40 - Quitter Pékin

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Hello ! Quelques micro-changements ici, mais rien de très notable ! Comme toujours, n'hésitez pas si vous avez des suggestions pour améliorer ce passage (qui n'est pas forcément très fluide encore)


***

Ce qui restait du convoi les attendait toujours, stationné après le portique chinois aux corniches dorées.

Il n’y eut ni fanfare, ni bravos – alors que de l’avis de Blanche et Cornélia, elles étaient au moins deux à le mériter. Mais personne ne leur fit un accueil triomphal. Les soldats faisaient grise mine : Aegeus avait échoué à récolter le moindre don, et il ramenait en prime la femme d’Argos ! Certains boyards crachèrent par terre en apercevant Io. Leur seul vrai succès était d’être revenu en vie. Et, selon les dires d'Aegeus, de s’être rabiboché avec Epona.

– Epona nous offrira tout ce dont nous avons besoin, lança-t-il à la cantonade. Et je suis certain qu’elle nous confiera des dizaines de ses sujets, comme Homère. Elle est trop sage pour ne pas saisir cette chance. Elle a les pieds sur terre, à la différence de tous les autres.

Cornélia se demandait bien si Io, quant à elle, avait les pieds sur terre, ou si c’était une rêveuse qui avait un peu trop romantisé le convoi et son exode. Elle n’avait pas décroché un mot depuis sa séparation avec Argos ; elle avait l’air beaucoup moins impressionnante ici, les pieds dans l’eau comme tout le monde, perdue dans les odeurs de sueur des boyards. Argos l’aurait certainement protégée, nourrie et bichonnée jusqu’au dernier jour de la Strate, jusqu’à ce que l’eau s’élève aux buildings les plus hauts – et peut-être encore au-delà. Elle avait abandonné une vie riche et confortable pour s’infliger un convoi de migrants gardé par des humains crasseux. Elle était si différente des autres immortels…

Il fallait maintenant reprendre la route en direction du territoire d’Orphée. Aegeus donna l’ordre de lever le camp sans même faire semblant d’attendre Iroël. Autour de Cornélia, les autres s’en fichaient bien, et même Blanche tenait pour acquis que le garçon les retrouverait sans problème, comme il le faisait toujours. Cornélia eu l'impression la seule à éprouver un brin d’inquiétude. Elle savait que c’était stupide de s’inquiéter pour un garçon tel que lui, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher.

T’es en train de courir à l’autre bout du monde avec tes escargots, ou quoi ?

Enfin, Blanche avait sans doute raison : le connaissant, il allait surgir d’un coin sombre au moment où elles s’y attendraient le moins.

Tout le monde se rendit vite compte que le voyage allait être difficile pour Io. Il suffit de quelques kilomètres pour que ses sandales précieuses tombent en lambeaux ; ses pieds se retrouvèrent couverts de contusions et d’éraflures. Elle était habituée aux palanquins et à la protection certainement envahissante d’Argos ; mais elle avançait pourtant sans se plaindre, les cornes pointées en avant dans un élan décidé.

– Mais pourquoi Argos l’a laissée venir comme ça ? finit par soupirer Cornélia. Il aurait pu attendre qu’on soit chez Orphée et nous faire parvenir à la fois les coffres et Io dans un palanquin. Ça aurait été mieux pour elle, non ?

Gaspard-et-Mitaine haussèrent les épaules. Déjà prête à repartir dans son rôle d’éclaireuse, Blanche plissa les yeux. Elle revenait tout juste d’une pause pipi.

– Figure-toi que je me suis posé la même question. J’ai passé deux heures à me mettre dans la tête d’Argos et tu sais quoi ? Je pense que mon cerveau surpuissant a trouvé la réponse.

Elle fit onduler ses doigts près de ses tempes pour figurer les bouillonnements de son intelligence.

– Il espère qu’elle va changer d’avis. T’imagines ? Marcher comme ça, vivre dans ces conditions ? Une fois arrivée chez Orphée, si elle en a marre, elle aura juste à repartir chez elle avec la délégation d’Argos. Hop ! Il récupère sa femme éplorée et tous ses coffres avec, et il est content.

Cornélia haussa les sourcils, tâchant de ne pas montrer qu’elle était impressionnée. À la place, elle se tourna vers Io. Les boyards se moquaient d’elle à mots à peine couverts. Ils trouvaient hilarante la vision de cette humaine à tête de vache, couverte de bijoux et de chaînes d’or, forcée de se mêler aux autres nivées comme une moins que rien. Io représentait tout ce qu’ils détestaient chez les immortels. Elle gardait la tête haute et se cloîtrait dans un silence impérial, mais ses oreilles bovines s’agitaient lorsqu’ils parlaient d’elle.

Quelqu’un finit pourtant par prendre son parti – et son identité surprit grandement Blanche et Cornélia.

– Il suffit ! trancha la jeune kumiho quand les moqueries reprirent une fois de trop. Occupez-vous de tenir vos armes en l’air et de prendre cet air viril qui vous sied si mal, comme vous êtes payés pour le faire ! Et gardez votre langue là où elle doit être : dans ce clapet malodorant qui vous sert de gueule.

Sa voix doucereuse – une note de velours sur un ton d’acier – eut l’effet escompté. Le silence se fit. Puis, sous les regards médusés de Blanche et Cornélia, la renarde retira ses chaussons brodés pour les tendre à Io.

– Tenez, ma chère. N’écoutez pas ces rustres ; ce ne sont que des singes qui se sont vus offrir le don de la parole et en font trop usage à mon goût. Je vous prie de m’excuser, mes chaussons sont en bien piètre état. Mais cela sera toujours mieux que de braver la Vingt-Cinquième heure avec vos pieds nus.

– Vous êtes bien courageuse, ajouta son aïeule de sa voix rouillée. Vous verrez, cette route est longue et dure ; mais elle est hélas nécessaire.

Blanche et Cornélia échangèrent un coup d’œil. Soit les deux renardes se reconnaissaient en Io – c’était certainement la seule nivée de tout le convoi qu'elles pouvaient juger digne de leur rang –, soit elles prévoyaient de l'attirer dans un coin discret pour la dévorer. Après tout, il y avait plus à manger sur l’immortelle que sur n’importe quel boyard. Cornélia soupira, sachant déjà qu'elles devraient garder un œil sur elles.

– Je vous remercie, dit Io de sa voix lisse. J’en prendrai soin.

Voyant la renarde pieds nus dans l’eau, son ourson – toujours sous sa forme humaine – ouvrit des yeux choqués. Il s’agenouilla devant elle et lui fit signe de monter sur son dos.

– Inutile, babo, jeta sa maîtresse d’un ton sec. Que tu es bête ! Tu es trop jeune pour me porter sur de telles distances. (Elle lui mit une petite tape sur la tête.) Mais je te remercie pour ta proposition.

L’adolescent sourit de toutes ses dents, émerveillé par cette simple marque de gentillesse. Cornélia soupira de nouveau. À son tour, elle retira ses chaussures, ces fidèles rangers dont Aaron lui avait fait don au Venetian Hotel, chez Homère. Elle les tendit à la kumiho. Celle-ci la dévisagea comme si elle avait perdu l’esprit.

– Oui, oui, je sais ce que vous pensez, grommela Cornélia sans croire non plus à ce qu’elle était en train de faire. Prenez-les. Vous en avez plus besoin que moi. Je remettrai mes anciennes baskets, ça suffira bien.

Une grimace lui échappa quand elle songea à ses horribles Converse qui prenaient l’eau et lui faisaient des ampoules à tous les orteils. Mais l’expression de la jeune femme renarde la réconforta. Celle-ci reçut les rangers avec mille précautions, et lorsqu’elle les enfila, un sourire incrédule apparut sur ses lèvres.

– Vous avez de grands pieds, comme tous les singes. Oh, que ces souliers sont confortables ! Si je l’avais su avant… (Sa voix se refroidit un peu, retrouvant son ton habituel.) À présent, je vous dois encore quelque chose ! Il faudra cesser un jour de me rendre service ; je n’aime pas avoir des dettes, surtout envers des primates dans votre genre.

– C’est ça, c’est ça, soupira Cornélia.

– Un merci aurait suffi, vous savez, fit Blanche d’un ton entendu.

Après une attente qui leur sembla interminable, la kumiho dit enfin :

– Et bien, je vous remercie.

Et elle s’inclina profondément devant Cornélia. Tous les boyards sautèrent au plafond – du moins, tous ceux qui avaient aperçu la scène de près ou de loin.

Io les observait. Ses yeux noirs passaient de Cornélia à Blanche, de Blanche à la kumiho.

– Ainsi, les humains peuvent se montrer bons.

Blanche haussa un sourcil.

– Attendez… vous n’avez pas été humaine vous-même ? Ovide l’a dit dans ses Métamorphoses. (Elle leva un index de bibliothécaire.) Je l’ai appris au collège.

Les longs cils de Io clignèrent lentement.

– Je suis née humaine y a très longtemps… mais depuis, j’ai tant goûté à leur cruauté, celle des dieux et des hommes, que parfois, j’oublie l’avoir été.

– Non mais vous foutez quoi, vous là-bas ? rugit soudain la voix d’Aaron derrière elles. Vous voulez camper ici ? Je vous apporte une table de jardin et une tasse de thé, tant que vous y êtes ?

Les deux sœurs jurèrent dans un bel ensemble.

– Je vais chercher mes baskets, maugréa Cornélia.

Blanche lui fit un clin d’œil :

– T’inquiète. Je me charge de tout.

Puis elle mit ses mains en porte-voix et hurla assez fort pour que tout le convoi l’entende :

– Aaron ! On a un petit problème ! Tu peux venir voir, Aaron-chou-mon-choupinet-d’amour ?

– Quoi ? s’époumona le changelin. T’as dit quoi, là ?

Gaspard-et-Mitaine échangèrent un regard terrifié avec Cornélia. Ils s’enfuirent en crabe sans demander leur reste. Quant à la kumiho, elle saisit le bras de Io d'une main, celui de sa grand-mère de l’autre, et se dépêcha de s’en aller aussi. Avant qu’Aaron ne déboule sur la scène de crime, elle fit les gros yeux à Blanche :

– Lorsque je t’ai dit de lui donner de l’affection, ce n’était pas à ce genre de démonstrations que je songeais.

– Vous inquiétez pas, répliqua Blanche. Je gère. C’est un squonk.

Lorsqu’Aaron se planta devant elle, les yeux vomissant des flammes comme ceux de Sekhmet, tous les boyards tendirent le cou pour ne pas perdre une miette de la scène. Avant que le garçon ait eu le temps de grincer le moindre mot, Blanche passa les bras autour de son cou et s’y suspendit. Il se pétrifia, soudain changé en pierre. Elle inspira son odeur de changelin au creux de son épaule. Lessive, sueur, chien mouillé… et une pointe ferrugineuse qui était celle du sang.

Elle lui chuchota à l’oreille, sachant très bien que les boyards imagineraient tout autre chose que ses mots véritables :

– Ma sœur n’a plus de chaussures. Tu as d’autres rangers en réserve quelque part ?

– Tu te fous de ma gueule ! C’est quoi, ça ? T’es ivre ou quoi ? T’es allée faucher des bières dans le camion ?

Dans un murmure, elle répondit :

– Cornélia a donné ses chaussures à la kitsune. Et ça, c’est pour te faire payer la fois où tu as crié devant tout le monde que tu voulais pas te taper une gamine immature.

– C’est toujours le cas, souffla-t-il avec fureur.

Alors elle l’embrassa sur la joue, délibérément, avant de se détacher de lui.

– S’il te plaît, Aaron-chou, pour me faire plaisir, minauda-t-elle.

Elle tourna les talons et s’en alla rejoindre son poste, le laissant planté derrière elle comme un piment bien mûr sous les regards goguenards de ses hommes.

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