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– Il faut punir les coupables ! acheva Cornélia. Pas les innocents !
– Moi, j’suis d’accord avec l’idée, fit Danaé qui avait toujours la main serrée sur le petit crâne. (Elle jeta un coup d’œil glacial vers Aaron.) Au pire, on punira les « innocents » plus tard, hein ? Alors, qu’est-ce que tu proposes ?
Cornélia tenta de réfléchir vite et bien. Elle ne voulait faire souffrir personne, mais il fallait bien châtier les deux kumiho ; sinon, aucun boyard ne s’estimerait satisfait. Elle croisa le regard de Blanche. Celle-ci était blême. Et pour une fois, aucune idée ne jaillit de leur échange silencieux.
Puis la voix d’Aaron se détacha clairement :
– On n’a qu’à les tuer.
Cornélia en eut le souffle coupé. Toute sa colère s’évanouit. Comment pouvait-il proposer une chose pareille, d’un ton aussi détaché ? Puis elle comprit. Lui aussi devait se dédouaner – et dédouaner Aegeus. Il voulait sauver son maitre et il était parvenu à la même conclusion que Cornélia : comme un organisme atteint de gangrène, le convoi devait se débarrasser d’un de ses membres pour espérer garder le reste en vie. Et ce membre, c’étaient les kumiho.
Mais la suggestion d’Aaron n’eut pas l’effet escompté.
– Toi, tu fermes ta gueule ! rétorqua brutalement une soldate. Y a plus de « on », y a plus de « nous ». C’est que des humains qui sont morts. C’est une affaire entre nous ! Toi, tu parleras quand on aura fini !
– Mais il a raison ! cria quelqu’un d’autre. On n’a qu’à les buter une bonne fois pour toutes ! Elles s’attaqueront plus jamais à nous ! Ni à personne !
– Ouais ! Une balle dans la tête. Elles sont peut-être fortes, mais elles meurent comme n’importe qui d’autre, non ?
– Taisez-vous ! rugit Cornélia de nouveau. Laissez-moi réfléchir !
Et ils se turent. Aussi subitement qu’elle l’avait demandé. Une partie de son esprit s’ébahit de cette réaction ; le reste était occupé à chercher une solution pour se sortir de ce guêpier.
On pourrait les bannir. Mais les autres vont dire : qu’est-ce qui les empêcherait de suivre le convoi ? Et de nous tuer quand elles auront faim ? Non, c’est une mauvaise idée.
Beyaz s’approcha d’elle, très calmement.
– Œil pour œil, dent pour dent.
– Ouais ! Œil pour œil, dent pour dent !
Les autres imbéciles reprirent sa phrase sur tous les tons. Les nivées, de plus en plus effrayées par la brutalité ambiante, se tassaient dans un coin du bassin. Danaé croisa le regard de Cornélia. En cet instant, elle avait les mêmes yeux que les autres, des yeux de mercenaire, agressifs et implacables. Peut-être n’avaient-ils jamais cessé d’être ainsi ; peut-être Cornélia avait-elle simplement cessé de les remarquer.
– Elles ont tué plusieurs des nôtres, dit la faunesse. Elles méritent un retour de bâton.
– Elles n’avaient peut-être pas le choix ! s’écria Blanche en fond sonore. Elles en avaient peut-être besoin pour survivre…
Cornélia serra les poings.
Tais-toi, Blanche ! Tu vas empirer les choses !
Les boyards étaient comme des chiens enragés ; il ne fallait pas qu’ils se retournent contre elles. Il était impossible de les contenir, mais elles pouvaient au moins les diriger vers la bonne cible…
– Si elles n’avaient pas le choix, elles auraient dû le dire avant ! répliqua sèchement Danaé. Elles ont aucune excuse ! Elles savent parler, elles sont là depuis le début du voyage ! Mais elles ont toujours été désagréables avec tout le monde. Elles nous méprisent ! Elles nous dévorent ! Pourquoi est-ce que nous, on devrait faire preuve d’empathie ? Pour elles qui sont incapables d’en avoir ?
– Ouais !
Les boyards acquiesçaient à chacune de ses phrases. Cornélia commençait à paniquer. Elle ne voyait pas d’issue. L’ourson nandi la regardait, les yeux suppliants, sans saisir toute la complexité de la scène. Il se tassait un peu plus sur lui-même à chaque éclat de voix des boyards.
– Soit on les tue tout de suite, reprit Beyaz, soit on leur casse les pattes et on les abandonne derrière nous.
Un silence succéda à ses mots. Cette dernière suggestion semblait plaire aux autres ; maintenant ils hésitaient entre le meurtre ou la torture. Bon sang ! Cornélia ne savait plus où donner de la tête. La panique hurlait dans ses veines.
Je ne peux rien faire.
Un grand calme descendit sur elle à mesure qu’elle prenait conscience de son impuissance.
C’est terminé. Je les ai dirigés vers une cible, et maintenant, je ne peux plus les empêcher de se jeter dessus…
En désespoir de cause, elle regarda Blanche une dernière fois, cherchant du soutien, ou une bonne idée qui lui faisait défaut ; mais sa sœur était immobile comme elle, les yeux saturés d’angoisse. Démunie. Alors Cornélia chercha Aegeus. Celui-ci la regardait toujours. Il ne lui sourit pas, mais leva le menton avec un air gentiment moqueur.
Et voilà, Corny. Tu comprends maintenant. Tu vois ce que ça fait de régner sur une meute.
Il savait sans doute déjà comment tout cela allait finir dès que Io avait révélé la vérité au grand jour. Il avait dû en voir, des situations semblables. Au bout de quatre cents ans, il devait bien connaître la nature humaine…
Alors Cornélia se tourna vers la kumiho. Au milieu du chaos qui l’entourait, sa silhouette évanescente semblait presque figée, comme le halo d’un projecteur ancien. Mais ses yeux dorés croisèrent ceux de Cornélia, vifs et alertes.
Je suis désolée, exprima la jeune femme. J’ai essayé… j’ai fait ce que j’ai pu.
Les masques tombent, répondit la renarde sans trahir d’émotion. C’est ainsi. J’aurais au moins payé une partie de ma dette… Je ne pars pas tout à fait déshonorée.
Puis elle ajouta :
Nous sommes les dernières. Les dernières de notre espèce. C’est aussi pour cela… que je m’identifiais tant à ton wolpertinger.
– Alors ? cria quelqu’un. On en fait quoi, de ces deux-là ?
Plusieurs boyards se tournèrent vers Cornélia, comme s’ils attendaient sa réponse. Comme si elle avait réellement voix au chapitre. Elle ferma les paupières un instant.
Je n’arrive pas à croire ce que je vais faire.
Puis elle rouvrit les yeux et désigna la kumiho.
– Tuez-la. Elle le mérite.
L’ourson laissa échapper une plainte terrorisée. Plusieurs Sig Sauer se levèrent simultanément. La renarde ne bougea pas, ne recula pas. Son large front, ses larges tempes faisaient autant de cibles parfaites. Elle fixait son aïeule, à plusieurs mètres, toujours immobilisée par la poigne de Danaé. La vieillarde chercha son regard, les yeux emplis d’effroi. Elle dit quelque chose en coréen. Cornélia parvint à lire la langue sans mot sur son visage :
Je t’aime, ma fille. Nous avions presque réussi. Nous y étions presque…
Puis Danaé, d’un geste puissant, brisa le petit crâne de renard contre le sol en pierre. Un cri affreux échappa à la vieille femme et s’entremêla aux coups de feu qui retentirent sous les voûtes.
Ainsi s’éteignirent les dernières kumiho.
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