Suite réécriture : transition après la mort des kumiho
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Cornélia se réveilla en sursaut, couverte de sueur. Le temps que son cauchemar se dilue au fond de son esprit, elle eut le temps d’entendre encore le hurlement dément de la vieille renarde et les coups de feu résonner en cascade. Elle se tassa sur elle-même, enfonça son visage dans ses mains. Le son de sa respiration lui emplissait les oreilles comme une vague sourde.
Malgré elle, son cerveau lui repassa la suite de la scène. Les rêves finissaient toujours par s’achever, mais la réalité, elle, ne la laissait pas en paix.
Pour la centième fois, elle revit le petit crâne de renard exploser en fragments d’os ; la vieille kumiho agoniser en hurlant, la tête fracturée comme si Danaé l’avait battue à coups de masse. Et, un peu plus loin, la grande renarde à cinq queues avait titubé lourdement, les tempes percées de quatre impacts parfaitement ronds. Un sang lumineux s’était mis à couler de ses plaies. Son incroyable aura dorée l’avait abandonnée peu à peu, avec la douceur mélancolique d’une luciole en train de mourir.
Il y avait eu ce bruit mat lorsqu’elle s’était effondrée sur la pierre. Puis cet instant où ses yeux déjà troubles avaient cherché le corps de son aïeule. En quelques secondes, tout s’était éteint en elle. Il n’était resté que ce corps de renarde grotesquement grand, au pelage hérissé par la mort. Et les hourras des boyards autour de lui.
L’ourson nandi était devenu fou. Comme si la kumiho avait disparu en emportant son esprit avec elle. Enragé, il s’était jeté sur les boyards qui jubilaient, il avait déchiqueté un bras, traîné quelqu’un par la cuisse…
Il ne leur avait fallu que deux secondes pour l’abattre lui aussi.
– Cornélia, ça va ?
Cornélia sursauta, brusquement tirée de ses souvenirs. La tête blonde de Blanche émergeait du hamac d’à-côté. Dans la pénombre du Berliet, son visage parut flou et gris à sa sœur.
Non, se contenta-t-elle de répondre. Pas trop.
Elle avait parlé la langue sans mots par réflexe. Parler à voix haute, c’était être humaine ; c’était douloureux désormais. Les boyards l’avait écoutée car elle était humaine, contrairement à Aegeus ou Aaron ; parce qu’elle était leur semblable. Sauf qu’elle ne voulait plus l’être. Dans la Strate, les humains ne lui avaient montré que le pire – ou presque.
Mais elle était devenue comme eux. Peut-être même pire qu’eux.
« Il faut punir les coupables ! »
Elle avait prononcé ces mots. Elle avait encouragé cette mise à mort affreuse.
– On a fait ce qu’on pouvait, dit Blanche d’une pauvre voix qui avait déjà du mal à croire en elle-même. T’avais pas le choix… La coupable, c’est Io… C’est elle qui a provoqué tout ça.
Non, ça remonte à plus loin que ça… Le coupable, c’est Belphégor… Ou plutôt, c’est nous. On n’aurait jamais dû laisser Oupyre batifoler avec lui ! On a créé une saloperie de réaction en chaîne.
– Ou bien c’est les kumiho, qui ont quand même dévoré des boyards, faut pas l’oublier, rétorqua Blanche d’une voix un peu plus ferme. Ou bien Aegeus, qui a laissé faire une chose pareille depuis le début ! Franchement… on est les moins coupables de l’histoire !
– Pfff…
Cornélia plaqua ses paumes sur ses paupières, soulagée par le noir complet. Il y en avait au moins deux qui l’estimaient coupable. Iroël et Pouet. Le premier était resté en retrait, comme toujours… Observateur muet, mais attentif. Lorsque les kumiho avaient été abattues, son regard horrifié avait transpercé Cornélia.
Le deuxième…
Il avait laissé libre cours à son désir de vengeance. Il avait démembré deux ou trois boyards avant que les nivées elles-mêmes ne s’interposent. La Mouche, Algarade, les derniers zonures, le dernier baku adulte… Même l’hippalectryon avait pris position contre lui. À distance, les mamans coulobres observaient la scène avec tous les petits. Les larmes coulaient le long de leurs joues noires. Ces nivées avaient tout perdu ; il ne leur restait que le fragile espoir d’un monde meilleur. Elles ne voulaient plus de vengeance, ni de sang. Elles voulaient simplement que le convoi puisse continuer sa route. C’était l’unique chose qui les maintenait en vie.
Pouet avait fini par s’incliner. Mais son regard furieux avait poinçonné Cornélia, puis Aegeus qui avait laissé faire.
Oh oui, songea-t-elle. Il y en a au moins un qui est en train de me maudire à l’heure actuelle.
Ils avaient traversé tant de choses ensemble… Iroël et Pouet allaient forcément finir par comprendre pourquoi elle s’était ralliée aux boyards. Défendre les kumiho était perdu d’avance. Mais ces deux-là ne raisonnaient pas de cette façon, ils n’étaient pas pragmatiques. Ils étaient idéalistes, forgés d’une morale impitoyable. Deux nivées étaient mortes, leur espèce venait de s’éteindre, et Cornélia en portait la faute sur ses épaules.
J’ai tout raté. Tout fait de travers.
Le sacrifice des kumiho n’avait même pas apaisé les boyards. Cette fois, les deux camps étaient irréconciliables. Trop de choses avaient eu lieu. L’un des soldats avait suggéré de tuer Aegeus et Aaron, puis d’abandonner le convoi et les nivées sur place.
– On peut même braconner celles qui valent de l’argent, avait-il ajouté. Histoire que le voyage ait servi à quelque chose !
La haine avait envahi Cornélia. Les kumiho et leur ours étaient morts, tout cela pour quoi ? Pour que les boyards perdent toute loyauté et décident de se repaître des restes du convoi ?
Beyaz avait pris les choses en main. Très calmement, il avait expédié l’homme à la case coma d’un seul coup de poing magistral. Puis Pouet lui avait gobé la tête dans un craquement répugnant. Même Cornélia et Blanche avaient tressailli.
Après ça, plus personne n’avait osé soutenir l’idée. Beyaz avait maintenu le calme jusqu’à l’arrivée d’Epona sur les lieux. Les bras croisés, debout dans l’écume sanglante qui inondait les bains, il avait toisé tout le monde du haut de son mètre quatre-vingt-dix, en silence. Cornélia avait compris que l’affaire était close à ses yeux. Les kumiho étaient mortes ; les deux camps s’étaient vengés mutuellement. Beyaz n’était pas habité par la haine. Il n’était habité par rien. C’était un soldat qui avait été embauché pour une mission, et qui devait l’achever.
Puis Epona était arrivée. Un mélange d’effroi et de colère avait empli ses yeux sombres devant ce qu’ils avaient fait de ses bains.
Elle avait chassé le convoi de ses terres.
« Certains respirent la haine parmi vous. Vous ne reviendrez que lorsque vous aurez chassé cette haine, et vaincu Quetzalcóatl et Tezcatlipoca pour nous assurer une voie de sortie. Alors peut-être accepterai-je de vous suivre comme je l’avais prévu. »
Ils étaient partis à moitié nus, le ventre vide et la peau rougie de sang, comme des chiens de chasse reniés par leur maître. Tous les boyards encore en vie s’étaient enfuis sans demander leur reste. Ils avaient quitté le secteur d’Epona, laissant le convoi moribond à son sort.
Tous, sauf deux irréductibles.
Danaé et Beyaz, trop loyaux ou trop bornés pour abandonner le navire. Ils étaient le noyau dur de leur ancien groupe, réduit à presque rien depuis le départ de Mitaine et Gaspard.
Peut-être pensaient-ils être allés trop loin pour reculer.
Ils n’écoutaient plus Aaron, et avaient dressé un mur de colère froide entre eux et lui, ayant deviné son implication dans l’affaire des kumiho. La seule chose qui sauvait encore le changelin, c’était que personne n’avait de preuves tangibles à apporter.
Soudain, la claque que Blanche lui mit sur la jambe la fit sursauter.
– Aïe !
Près d’elles, Danaé remua en grognant dans son hamac, mais Blanche l’ignora royalement :
– Tu vois que tu peux parler, quand tu veux ! T’as pas tout raté ! Pas du tout. On a sauvé Aegeus. Et certainement le convoi. Et… Aaron aussi.
Le regard fuyant, elle baissa d’un ton.
– Merci.
Cornélia poussa un gros soupir. Elle se souvint des boyards haineux, prêts à en découdre avec les deux métamorphes. Blanche avait dû avoir si peur pour Aaron… Que pouvait-elle répondre à ça ?
– Tu l’aimes vraiment, hein ?
Sa sœur hésita. Puis elle hocha la tête, toujours sans oser la regarder. Cornélia passa une main dans ses cheveux interminables, essaya de démêler ses nœuds à petits coups secs. La douleur lui éclaircit l’esprit. Dans la Strate, il y avait des choses contre lesquelles on ne pouvait rien. Comme les cheveux qui poussaient sans trêve, les nivées qui mouraient alors qu’on s’acharnait à vouloir les sauver… ou encore Blanche qui aimait Aaron, et Aaron qui aimait Blanche.
Alors Cornélia finit par dire :
– Tant pis. T’as pas choisi le meilleur, si je peux me permettre.
Blanche releva la tête. Un éclat de pure émotion déferla dans ses yeux. Elle resta silencieuse, mais l’air entre elles sembla se réchauffer.
– Je n’approuve toujours pas, précisa l’aînée d’une voix bougonne. C’est juste de la résignation.
Mais aucune résignation au monde n’aurait pu faire naître un tel bonheur dans les yeux de sa sœur.
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