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Hello ! Ce passage n'a pas du tout changé depuis la première version :)
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Ni Oupyre ni Pouet n’étaient destinés à rester avec elles. Elles les avaient apprivoisés, protégés dans la mesure de leurs petites forces d’humaines, mais ils restaient des nivées. Un jour ou l’autre, ils devraient retourner avec les leurs, revenir à la vie sauvage. Et plus le temps passait, plus cela deviendrait compliqué pour eux.
Cornélia ne parvint pas à exprimer tout cela avec des mots. Elle se contenta de dire à Blanche :
– Non.
– Non ? répéta la cadette d’une voix un peu trop aigüe. C’est Pouet et Oupyre !
Elle tenta de se dégager, mais Cornélia la tenait fermement.
– Ça, c’est juste des noms que nous leur avons donnés. Ils n’ont pas de noms dans la nature, Blanche. C’est une tarasque et un wolpertinger… Il vaut mieux qu’ils partent ; sinon, ce sera trop violent le jour où…
Le jour où elles devraient vraiment les abandonner.
– Mais si jamais il leur arrive quelque chose pendant qu'on n’est pas là… chuchota Blanche.
On n’aurait pas dû leur donner de noms, songea l’aînée en voyant les yeux de sa sœur s’emplir de larmes. Iroël avait raison depuis le début. Lui, il ne les nomme jamais. Comme ça, quand ils s’en vont… ou quand ils meurent…
– C’est juste un wolpertinger et une tarasque, répéta-t-elle, la gorge sèche. Et c’est seulement temporaire. On ne va pas mourir d’être séparés, ni eux, ni nous.
Elle continuait de serrer le bras de Blanche.
– Je vais te lâcher et on va aller leur dire au revoir, d’accord ? Mais t’as pas intérêt à leur dire de venir avec nous. T’as pas intérêt à te montrer trop triste, à pleurer et à leur faire croire que c’est la fin du monde. T’as compris ?
Sa sœur ne répondit pas, alors elle lui serra le bras plus fort.
– T’as compris, Blanche ?
Celle-ci finit par hocher la tête. Sa bouche n’était plus qu’une fine ligne pâle.
– Très bien, conclut Cornélia d'un ton bourru. Alors on y va.
En les voyant s’approcher, Pouet cessa ses jeux et les accueillit comme si de rien n’était.
– Alors, grand dadais, on part en voyage avec les copains ? le taquina Cornélia.
Elle ne sut jamais s’il avait entendu la tristesse dans sa voix.
Voyage, répéta-t-il avec une joie timide.
Oupyre ne vint même pas les voir, ce qui soulagea la jeune femme. La hase était occupée avec ses congénères. Aucun d’eux ne voyait de mal à se séparer d’elles pour un petit moment, ce qui rendait les choses plus simples – et paradoxalement beaucoup plus douloureuses.
Pouet tendit sa grosse tête vers elle et lui offrit le droit de gratouiller son menton. Ses grands yeux pourpres étaient si tendres, si confiants que Cornélia sentit sa carapace s’éroder. Depuis qu’Orion l’avait maltraité et irrémédiablement abîmé, elle se retenait sans cesse de le toucher, de le caresser ; et voilà qu’il venait se faire câliner sans méfiance !
– À bientôt, petit Pouet, murmura-t-elle. Je t’aime. Je t’aime très fort, n’en doute jamais.
Elle se détourna vite pour ne pas fondre en larmes. Blanche s’approcha à son tour. Sa sœur craignit qu’elle passe ses bras autour du cou de Pouet et se mette à pleurer dans sa crinière. Mais la blondinette musela ses émotions avec soin. Au lieu d’un câlin, elle montra un livre à la tarasque.
C’était le Petit Prince, bien sûr.
– N’oublie pas où on en était, annonça-t-elle d’une voix décidée. Je te lirai la suite quand on se retrouvera. Alors il faudra bien que tu te souviennes du début de l’histoire. D’accord ?
D’accord, dit Pouet avec la même détermination, comme si c’était une promesse à ne briser sous aucun prétexte.
– Et surveille bien Oupyre. Tu sais qu’elle est à moitié folle.
D’accord, répéta Pouet.
– Vous êtes responsables l’un de l’autre. Tu te souviens de ce que j’ai dit la dernière fois, en lisant le livre ?
Le tarascon réfléchit, très concentré, puis il s’illumina.
Responsable pour toujours. Quand on est apprivoisé.
Cornélia vit que Blanche se battait contre les larmes qui menaçaient de jaillir.
– C’est ça. Alors, puisque Cornélia et moi, on sera pas là… vous devez être responsables l’un de l’autre, à notre place.
Pouet appuya son grand front contre le sien, avec ce qui ressemblait à un sourire sur ses traits de lion.
Oui, Blanche. Au revoir.
Blanche recula vite, mais Pouet comme Cornélia distinguèrent ses joues humides. La tarasque prit l’air inquiet. En guise de justification, Blanche brandit de nouveau le livre :
– Chapitre vingt-cinq : On risque de pleurer un peu si l’on s’est laissé apprivoiser. Tu apprendras ça plus tard…
– C’est l’heure ! rugit la voix d’Aaron au loin. En formation pour le départ !
Les sœurs reculèrent. Sans lâcher Pouet et Oupyre du regard, elles rejoignirent les boyards. Elles redevinrent un fragment d’un grand tout, elles se laissèrent absorber par le convoi principal, là où était leur place.
De loin, Iroël les observait. Quand il croisa le regard de Cornélia, il hocha la tête avec une once de respect dans les yeux.
Toutes les familles se regroupèrent sous les hydres, encadrées par vingt boyards. Le convoi secondaire était prêt à partir. Bientôt, les reptiles géants se camouflèrent et on ne distingua plus rien du camion militaire, de toutes les coulobres, les basilics et les petits dragons, les jackalopes, les deux hippalectryons et tous les autres qui se cachaient sous leur ventre. Pouet disparut lui aussi. Seule Oupyre gambadait n’importe où, évidemment, puisqu’elle n’avait toujours pas saisi le principe de l’invisibilité. À ce stade, elle ne le comprendrait sans doute jamais. Près d’elle se trouvait Sleipnir. L’étalon de guerre piaffait sur place, déjà bien échauffé. Il avait fini par se rendre aux arguments de son père, et accepté de les protéger. Blanche mit ses mains en porte-voix :
– Veille bien sur eux, hein ?
Pfff ! renâcla-t-il, d’un air de dire qu’elle ne méritait même pas de réponse.
– Le convoi secondaire est prêt, lança Aaron, qui se tenait campé sur le Berliet. Vous pouvez y aller ! Bonne route, et soyez prudents !
Sleipnir s’ébroua. On entendit le moteur du camion invisible qui démarrait, les clapotements produits par toutes les petites pattes qui foulaient l’eau de la Strate. Puis les hydres s’éloignèrent dans leur manteau de mimétisme. Et le bruit s’en alla lentement avec elles.
Tout cela se dilua dans Pékin, avant de disparaître totalement.
Bonne route, dit Svadilfari avec une calme confiance.
Bonne route, songea Cornélia en écho. Pourvu qu’il ne vous arrive rien… Pourvu qu'on vous retrouve sains et saufs.
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