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Cornélia fut si choquée que sans le vouloir, elle s’exprima dans la langue sans mots.
Greg !
Blanche se tourna vers elle, avant d’apercevoir la source de sa stupeur. Ses yeux s’arrondirent comme des billes. Alors tous les autres se retournèrent dans la même direction.
– Mais bon Dieu ! siffla Aaron.
Tranquillement couché sur un gros coussin moelleux, Greg se gavait de tous les mets qu’on daignait poser devant lui. Quelqu’un l’avait affublé d’un collier de diamants qui devait valoir autant que le palais entier. Les servantes s’inclinaient devant lui comme devant Argos et les autres immortels, alors même qu’il ne faisait que se goinfrer et répéter sans cesse :
Faim. Bon. Très bon. Faim.
– Non mais c’est quoi cette blague ? chuchota Cornélia.
Elle n’avait même pas remarqué que Greg avait quitté leur groupe. Et c’était peut-être bien le pire : tous avaient été si préoccupés par Arachné, par leur nouvel environnement et par ce stupide banquet qu’ils en avaient oublié Greg !
– Je vois la surprise sur vos visages, commenta Bastet avec sa diction élégante.
La déesse avait pris place sur un trône de bois sculpté où elle s’était lovée comme un chat alangui, mais ses yeux perçants ne manquaient aucun détail. Elle faisait craquer de petits os entre ses dents – Cornélia força son estomac à rester en place malgré les images répugnantes qui lui venaient en tête.
– Cette créature s’est infiltrée dans mon palais un peu plus tôt. Elle a tenté d’entrer dans les cuisines.
Cornélia faillit s’étrangler toute seule. Elle échangea un regard paniqué avec Blanche. Greg ! Ça lui ressemblait trop bien. La déesse allait-elle le dévorer après l’avoir engraissé pendant tout le banquet ?
– C’est un chapalu, fit Aegeus sans laisser transparaître de surprise. Il est avec nous.
Une surprise raffinée passa sur le visage félin de Bastet.
– Vraiment ? C’est donc toi que je dois remercier, Aegeus. Je l’ai trouvé très séduisant. Il sera mon nouveau concubin.
Cornélia recracha un grain de raisin, qui rebondit sur le nez de Gaspard. Il ne réagit même pas tant il était stupéfait.
Pardon ?
– Le précédent est mort dans de tragiques circonstances, il y a quelques temps… comme ses prédécesseurs avant lui.
L’ébahissement des deux sœurs se mua en horreur. Même Iroël semblait avoir pâli. Cornélia jeta un nouveau coup d’œil vers Greg. Il continuait de se goinfrer comme si de rien n’était !
Bon sang, il ne sait même pas ce que veut dire le mot concubin ! explosa Cornélia en silence. C’est ridicule !
Comment on va faire ? paniqua Blanche.
Bon courage, parce qu’elle a l’air de vraiment bien l’aimer, fit Gaspard en s’incrustant dans la conversation.
Ils fixèrent Bastet, qui couvait Greg d’un regard amoureux.
– Les diamants ressortent à merveille sur son pelage sombre. (D’un geste, elle lui fit porter un grand plat.) Donnez-lui davantage de cuisses de faisan, ne voyez-vous pas qu’il les apprécie ?
Cornélia agrippa ses cheveux à deux mains. Cette maudite déesse psychotique s’était vraiment entichée de ce chat-loutre informe qui n’était bon qu’à répéter « Faim », « Peur » et « Bon » !
Il faut qu’on trouve une solution, exprima Blanche dans un souffle.
Elle était très pâle. Du regard, elle chercha celui d’Aegeus. Celui-ci ne trahit pas beaucoup d’expression.
C’est votre bestiole. C’est vous qui l’avez amenée ici. Vous vous attendez encore à ce que je sauve vos miches ?
La réponse était oui, bien sûr, mais les sœurs se rendaient bien compte que c’était stupide. Elles ne pourraient compter que sur elle-même. Comme d’habitude.
– Voyons, pourquoi se sont-ils arrêtés de jouer ? lança Bastet de sa voix grave en frappant dans ses mains. Il me semble que nous manquons de musique ! Ne sommes-nous pas censés assister à un bal ?
Quelque part, sur une estrade perchée tout en haut des murs de la salle, les musiciens égyptiens se remirent à jouer. Des percussions résonnèrent, enrobées des tintements de cordes de luth. Une voix de femme s’éleva vers les cieux, extraordinairement pure, enroulant des aigus et des graves qui ruisselaient parmi les instruments comme l’eau d’une rivière.
Dans la salle en contrebas, les boyards et les cours des immortels se mirent à danser. Toutes leurs étoffes raffinées, tous leurs bijoux scintillaient.
Une fosse pleine de serpents, grogna Cornélia en son for intérieur.
Tout au fond, une haute porte s’ouvrit dans un grincement de charnières. Des êtres humains apparurent alors, serrés les uns contre les autres comme des agneaux apeurés. Cornélia plissa les yeux. Ils étaient entourés d’un cordon de nivées. Des lions à tête de faucon, et d’autres à tête de bélier, qui tous portaient les armures-vitrail fabriquées par Iroël. Leurs plumes, leurs becs et leurs cornes accrochaient la lumière comme du verre translucide. Ils devaient faire partie de l’armée de Bastet, eux aussi. Blanche mit un coup de coude à l’artisan, qui faillit se noyer dans sa coupe de vin.
– Regarde ! Encore tes armures.
Iroël s’assombrit sans dire un mot. Les humains qu’ils gardaient n’étaient pas des esclaves : on le devinait à leurs vêtements contemporains – jeans, treillis militaires, parkas et vieux t-shirts – et à leurs visages terrifiés. C’étaient des familles, avec des enfants et des vieillards parmi eux. Au fond de Cornélia, la tzitzimitl se mit en alerte. Elle les suivit du regard alors qu’ils longeaient le fond de la salle et se dirigeaient vers d'autres portes à double-battant. C'étaient de toute évidence celles des cuisines, dont les servantes ne cessaient d’entrer et sortir dans un ballet mécanique.
– Ils vont se faire manger, grommela Aaron. Bienvenue chez Bastet. Elle protège ses sujets, mais dès que t’es hors de ses frontières, tu fais partie du buffet à volonté.
Un poing de fer cogna les tripes de Cornélia. L'expression des humains parlait pour eux : ils savaient qu’ils venaient de pénétrer dans la gueule de la lionne et qu’ils n’en ressortiraient pas vivants. Les derniers enfants disparurent dans les cuisines, encadrés par les lions à tête de faucon comme par de monstrueux chiens de berger. Près de Cornélia, Epona détourna les yeux. Il y avait au moins une déesse moins sanguinaire que les autres dans ce palais…
– Allons, dansez, dansez ! ordonna Bastet qui se faisait servir du vin.
Les flûtes et les luths se mirent à jouer plus fort pour couvrir le bruit des portes qui se refermaient ; Echidna, la déesse serpentine, se mit à battre des mains pour marquer la mesure.
– Les pauvres, fit Panurge qui continuait de manger de bon cœur. Ils n’ont pas eu de chance. Ma foi ! C’est la vie. C’est la loi du plus fort. Les humains aiment cette loi-là, non ? Ils en font grand usage eux-mêmes. Alors ils doivent être satisfaits, au fond d’eux.
Il n’avait pas spécialement tort, mais Cornélia ressentit tout de même la forte envie d’attraper le grand plat en sauce dans lequel il plongeait les doigts et de le lui fracasser sur le crâne.
– Il y a des enfants dans le tas, dit Gaspard d’une voix sourde. C’est rude. Même pour moi. Et pourtant, j’en ai vu des belles dans la Strate.
Panurge saisit délicatement une feuille de salade dans l’un des plats et le tendit au petit agneau qui était assis à côté de lui. L’animal était tout jeune, sa toison duveteuse comme celle d’un nuage. Cornélia ne l’avait même pas vu jusqu’à présent. Il remercia Panurge d’un bêlement minuscule.
– Le saviez-vous ? dit enfin Panurge en se léchant les doigts. Les humains aiment beaucoup manger les agneaux. Ils les électrocutent à la chaîne, puis les pendent tête en bas et leur tranchent la gorge. Des agneaux âgés de trois mois !
Il tourna vers Cornélia son œil de mouton, jaune et fixe, à la pupille horizontale.
– Et vous pensez que je vais pleurer sur le sort de ces enfants ? (Il sourit, un peu tristement.) Ils vont être saignés, puis rôtis et servis dans ces grands plats d’or que vous voyez là. Peut-être même avec une pomme dans la bouche. C’est ce qu’on appelle un juste retour des choses, dans votre langue. Non ?
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