33 -

7 minutes de lecture

– Cornélia ! gémit Iroël, le visage déformé par la douleur.

L'ouïe de la tzitzimitl capta un craquement léger. Celui des côtes du garçon, mises au supplice. La peur fit suffoquer Cornélia, qui ne savait plus où donner de la tête. Deux des personnes qu'elle aimait le plus au monde étaient en danger sous ses yeux, et elle était impuissante.

Arrière ! hurla le carcolh en agitant ses otages.

En un éclair, Cornélia passa en revue ses options, avant de lâcher le tentacule.

Je veux juste t’aider ! feula-t-elle en silence. Imbécile de bestiole !

En guise de réponse, le carcolh lâcha brusquement Iroël ; puis il jeta Blanche contre le sol avec fureur, si fort que sa tête rebondit dans un bruit sourd. Cornélia se figea. En elle, tout devint silencieux.

Un jour, bien longtemps auparavant, elle avait voulu aider un chien errant dans la rue, mais il l’avait mordue ; alors elle lui avait mis un coup de pied pour se libérer, et il l’avait attaquée de plus belle. Ils avaient fini tous les deux en sang, terrifiés et marqués à vie. Après ça, Cornélia ne s’était plus jamais approchée d’un chien blessé.

Et aujourd’hui j’ai refait cette erreur.

Lentement, elle s’approcha de sa sœur. Le cœur de Blanche battait fort, erratique, mais elle ne bougeait pas. La détresse envahit Cornélia.

Blanche…

Les tentacules attendaient, immobiles et menaçants, prêts à l'accueillir à leur manière. Elle les ignora.

Tout est ma faute. Tout s’est aggravé au moment où j’ai attaqué… Si j’étais restée calme…

Elle croisa le regard d'Iroël, ensanglanté, qui tentait de reprendre son souffle à quatre pattes sur le sol ; ses mots se frayèrent un chemin dans sa mémoire. « Aucune nivée n’est méchante pour être méchante. » Blanche était venue vers le carcolh en paix et sans armes ; les tentacules meurtriers n’avaient attaqué que lorsque Cornélia s’était jetée en avant.

Quelle imbécile.

Elle reprit sa forme humaine, secoua doucement les épaules de sa sœur.

– Blanche ? Blanche !

Le carcolh lui attrapa le bras, le serra très fort ; de douleur, des larmes perlèrent aux yeux de Cornélia. Ce n’était même pas la peine de lutter. C’était comme se faire écraser le biceps par un serre-joint monstrueux. Elle suffoqua d'angoisse lorsque la créature resserra son étreinte, puis commença à ramper sur son torse. Blanche, elle, ne bougeait toujours pas. Le désespoir submergea sa grande sœur.

– Blanche...

Tout est perdu.

Quand l'une de ses larmes s'écrasa sur le tentacule du carcolh, toutes ses cellules visqueuses se rétractèrent, surprises par cette eau tombée du ciel.

– Aïe aïe aïe…

La voix de Blanche, ténue comme un fil d’araignée. Muette, Cornélia la regarda battre des paupières.

– Ouille ! gémit-elle de nouveau. Je me sens comme quand je suis tombée du grand chêne chez papy ! Ça fait un mal de chien !

La tristesse disparut aussitôt de l'esprit de Cornélia, remplacée par un soulagement immense – et une colère au moins équivalente.

– Blanche ! Espèce d’andouille !

Elle eut soudain très envie de lui mettre une claque, histoire d'achever de la réveiller, et soudain elle se rendit compte que le carcolh ne serrait plus son bras aussi fort. Il semblait hésiter sur la marche à suivre. Cornélia se demanda une nouvelle fois s’il était capable de sentir leurs émotions. Avait-il discerné le changement qui venait d'opérer en elle ? Blanche ouvrit ses yeux bronze pailletés de vert, et s’employa aussitôt à fusiller Cornélia du regard.

– C’est moi l’andouille, vraiment ? Pourquoi tu l’as attaqué ?

Elle se redressa à moitié.

– S’il est sourd et aveugle, il ne peut pas nous voir, ni savoir quelle taille on fait, ni où on se trouve exactement ! Il était sûrement terrorisé quand Iroël s’est approché de lui ! (Elle pointa un index accusateur vers sa grande sœur.) Et toi, tu te jettes sur lui comme ça ?

Iroël haussa les sourcils, l’air de dire qu’il n’aurait pas mieux formulé les choses. Cornélia grommela quelque chose d’indistinct. Le tentacule la lâcha pour de bon ; avec méfiance, il vint tâter les cheveux de sa sœur, puis s'enroula autour de sa taille. L’aînée se hérissa, aussitôt sur la défensive, avant de comprendre.

Il veut la voir... à sa façon.

Blanche ne portait pas d'habits, ni rien de superficiel. Elle était simplement vêtue de sa sincérité et de son courage. La petite antenne sensitive réapparut. Elle s'approcha d’elles, inspecta leur odeur. Blanche posa la main sur le tentacule qui l’entourait. Pas pour se débattre, ni pour s'en débarrasser. C'était un geste d'une grande douceur. Elle le toucha délicatement, sans se soucier du mucus, comme elle aurait tenu la main d'un ami pour le réconforter. Déstabilisée, l’antenne vint lui toucher le nez, puis la joue, comme pour s’assurer qu'elle n'allait pas la mordre. Blanche sourit. En réponse à ce sourire, le carcolh libéra son cou, puis tout son buste, laissant des marques rouges imprimées dans sa peau. Une petite vibration remonta du sol, pleine d'indécision.

Tu es un bon humain ? Non. Un bon humain n’existe pas.

Iroël sourit à son tour. Alors l’opercule qui fermait la coquille se morcela pour de bon, dans des crissements de grès et de sable. Puis d’autres antennes en émergèrent timidement. C'était comme si la bête pouvait détecter leurs expressions, par un moyen que Cornélia ignorait. Elle inspira, puis réussit à produire un faible sourire. Alors la grosse tête du monstre émergea à son tour, dans les bruits rugueux de la coquille qui raclait le sol. Il resta un moment immobile, à deux mètres de haut, semblant les observer tous les trois. Peut-être distinguait-il au moins leurs silhouettes ?

Blanche se tourna vers sa grande sœur, le tentacule toujours en main ; la créature n'avait pas rompu le contact. Une grande émotion se peignait sur les traits de la blondinette.

– Il n’a pas dû comprendre, souffla-t-elle. Il ne devait même pas savoir que c’étaient des déchets qui l’empêchaient de guérir. C’est terrible… Tu imagines souffrir autant sans que personne te dise pourquoi ?

Du regard, Iroël analysa les reliefs abîmés de la coquille, hérissés de pointes, couverts de vase et de lichen. L'emprise de la bête lui avait tracé des sillons sur tout le torse ; sa peau commençait à bleuir, mais il n'y prenait pas garde. Une longue estafilade lui barrait le visage. Mécontente, Cornélia lui saisit la joue pour constater l'ampleur des dégâts.

– Non mais regarde-toi !

– Ça veut dire qu'elle s'inquiète, traduisit Blanche.

Iroël se laissa ausculter en souriant, l'air très content d'être touché ainsi. Sa peau était inhumainement douce ; Cornélia le lâcha vite, troublée par ce contact soyeux. Les yeux sombres du garçon cherchèrent les siens.

– J’ai une idée. Je peux l’aider à reboucher les trous.

Sans parvenir à y croire, Cornélia leva les yeux au ciel. Puis les bras. Histoire de prendre à partie n'importe quel dieu qui le voulait bien.

– Non mais ça t'a pas suffi, ou quoi ? Je pensais que t'étais suicidaire, mais en fait, t'es juste bête !

– Et ça, ça veut dire qu'elle t'aime bien, dit Blanche en roulant des yeux.

Sa sœur lui jeta un regard furibond, avant de se retourner vers Iroël. Il arborait toujours ce petit air satisfait.

– Tu crois vraiment qu'il va te laisser accéder à la coquille ? râla-t-elle.

Cet inconscient avait encore le souffle court. Il haussa les épaules :

– Pourquoi pas ? On a fait le plus dur.

Il chercha le regard de Blanche.

– Il faudrait aller voler une des armures de Bastet. Au moins une partie. Elle doit avoir un endroit où elle les met. Un… Une…

– Une armurerie ?

Les yeux de Blanche pétillèrent.

– C’est comme si c’était fait !

Une inspiration plus tard, elle avait disparu. Cornélia surprit le regard d’Iroël, durci par la concentration.

– Tu veux utiliser ça ? Iroël, j'en reviens pas d'avoir à te le dire, puisque ce sont tes armures, mais tu comptes les recouper comment ? C'est pas comme si la moitié de la Strate les appelait « les armures incassables » !

Il sourit crânement et désigna son vieux sac à dos qui traînait par terre, à trois mètres. Arachné avait crisé quand elle avait compris que même avec son costume luxueux, il ne cesserait jamais d'amener cette vieille chose partout avec lui.

– Dans la petite poche, sur le côté.

Cornélia suivit ces instructions en grommelant. Dans ce genre de poches, n'importe qui conservait son portefeuille. Mais Iroël n'avait ni argent ni papiers d'identité. La jeune femme y trouva une pince de bricolage qui avait l'air très ordinaire, ainsi qu'un étrange outil qui s'achevait par une lame dentelée et une petite roulette. Aucun des deux n'était très impressionnant. Elle se composa l'expression la plus dubitative possible.

– Vraiment ? Avec ça ?

Il sourit de nouveau.

– Tu verras.

Renonçant à comprendre, elle leva les yeux vers la coquille érodée de la créature. Une antenne curieuse s'approcha de son visage. Elle se força à rester immobile et la laissa tâter son nez et ses joues. C'était un contact un peu visqueux et froid, mais surtout très doux.

– Je les ai fabriquées pour la guerre, il y a longtemps, dit Iroël derrière elle. Mais je peux changer ça. Je peux en faire quelque chose de bien.

Rien qu'à l'oreille, elle put deviner son expression satisfaite.

– C’est pour ça qu’on a des mains. Pour transformer des choses en d’autres choses. Et réparer nos erreurs.

Cornélia leva les yeux vers l’immense escargot. Sa peau humide brillait délicatement au soleil, marbrée d’éraflures et de cicatrices. Sa coquille était grêlée d’impacts de balles. Elle aperçut même deux flèches d’argent plantées dans son pied.

« Tu es un bon humain ? Non. Un bon humain n’existe pas. »

Depuis des décennies ou des siècles, cet escargot avait subi plus d'épreuves qu'elle ne pouvait l'imaginer ; et sans le vouloir, elle avait rejoint les rangs de ceux qui s’étaient acharnés sur lui.

Elle soupira. À défaut d’avoir des manches à remonter, elle resserra les bretelles de sa brassière pour qu’elles ne la gênent pas.

– Bon. Moi aussi, j’ai des mains. Dis-moi quoi faire.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0