyait pour les débarrasser de la vase, puis les levait dans le soleil pour vérifier leur teinte.
Il travaille sur son masque, songea Cornélia. Celui que je lui ai demandé de faire pour « un ami »… Celui qui lui était destiné, sans qu’il le sache. En empochant un bout de plastique, il leur lança un regard en coin.
– Les immortels, précisa-t-il. Ils sont perdus. Ils sont venus dans la Strate parce que dans les vingt-quatre heures, il y avait plus de place pour eux. Trop de gens, trop d’usines et de villes. Trop de nouveautés. Plus assez de croyances.
Il haussa les épaules, rangea les tupperwares dans son sac à dos.
– Les gens veulent plus d’eux. Ils ont trouvé de nouveaux dieux. Des choses qu’ils peuvent voir et toucher, qu’ils peuvent fabriquer à volonté.
Il vint se placer près d’elles, et observa Pékin qui élançait ses buildings à travers les nuages.
– Alors toutes les légendes sont venues ici. Mais elles sont pas chez elles. Elles ont perdu leurs racines.
Il regarda un peu plus loin, et Cornélia crut qu’il lui désignait les deux kumihos, qui s’étaient arrêtées un instant. Puis elle remarqua, derrière elles, une antique statue qui émergeait d’un rosier de Chine. C’était un lion gardien tout en bronze, le mufle épais et carré, la crinière formée de volutes sculptés. Le temps l’avait fait verdir, mais il gardait encore un bel éclat, le regard fier. Cornélia s’attendit presque à le voir bouger. Quand les deux femmes renardes remarquèrent la statue, une onde mélancolique passa dans leurs yeux sombres. La vieille dame caressa son museau de bronze. Sa petite-fille lui dit quelque chose dans leur langue chantante, et lui donna son bras. Elles se remirent en route dans un élan courageux.
En passant près d’elles, Cornélia leur jeta un regard en coin. La vieille renarde avait les yeux dans le vide ; elle semblait plus âgée qu’elle ne l’avait jamais été.
« Ils sont perdus. »
Annotations
Versions