Epilogue 

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Quelque part en France, au fin fond des Cévennes, vit une petite dame hors du commun.

La dame est encore jeune. Elle ne se mêle jamais aux gens du coin, et se promène parfois avec un chat ou un serpent sur l’épaule. Inutile de dire que les rumeurs vont bon train.

Elle est arrivée un beau jour, sans crier gare. Elle a acheté une terre dont personne ne voulait : des dizaines d’hectares velus de forêt ou rugueux de caillasses, où personne ne pouvait rien cultiver. Toute une moitié de montagne, rien qu’à elle. Puis elle a rénové les vieilles granges qui en parsemaient les flancs.

« Des travaux pareils, ça a dû coûter un argent fou », répètent sans cesse les vieux du village.

Elle s’est installée là, seule, à des kilomètres de la première âme humaine, dans le silence des pierres et les cris des rapaces qui fendent le ciel.

On ne la voit guère que lorsqu’elle descend faire ses courses. Parfois, elle se déplace au village juste pour venir caresser les chats errants. Tout le monde la trouve étrange, mais ce n’est pas la première fada du coin, et loin d’être la pire. Quelques hommes ont même tenté de l’approcher. Chaque fois, elle leur sourit beaucoup et les laisse parler longtemps ; et sans dire un mot, elle leur fait comprendre à quel point leur manœuvre est vaine. Ils repartent penauds et dépités.

De temps en temps, elle monte à Lyon pour quelques jours ; on suppose que c’est de là qu’elle vient, et qu’elle y a encore de la famille.

La dame sait garder ses secrets. Les seuls qui passent devant chez elle, sur la petite route défoncée qui se perd en lacets de montagne, ce sont les touristes et le facteur. Les premiers s’enfuient vite, et même le second n’a jamais osé pousser son portail. Il a bien trop peur des chiens. Il y en a une meute entière, en liberté derrière le grillage, qui aboient furieusement sur les intrus, la bave à la gueule. Des doberman, des rottweilers, des chiens de berger et aussi des bâtards sortis d’on ne sait où. Certains manquent d’une oreille ou d’une queue, l’un est même borgne.

Ils ont toute la propriété pour eux, et pourtant ils viennent ici monter la garde – comme pour protéger leur maîtresse.

La seule chose qui réussit à passer ce portail, ce sont les colis.

De temps en temps, le facteur trouve un gros carton dans l’allée, déposé par un autre que lui. Et ce jour-là, justement, c’est le cas. En déposant un courrier administratif dans la boîte aux lettres, il contemple le carton.

– Encore ces emmerdeurs d’UPS ! Moi aussi, je peux en livrer des gros comme ça ! Qu’est-ce qu’elle croit, la petite dame ?

Il ne tarde pas à s’enfuir, sans cesser de râler, chassé par les hurlements des chiens qui se jettent sur le grillage.

Le carton reste là, silencieux. Quelques truffes viennent le renifler à travers le portail, avant de le laisser tranquille. Il ne porte pas d’étiquette UPS.

Dix minutes plus tard, le portail s’ouvre. La dame apparaît. Le carton remue un peu quand elle le soulève dans ses bras. Il traverse la grande allée envahie de mauvaises herbes, puis la terrasse. Il pénètre dans la grande maison chaleureuse qui fut jadis une grange. Un petit serpent émeraude dort dans le couloir, enroulé sur le radiateur. Dans la cuisine se chamaillent deux créatures étranges, semblables à de petits dragons couverts de grosses écailles, comme des pommes de pin. Ils font la fête à la dame, qui ne s’est pourtant absentée que deux minutes. Plus loin se dandine un petit éléphant aux pattes de tigre. Il a cassé un bol et essaye de réparer sa bêtise avant que la maîtresse des lieux ne le voie, rassemblant les morceaux du bout de sa trompe.

– Attends, tu vas te faire mal.

Elle pose le carton, puis nettoie sans le gronder ni se plaindre. Par la fenêtre de la cuisine, on aperçoit un bout de forêt ; sous l’ombre des arbres se trouvent des silhouettes de créatures trop grandes pour entrer dans une maison. La dame leur fait signe à travers la vitre. Puis elle s’affaire autour du carton.

– Encore ? se plaint une voix androgyne et sans timbre, transparente comme un coup de vent. Ça n’arrête pas, décidément !

– La dernière fois, c’était il y a trois semaines, réplique-t-elle. Vous perdez la notion du temps ? Peut-être que vous devenez gâteux, à force.

Deux yeux fluorescents apparaissent au-dessus du micro-ondes, bientôt suivis d’un corps de chat décharné. Tous ses os lui dessinent une armure blanche, délicate comme un corset de fantôme.

– Pfff ! Moi, gâteux ? Surveille ta langue, fillette ! Ou je viendrai te tirer ton âme par les narines !

– C’est ça, c’est ça. On passe dans le bureau. Allumez la caméra, vous voulez bien ?

Sans cesser de pester, il saute sur le carrelage et la suit dans le couloir. Le bureau est meublé avec goût et décoré avec élégance, en opposition nette avec le reste de la maison. Le parquet lambrissé, les rideaux de velours à la fenêtre, et la table en chêne massif lui donnent un ton antique et confortable. Un très vieux chat dort sur le fauteuil. Il est tout pelé, plein de cicatrices, et il n’a plus d’oreilles, amputées depuis longtemps à cause d’une maladie. Il ouvre ses yeux vert glauque et bâille voluptueusement au nez de la dame, avant de se rendormir.

Le chat-squelette, lui, bondit au coin de la fenêtre. D’une patte, il allume une caméra posée sur un trépied. La mise au point s’exécute automatiquement.

– Quelle perte de temps !

– Dites donc, je vous trouve bien grognon, aujourd’hui ! le taquine la jeune femme. Vous avez mangé une pièce d’or périmée ?

– Humph ! Très drôle !

Elle pose le carton sur la table en chêne, pile dans l’axe de la caméra. Elle se concentre un instant, inspire à fond. Puis son sourire revient sur ses lèvres. Elle se penche vers l’objectif. Sa longue tresse dorée glisse sur son épaule.

– Salut tout le monde, et bienvenue aux personnes qui ne me connaissent pas encore ! Ici, vous êtes sur la chaîne de la SPM, la Société Protectrice des Monstres en tous genres ! (Elle tapote le carton.) Si vous ne connaissez pas le concept, vous allez vite comprendre. Ici, entre autres choses, on fait de l’unboxing de monstres ! Et j’ai du nouveau aujourd’hui. J’ai trop hâte de vous montrer ça !

Son visage passionné semble rajeunir. On lui donnerait soudain vingt ans au lieu des trente-cinq qu’elle a sans doute. Elle remonte ses lunettes sur son nez, se penche sur le carton et enfile des gants de bricolage.

– Alors, voyons voir. On va y aller doucement pour ne pas l’effrayer. (Sa voix baisse et devient murmure.) Le pauvre est peut-être déshydraté, et il a fait un long voyage pour arriver jusqu’ici.

Très délicatement, elle incise le scotch, puis ouvre le carton comme une fleur, pétale après pétale. Son visage s’illumine. Une vraie émotion lui emplit les yeux.

– Oh ! C’est…

Elle trifouille à l’intérieur, puis en tire un post-it jaune et le pose discrètement sur la table, hors champ.

– Ça, c’est pour moi.

Elle jette un œil vers l’objectif et redevient professionnelle.

– Regardez bien. Il ne faut pas faire de bruit, ni de gestes brusques. Ce petit bonhomme est de nature craintive. (Elle enfonce les mains dans la boîte.) N’oubliez pas que vous ne devez jamais, jamais manipuler un animal sauvage, à moins que vous y soyez absolument obligés. Moi, je suis une spécialiste !

Du carton, elle extirpe un animal tremblant de peur. Il est rond et chaud comme une brioche ; on dirait un paquet de plis et de bourrelets, hérissé de poils épars et de verrues. Ses grands yeux terrifiés fixent la dame blonde.

– Chut, dit-elle tout doucement. Chut, tout va bien. Tu n’as rien à craindre.

Elle ne le caresse pas. C’était une des choses qui surprend toujours ses abonnés : elle ne caresse jamais les bestioles qu’elle sort des cartons, et elle leur parle toujours avec beaucoup de sérieux. Comme s’ils étaient des personnes. Certains jugent que c’était un parti pris ; d’autres s’accordent à dire que même si les effets 3D sont très réalistes, le mouvement de caresse est peut-être trop compliqué à modéliser.

Lentement, elle approche la créature de l’objectif.

– Regardez, murmure-t-elle. C’est un squonk. Je sais que vous allez vous moquer de lui. Il y a toujours des gens méchants dans les commentaires. Mais vous savez, ils en souffrent beaucoup. Ils ont honte de leur apparence, et ils se mettent très facilement à pleurer. Alors, si vous aussi vous avez déjà eu honte de votre apparence, mettez-vous à sa place. Soyez gentil avec lui.

Elle pose le squonk sur la table, retire ses gants et lui propose un bol d’eau. Il plonge le nez dedans.

– Toujours l’eau en premier, dit-elle à la caméra. Ceux qui me suivent, vous le savez.

L’animal couine un peu quand elle l’ausculte. Elle l’approche de nouveau de l’objectif, soulevant un de ses bourrelets.

– Vous voyez ça ?

Plusieurs plaies s’entrecroisent, rouges et suintantes dans la chair de la pauvre bête.

– Ça, c’est un filet. Un filet de pêche, par exemple, ou bien les filets qu’on trouve au supermarché quand on achète des oranges. Vous voyez le genre ? (Elle pointe un index accusateur vers la caméra, mortellement sérieuse.) Ne laissez pas traîner vos déchets. Voilà ce que ça donne, après ! Sérieux, les gars, faites attention.

Sans cesser de bavarder, elle administre les premiers soins au squonk, expliquant son mode de vie et tous les dangers de son habitat naturel, aggravés par la hausse des températures. Puis elle le prend dans ses bras.

– Je vais l’emmener dans une des dépendances, là où j’ai mis le dragon de la dernière fois. Je vous donnerai de leurs nouvelles bientôt. Dans trois ou quatre jours, peut-être, le temps de tout filmer et faire le montage.

Elle agite sa main devant l’objectif et chantonne :

– C’était un nouvel épisode de la SMP, la Société Protectrice des Monstres ! À bientôt, les gars, et souvenez-vous d’ouvrir l’œil. Il y a toujours des animaux autour de vous qui ont besoin de votre aide ! (Elle sort du champ.) C’est bon, coupez !

– Enfin ! se plaint le matagot en éteignant la caméra. Je commençais à m’ennuyer.

Pour toute réponse, la jeune femme lui ébouriffe les oreilles. Les internautes s’imaginent qu’il y a toute une équipe derrière ses vidéos. Des dessinateurs, des animateurs 3D, un cadreur et un monteur. Un studio entier. Mais en réalité, il n’y a qu’elle et son diable de compagnie.

Fut un temps, son concept d’unboxing a fait fureur. Il y a même eu des plagiats d’autres créateurs ; mais aucun ne lui est arrivé à la cheville, et les gens se sont moqués de leurs créatures si manifestement fausses. Aujourd’hui, sa chaîne est stable et lui rapporte de bons revenus. Les gens prennent ses vidéos pour ce qu’elles ont l’air d’être : un support drôle et inventif pour sensibiliser au respect des animaux et au réchauffement climatique.

Elle sort de la pièce, le squonk blotti dans ses bras. On l’entend chantonner à travers toute la maison.

– Eh bien, commente le matagot. On est bien joyeuse, d’un coup !

Il saute sur la table et lit le post-it jaune, couvert d’une écriture en pattes de mouche. Blanche lui avait appris à lire il y a quelques années.

– Ah, je comprends mieux.

Il quitte la pièce à son tour. Seul reste le vieux chat tigré, plein de balafres, qui ronronne sur son fauteuil.

On arrive ce soir. Tiens-toi prête.

P.S. On a très envie de chips et de pizzas.

P.P.S. Aaron sera là aussi. Il a encore plus faim que nous.

Et je ne parle pas de bouffe (si tu vois ce que je veux dire)

C.

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→ Et voilà... c'est la fin de Masques & Monstres. J'ai commencé à écrire cette histoire en 2018, inutile de dire que ça me fait tout bizarre d'écrire ces mots...

Pour cet épilogue, j'ai besoin de vos avis. Je trouvais l’idée de la chaîne Youtube rigolote, mais finalement ça fait peut-être trop. Je pourrais garder juste le côté "refuge pour créatures" et garder la chaîne Youtue pour une scène bonus uniquement, ça n’a peut-être pas sa place dans un épilogue… J’attends vos avis sur la question !


Merci pour tout ce temps passé à me lire et à échanger sur les bêta-lectures. <3


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